Chapitre 9 Partie 2 — Ce que le vide approuve

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Le tram les avait déposés dans une rue large, bordée d’arbres tordus et d’enseignes calligraphiées. Elom avait cru que ce serait plus calme. Il avait eu tort.

Le monde semblait s’être épaissi. La lumière glissait sur les toits en ardoise et en cuivre, sur les fenêtres encore embuées, sur les enseignes aux lettres en relief. Un vent discret portait avec lui des odeurs mêlées : fruit sec, cuir chauffé, papier humide, suie, huile de graine, vie. Tout semblait vouloir entrer en lui.

Ils passèrent devant un alignement de libraires de rue, leurs étals protégés par des vitres fumées encadrées de plomb. Certains livres étaient scellés d’un fil noir — d’autres ouverts à la première page, mais sans texte visible. Chaque étal avait son code : ici une croix gravée, là un cercle d’encre séchée. Une vendeuse leva brièvement les yeux vers eux, puis, voyant l’Arpenteur, baissa la tête sans un mot.

Des cochers à veste écarlate guidaient des calèches vitrées, tirées par des chevaux efflanqués dont les yeux semblaient cerclés d’un mot unique. Un chauffeur, en les croisant, leva sa canne en salut sans les regarder vraiment. L’Arpenteur répondit d’un léger signe de tête. Elom ne savait pas s’il avait vu un geste ou un accord.

Les hommes étaient d’une élégance étrange, tous moustaches travaillées, vestons étroits, chapeaux inclinés comme des accents. Mais ce furent les femmes qui lui parurent irréelles : leurs robes sculptaient l’air, leurs pas semblaient flotter, et certaines portaient, brodés le long de l’ourlet, des mots d’or en langue morte. “Témoigne”. “Brûle”. “Laisse”. Il n’osa pas lire plus.

Plus loin, deux enfants vendaient des journaux sans les ouvrir. Ils criaient :

— Parléen du Matin ! Rumeurs tenues ! Chute d’un nom en pleine cour ! Vérifié et certifié !

Les journaux étaient empaquetés de toile grise, cousue en croix. On n’en lisait que le titre, jamais le contenu. Elom comprit qu’on vendait les mots comme on vendait le silence — avec prudence.

Un homme le frôla en portant une cagette de légumes, posée comme un trésor dans ses mains gantées. Il avait les bras nus malgré le froid. Des lettres, des symboles, des spirales verbales couvraient sa peau comme une grammaire vivante. Certaines lettres pulsaient, d’autres semblaient effacées à demi. Elom détourna les yeux, incapable de comprendre ce qu’il venait de voir. Était-ce un langage ? Une prière ? Une maladie ?

Ils passèrent ensuite près d’un vendeur de pipes. Un parfum de tabac blond, sucré, s’échappait d’une vitrine où de fines cigarettes étaient alignées comme des plumes. Deux hommes fumaient en silence. L’un portait sur son col une broderie noire : “Éloigne”. L’autre, sur la manche : “Tiens”.

Elom toussât, il ne savait plus s’il respirait. Tout avait une odeur. Tout avait un son. Rien n’était neutre. Les pas sur les pavés, les cloches d’un portique, les soupirs des animaux, les chuchotements dans les recoins — chaque chose semblait avoir un mot caché qui l’animait.

Il demanda, à voix très basse :

— Il y a autant de mots dehors ? Tout le temps ?

L’Arpenteur ralentit.

— Il y en a plus que ça. Mais seuls ceux qui sont tenus restent en surface. Les autres… coulent.

Le cœur de Paris était comme un fleuve verbal. Une rumeur impossible à isoler. Une saturation. Et pourtant, Elom avançait. Porté, tenu, traversé.

Ils quittèrent l’axe central et s’engagèrent dans une voie plus basse, aux bordures fendues.

Le bruit diminua sans disparaître. Ce n’était pas le silence de l’orphelinat, ni celui du café du matin. C’était un silence d’écorce, rugueux, plein de craquements dissimulés. Le vent ne soufflait pas vraiment, mais l’air s’incurvait.

Plusieurs fois, ils durent faire des détours. Certaines rues étaient barrées. Non par des soldats, mais par des signes : des traits de peinture instable, des glyphes inversés. Zones floues, silencieuses. Interdites. L’Arpenteur n’hésitait pas. Il contournait. Il savait lire les bords.

Ils traversèrent un marché à ciel ouvert. Le bruit était une nappe. Les voix se superposaient. Une odeur de graisse et de fruit mûr. Une femme vendait des étiquettes sans nom. “Pour les choses qui ne restent pas”, disait-elle. Elom serra plus fort la sangle de son manteau.

Enfin, ils descendirent vers un quartier plus calme. Le sol n’était plus tout à fait stable.

Un pan de façade tremblait parfois, comme sous l’effet d’un vent qu’on ne sentait pas. Le ciel paraissait plus bas, plus pâle. L’air avait un goût métallique, très léger.

Elom sentit la transition avant de la voir. Quelque chose dans la lumière : elle devenait plus mate. Moins rebondie. Les ombres cessaient de se projeter nettes. Les angles des bâtiments, eux, hésitaient.

L’Arpenteur ralentit. Il sortit de sa poche un petit cylindre de cuir roulé, qu’il défit avec soin. À l’intérieur, des verbes stabilisateurs : minuscules pierres gravées, certaines noircies, d’autres luisantes comme de la cire froide. Il en choisit quatre.

Sans dire un mot, il en posa une à chaque coin de la rue, aux limites visibles de l’interstice. Il ne récitait pas. Il posait. C’était une grammaire de gestes, lente, assurée, sans incantation. À mesure que les pierres touchaient le sol, Elom crut sentir une pression s’équilibrer — comme si l’air se tenait mieux, d’un souffle plus contenu.

— C’est prêt. Tu peux entrer.

Elom ne répondit pas. Il avançait déjà, d’un pas court, mais stable.

La Rue de la Clôture n’avait rien d’extraordinaire. Des immeubles grisâtres, aux balcons de fer rouillé, des volets mi-clos, des façades rongées. Pourtant, chaque détail semblait retenir une mémoire. L’arrondi d’un porche. Le carreau fêlé d’une devanture. Un banc à demi renversé. Rien ne bougeait, mais tout semblait dire : je suis revenu.

Il y avait encore, sur le trottoir, les restes d’une plaque. La même qu’il avait recopiée. Le nom était lisible, mais pas fixé. Il dansait très légèrement, comme une phrase mal imprimée.

Elom s’en approcha. Un frisson. Il se pencha, sans la toucher.

Et sentit le mot vibrer dans sa paume, comme l’autre matin, dans la salle du Scriptorium. Un battement. Non pas un son, mais une tension. Ce mot n’était pas une lettre. C’était un pli du réel. Un endroit qu’il avait involontairement rouvert.

— Tu n’as rien à faire, dit l’Arpenteur doucement derrière lui. Tu es déjà là. Et elle aussi. C’est suffisant.

Elom s’agenouilla. Il regardait la plaque. Il regardait les murs. Il sentait quelque chose d’autre — dans l’air. Pas un être. Pas un Luide. Mais un lien. Une attente.

— Est-ce que quelqu’un m’attend ici ? murmura-t-il.

L’Arpenteur ne répondit pas. Il restait en retrait, mais les verbes stabilisateurs posés autour vibraient très faiblement. Ils n’étaient pas en alerte. Juste… en veille.

Le silence se posa plus dense. Dans ce repli de ville, rien ne voulait fuir. Tout semblait vouloir être vu, pour la première fois ou pour la dernière.

Elom ne bougeait plus.

Mais il savait que la Rue n’en avait pas terminé avec lui.

Elom était resté silencieux un long moment, le regard posé sur les dalles fendues. Son carnet entre les mains, il le feuilletait lentement. Aucune page n’avait encore été touchée. Rien n’y apparaissait. Et pourtant, il sentait que quelque chose avait eu lieu. Il ne savait pas si c’était terminé, ni même commencé. Mais quelque chose avait tenu. Pour un instant. Il murmura, plus pour lui-même que pour l’autre :

— Est-ce que… c’est une bonne chose ? Que la rue tienne, de nouveau ?

L’Arpenteur ne répondit pas tout de suite. Il observa la lumière. Le souffle de l’air sur les murs. L’absence d’écho. Puis il dit, lentement :

— Avant de venir ici… avant de rencontrer Sœur Lanta, Frère Solance, Père Loarn… toi… je pensais que c’était une erreur. Une résurgence chaotique. Un artefact instable qui aurait dû rester scellé.

Il marqua une pause, les mains croisées dans le dos.

— Mais aujourd’hui… je crois que tu n’as pas réveillé la rue. Je crois qu’elle t’a trouvé. Parce qu’elle t’a reconnu. Tu ressens le mot comme personne. Il ne passe pas par ta voix. Il passe par ton geste, ton souffle, ton silence. C’est rare. Presque impossible.

Elom ne bougeait pas. L’Arpenteur s’avança d’un pas.

— Quoi qu’il se passe ici, je te le dis dans ce lieu : je prendrai l’entière responsabilité de ce qui adviendra. Si cela se délie, si la fracture revient, si quelque chose bascule… ce ne sera pas toi. Ce sera moi. Je te protégerai. De mon mieux.

Il posa une main sur l’épaule d’Elom. Un contact bref, mais solide. Humain. Clair.

— Mais souviens-toi : cette rue était perdue. Elle ne l’est plus. Pour l’instant. Et cette stabilisation, même fragile, même passagère… c’est de l’espoir. Et c’est venu de toi.

Le silence qui suivit ne dura pas. Il y eut un craquement. Net. Sec. Profond. Ce n’était pas un craquement de bois, ni de pierre. C’était un bruit dans la structure même du réel, un cri discret qui fendait l’air sans monter. Elom et l’Arpenteur se retournèrent ensemble.

Tout au bout de la rue, une ruelle en cul-de-sac. Un lieu sans usage. Mais une lueur s’en échappait. Pâle. Vibrante. Instable.

Ils s’approchèrent. Lentement. Leurs pas ne résonnaient plus pareil. Au fond du cul-de-sac, un mur entier s’était fendu. Une fissure gigantesque, veine noire irradiant vers toutes les directions, avait déchiré le plâtre, le ciment, les couches anciennes. On aurait dit une toile, éclatée de l’intérieur.

Et au centre, un mot. Pas écrit à l’encre. Pas gravé. Mais présent, comme si le mur avait toujours contenu ces lettre, ce son, cette présence. Un mot simple. Suivi d’autres. Un syntagme. Le premier graffiti. Et la tentative de le stabiliser. Ils étaient là, côte à côte, comme deux témoins d’un pacte ancien. Le mot vibrait. Le syntagme tentait de tenir.

Mais la fissure continuait de s’élargir. Le craquement résonnait encore dans l’air, suspendu. Il ne s’éteignait pas, il persistait en vibration, comme si l’espace peinait à refermer la blessure.

Elom s’était figé. Les épaules contractées. Le carnet contre sa poitrine, fermé. Il n’osait ni reculer ni avancer. L’Arpenteur, quant à lui, s’était redressé très lentement, les mains ouvertes de chaque côté du manteau, paumes visibles, posture d’écoute et de veille.

Ils échangèrent un regard. Pas de panique. Pas encore. Juste une inquiétude grave et lucide, contenue dans les traits.

Un deuxième son se fit entendre, plus ténu. Un piaillement doux, à peine heurté. En totale opposition au son du craquement.

Ils tournèrent la tête. Un oiseau s’était posé sur le dossier d’un banc tordu, au bord du trottoir. Un vieux banc oublié, dont l’une des lattes pendait, vrillée, comme une dent arrachée mal remise. L’oiseau — un moineau, petit, ébouriffé, brun pâle — les observait.

Pas de peur. Pas de fuite. Juste cet œil noir, vif et brillant.

L’Arpenteur le vit le premier. Il murmura, presque pour lui-même :

— Une étincelle…

Elom sentit son souffle se calmer un peu. Dans ce lieu censé être mort, tenu, effacé — un être avait trouvé le repos. Un poids léger sur un métal froid. La vie avait marqué une pause. Juste une. Juste assez pour que cela existe.

Ils reprirent leur marche vers le fond de la ruelle. À mesure qu’ils avançaient, le sol semblait légèrement inversé. Non pas en pente, mais comme si les dalles s’étaient orientées autrement, comme si le Verbe sous la pierre ne suivait plus les mêmes règles.

L’Arpenteur marchait légèrement en avant, mais pas trop. Il jetait des regards rapides sur les murs, les coins, les lampes tordues. Ses doigts glissaient parfois vers l’intérieur de son manteau, frôlant les stabilisateurs, sans les sortir. Elom observait tout. Chaque geste. Chaque écart de souffle. La façon dont les ombres se tenaient immobiles, trop immobiles.

Puis ils arrivèrent devant le mur fendu. Il n’était pas écroulé. Il n’était pas brisé. Il était ouvert, fissuré depuis l’intérieur, comme si quelque chose avait poussé de l’autre côté du réel.

Les veines noires partaient du centre comme une étoile muette. Certaines couraient vers le sol, d’autres vers les fenêtres. Une même origine. Une même déchirure. Au centre, un mot. Un mot seul. Posé. Il ne brillait pas — mais il faisait vibrer l’air. Un mot suivi d’un autre. Puis d’un autre. Formant lentement un syntagme stabilisateur. Une tentative. Un acte. Une réponse.

L’Arpenteur recula d’un demi-pas. Elom resta immobile. Son regard allait du mot à la fissure, de la fissure à l’oiseau, toujours là, toujours paisible.

— Est-ce que c’est en train de se refermer ? demanda-t-il, sans tourner la tête.

L’Arpenteur ne répondit pas tout de suite. Il observait le mur, les lettres, la tension dans l’air.

Il souffla simplement :

— Ou bien… est-ce que c’est en train de recommencer ?

Elom ne répondit pas. Il fixait la fissure. Le mot inscrit en son centre. Il n’était pas flamboyant. Pas sinistre. Juste… désaxé. Écrit à la main, maladroitement. Un mot d’enfant. Un mot de rupture.

“FUGUE.”

Le trait était irrégulier, mal formé, mais entier. Gravé à la pointe d’un outil, ou d’un ongle de doigt. Il n’avait pas été posé contre le monde. Il avait été arraché de quelqu’un, puis lancé là, comme un cri qu’on ne savait pas dire autrement.

Elom sentit un frisson le traverser. Il recula d’un pas. Et c’est à ce moment-là qu’il le sentit. Pas devant lui. Pas dans le mur. Derrière. D’abord une pression. Infime. Une respiration sans air. Puis un poids. Léger, mais ancré. Sur son épaule gauche.

Il ne bougea pas. Il savait. Il n’avait pas besoin de regarder pour comprendre. Lige était là. Pas une intuition. Pas un frisson. Une présence entière. Droit derrière lui. Debout. Silencieux. Souverain. Un ange sans ailes, sans chair, sans chaleur. Un vide habité, sculpté de silence, entouré de glyphes lents. Des lettres qui n’appartenaient à aucun alphabet connu, mais qu’il comprenait instinctivement. Des signes qui ne bougeaient pas : ils tournaient dans le temps. Et dans ce vide vibrant, il n’y avait ni menace ni ordre. Juste cette phrase, ressentie, non prononcée :

Je suis avec toi.

Elom tourna la tête, à peine. Dans le coin de son regard, la forme se révéla. Anthropomorphe. Mais flottante. Définie par l’absence. Les bras flous, les épaules décalées du réel. Les pieds ne touchaient pas le sol — ou bien le sol se pliait sous eux. Sa tête… n’était pas une tête. C’était une absence de lumière, pleine de regard. Et pourtant, il regardait Elom. Uniquement lui.

Elom murmura, sans peur :

— Merci. Ça va. Je vais le faire.

L’Arpenteur, debout quelques pas derrière, tourna lentement la tête. Il avait perçu le changement d’air, la concentration du silence. Il chuchota, plus qu’il ne demanda :

— Il est là… c’est ça ? Le Luide ?

Elom hocha la tête.

— Lige. Il s’appelle Lige. Et oui. Il est là.

L’Arpenteur se retourna. Il vit. Et il cessa de respirer.

Lige. Entier. Un être de fracture et d’unité. Un centre fait de vide, une densité d’absence qui pesait comme une masse vivante. Les glyphes tournoyaient lentement, traçant autour de lui une grammaire circulaire. Le monde semblait se courber légèrement autour de sa forme.

L’Arpenteur, sans un mot, tendit la main. Un geste prudent. Curieux. Presque respectueux. Ses doigts traversèrent l’air. Puis… entrèrent en Lige. Pas un contact. Une déviation. Comme si son doigt avait touché une membrane de vide, une tension inversée.

Et alors… La tête de Lige se tourna. Ni lentement. Ni violemment. Un geste direct. Un mouvement simple. Clair.

“Ne me touche pas.”

Aucune violence. Aucun cri. Juste un refus absolu, contenu dans ce seul mouvement.

L’Arpenteur se figea. Il retira sa main. Il inclina légèrement la tête.

— D’accord…

Il recula d’un pas, le regard toujours levé vers la forme. Il avait lu cent rapports. Il avait signé lui-même trois autorisations d’effacement spontané dans des zones trop tendues. Il avait récité les dogmes sur les Luides : “fluctuants”, “passifs”, “non directionnels”. Mais rien — rien — ne l’avait préparé à cela. Cette chose… le regardait. Et plus encore : elle choisissait.

Elom s’approcha du mur. Il lut intérieurement. Le mot. Et ce qui avait été ajouté en dessous. Le syntagme stabilisateur du Cadastre, probablement dicté à l’enfant fautif, ou forcé par la main d’un agent :

La fugue est une disjonction de parcours. Elle perturbe l’ordre. Elle doit être ré axée.

Trois phrases. Froides. Fermées. Elles condamnaient.

Elom posa sa main sur la pierre. Le contact fut tiède.

Il prononça à voix haute, claire :

— Fugue.

Il ouvrit son carnet, lentement. Les pages étaient toujours vierges, mais il crut sentir une chaleur résiduelle dans la première feuille, comme si un mot invisible venait de s’en extraire.

Sa gorge était sèche. Sa paume moite. Une tension dans le ventre, ni douleur ni peur : une concentration ancienne, comme si son corps savait ce qui allait suivre, bien avant lui.

Lige était toujours derrière. La main sans main, posée sur son épaule, semblait peser plus lourd maintenant. Pas pour le forcer. Pour tenir avec lui.

Elom ferma les yeux. Et le mot vint. Il mot vibra. Une onde sourde. Une tension retenue. La fissure pulsa légèrement.

Il reprit :

— La fugue est une disjonction de parcours.

Elle perturbe l’ordre.

Elle doit être ré axée.

Le mot disjonction résonna étrangement dans l’air. Il ne vibrait pas comme les autres. Il se déformait, à peine prononcé. Comme si la langue elle-même ne savait plus dans quelle bouche il avait été conçu. Un léger crissement monta du mur. Pas un refus. Un doute. Il s’arrêta. Ferma les yeux. Puis ajouta, lentement, avec sa voix à lui, comme on redonne vie à un mot maltraité :

— Mais parfois… fuir est la seule façon de rester entier. C’est se sauver pour ne pas se briser. C’est prendre un chemin plus flou… pour ne pas mourir fixé. Et s’éloigner n’est pas trahir. C’est peut-être… l’acte le plus loyal.

Le mur cessa de vibrer. Les lettres du syntagme s’illuminèrent une fraction de seconde. Puis… se posèrent. Non comme une sentence. Mais comme une paix fragile, déposée dans le réel. Un peu de lumière glissa le long de la fissure, jusqu’au sol. Un souffle s’échappa.

Et dans le silence revenu, Lige inclina la tête.

L’Arpenteur sentit son souffle se briser, un instant. Il venait de voir un Luide donner son aval.

Le piaillement revint. L’oiseau, toujours sur le banc, tourna doucement la tête vers eux. Puis, sans hâte, il déploya ses ailes, battit l’air une seule fois, et s’envola, laissant la latte tordue trembler légèrement.

Elom sentit un frisson. Il porta la main à sa poche. Le carnet avait glissé d’un demi-centimètre, comme s’il avait voulu sortir de lui-même. Il l’ouvrit. Rien n’était écrit.

Mais la page portait une légère ondulation, comme si un mot s’était retiré à l’instant. Il referma le carnet. Le serra contre lui. Et dans le silence parfait de la Rue de la Clôture, il sentit que tout tenait de nouveau.

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