Chapitre 10 — Le nom sous la clôture

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Il a franchi la porte. Je savais déjà qu’il partirait. Ce n’est pas la première fois qu’un enfant quitte Saint-Mathieu. Mais c’est la première fois que quelque chose reste après lui. Un vide, oui — mais plus dense que l’absence.

Elom ne parlait pas beaucoup. Il écrivait. Et sans le vouloir, sans le savoir peut-être, il tenait. Il retenait les murs, les couloirs, les silences du réfectoire, les jeux muets dans la cour. Depuis quelques jours, les micro-fractures se sont multipliées. Les fenêtres du dortoir Ouest ne stabilisent plus la lumière. Les plaques nominales du corridor bas frémissent. Et plusieurs enfants — trois, peut-être quatre — ont commencé à perdre des mots simples.

Gros Abel n’a pas parlé depuis trois jours. Même pas pour demander à manger. Il regarde les murs. Comme s’ils hésitaient à rester.

Je commence à comprendre que ce que tenait Elom, ce n’était pas seulement une langue. C’était un fil, une tension, un entrelacs fragile qui nous liait les uns aux autres. Peut-être qu’il a été placé ici pour cela. Peut-être que ce n’était pas un oubli, mais un point d’ancrage.

Marion Crux me l’avait dit, un jour où elle parlait à demi-mot dans la cour. Il tient, même quand il tombe. Il tient en tombant. Je n’avais pas compris. Je crois que maintenant, je commence à entrevoir ce qu’elle voulait dire.

Sœur Lanta se tait depuis ce matin. Mais je la vois. Elle tourne dans la cour comme un fauve à qui on aurait enlevé son lionceau. Elle était un refuge pour lui, mais elle ne sait plus comment se nommer elle-même sans sa présence. Elle a trop aimé. Trop projeté. Et maintenant, elle se rend compte qu’on ne protège pas ce qui ne nous appartient pas.

Frère Solance, lui, observe. Il a vu quelque chose d’en lui. Il ne dit rien, mais je sens que ses silences ne sont plus les mêmes. Ils s’étirent. Ils attendent.

L’Arpenteur l’emmène. Je ne sais pas si c’est pour le protéger ou pour le mesurer. Il prétend qu’il le suit, mais je crois qu’il l’interprète. Qu’il le lit à travers un filtre de mission et de doctrine. Je crains ce que le Cadastre va faire de lui. Ils diront que c’est un cas, un point de jonction, un incident stabilisateur. Ils chercheront à l’assigner à une fonction. Mais ils oublieront que c’est un enfant.

Peut-être que ce n’était pas lui qui avait besoin de nous. C’était nous.

J’ai peur.

Non pas pour lui. Il avance, et c’est juste. C’est ce qui doit être. Mais j’ai peur de ce que nous allons devenir sans lui. Ce lieu se dérobe lentement. Comme si sa mémoire s’effaçait. Et moi, je reste là. Le plus vieux témoin d’un foyer qui n’a plus de centre. Elom n’était pas un axe. Ni un prophète. Il était un garçon. Et c’est peut-être pour cela qu’il tenait tout. Il écrivait, oui. Mais surtout, il laissait écrire autour de lui.

Je sens que quelque chose s’ouvre. Un passage. Pas dans le monde. Dans la parole même. Une fracture, non brutale, mais inéluctable.

Si quelqu’un lit ceci un jour, je veux qu’il sache : Nous ne l’avons pas formé. Nous l’avons simplement regardé faire. Et maintenant, nous apprenons à tomber sans lui.

Père Loarn

Plus tard, dans l’après-midi, l’Arpenteur avait proposé à Elom de manger quelque chose. Pas par devoir. Pas pour prolonger une mission. Juste pour s’asseoir et souffler.

Ils traversèrent une placette triangulaire bordée d’arbres nus, puis longèrent un ancien kiosque à journaux fermé d’une grille rouillée. Un peu plus loin, en retrait de la Rue de la Clôture, une enseigne discrète s’ouvrait sous une verrière en demi-lune.

“La Soupe Nominale”

Le nom était gravé à la main, sur une planche de bois noircie. Les lettres n’étaient pas fixées, mais tenaient. L’intérieur était modeste : une douzaine de tables, un comptoir de zinc patiné, des murs couverts de cartes anciennes et de fragments de journaux. L’air y sentait la soupe de céleri, l’oignon poché et le pain grillé. Une pendule de cuivre martelait doucement le quart.

Trois autres clients occupaient la salle : un couple âgé, silencieux, penché sur leurs bols ; un homme seul, lisant un livre fermé, les yeux posés sur la couverture comme s’il attendait qu’elle lui réponde.

Ils s’installèrent dans un coin, près d’une baie vitrée couverte de buée. L’Arpenteur commanda deux assiettes du jour, un pain de froment, deux pommes de terres fumantes cuites dans le feu de bois, une crème aux herbes et une tisane aux fleurs et aux écorces. Le patron, un homme à la moustache broussailleuse et au tablier taché de bleu, s’éloigna sans un mot. Mais son regard glissa un instant vers la rue, à travers la vitre. Il fronça les sourcils. Revint avec les couverts.

— Pardon, c’est… rien. C’est juste que je n’avais jamais vu cette rue comme ça.

Il s’approcha un peu, parla plus bas :

— Elle est toujours là, la Clôture. Mais aujourd’hui… on dirait qu’elle respire. On l’entend presque vivre. On croirait… entendre les gens d’avant.

Il hocha la tête, comme pour lui-même.

— J’ai grandi à deux rues d’ici. Mais là, j’ai l’impression de la voir en vrai pour la première fois. Comme si je venait de me rappeler qu’elle existait.

Il repartit, sans commentaire de plus.

Elom n’avait pas touché son assiette. Il regardait la rue, les vitres, la lumière.

— Elle a tenu , dit-il enfin, très doucement.

L’Arpenteur ne répondit pas tout de suite. Il bu une gorgée tiède.

— Elle a tenu, oui. Mais pas comme on retend un fil. Elle a tenu par reconnaissance.

Elom fronça les sourcils, le regard toujours dehors.

— Par reconnaissance ?

— Ce n’est pas toi qui l’as tenue, Elom. Et ce n’est pas elle non plus. Vous vous êtes reconnus. Elle t’a laissé l’écrire. Et tu ne l’as pas refermée. Tu lui as rendu un nom sans l’y enfermer.

Il marqua un silence, puis ajouta :

— Le Cadastre stabilise. Il encadre. Il définit pour éviter la chute. Toi… tu l’as laissé tenir autrement. C’est marginal comme façon de faire.

Ils mangèrent en silence pendant un moment. Le plat était simple : légumes racines braisés, purée d’orge, soupe de lentilles noires. Elom, d’abord immobile, goûta. Et à la première bouchée, il sentit son corps revenir au monde.

Il n’avait pas faim — il avait juste oublié la sensation d’être nourri.

— Vous croyez que ça va rester ? demanda-t-il en rompant un bout de pain.

L’Arpenteur haussa légèrement les épaules.

— Rien ne reste, Elom. Mais ce qui tient un moment… peut changer tout ce qui vient ensuite.

Un murmure de conversation s’éleva à une autre table. Un rire discret. La pendule tinta l’heure. Elom, surpris, releva les yeux : il ne savait pas qu’autant de temps avait passé. Le repas touchait à sa fin.

L’Arpenteur avait terminé sa tisane, les mains croisées sur la table. Elom, lui, gardait son bol entre ses doigts, comme pour en retenir la chaleur. La Rue de la Clôture, derrière la vitre embuée, restait visible. Toujours calme. Toujours vivante.

Le patron passait parfois entre les tables avec un torchon sur l’épaule. Il jetait de temps à autre un regard vers la rue, sans rien dire. Comme s’il attendait que quelque chose — ou quelqu’un — se manifeste à nouveau.

Un bruit ténu monta. Un froissement de papier sans source. L’Arpenteur baissa les yeux. Son carnet — celui qu’il portait toujours à la ceinture — s’était entrouvert tout seul.

Une page vierge, qu’il n’avait jamais utilisée, était remontée à la surface. Et sous leurs yeux, l’écriture se formait. Pas gravée. Pas imprimée. À l’encre sèche, ligne après ligne, avec la régularité d’une main invisible. Il ne parla pas. Elom se pencha légèrement, curieux.

Les mots s’alignaient, sobres, nets. Sans signature. Sans ornement.

À l’attention de l’Arpenteur V. Orvain — Affectation temporaire — Quartier Saint-Antoine

Objet : Observation de la manifestation luidique – Cas Elom – Interaction stabilisante Rue de la Clôture.

Votre présence est requise à l’Observatoire Central du Cadastre – Délégation Verbale – d’ici trois jours pleins.

Le sujet Elom devra vous accompagner. Transfert du sujet de Saint-Mathieu de la Parole Errante.

Instructions complémentaires à réception.

Aucun transfert verbal ne devra précéder la réunion.

Niveau d’alerte : croissant.

Cette notification tient lieu de convocation.

L’encre s’immobilisa. L’Arpenteur ne bougea pas tout de suite. Il referma lentement le carnet, comme on referme un pli ancien que l’on ne souhaite pas encore rouvrir. Elom ne dit rien. Mais il comprenait.

— C’est le Cadastre ? demanda-t-il enfin, à mi-voix.

L’Arpenteur hocha la tête, sans détourner le regard de la rue.

— C’est lui. Ou quelque chose en lui. Il n’envoie pas toujours des gens. Parfois, il se contente de parler là où les mots peuvent encore porter.

Il rangea le carnet. Un silence. Puis il ajouta, plus grave :

— Alors voilà. La Rue a tenu. Mais c’est maintenant que tout commence.

La lampe suspendue dessinait un ovale tremblant sur la table, comme une pupille tendue vers l’inconnu. Tout dans la pièce était trop silencieux : le bois trop sec, les murs trop lisses, l’air lui-même retenu, presque compact. Un halo d’huile et de poussière montait lentement des pierres, comme si le lieu, lui aussi, contenait son souffle.

Ils étaient quatre. Père Loarn, immobile, dossier fermé devant lui. Frère Solance, bras croisés, adossé à la bibliothèque. L’Arpenteur, debout, droit comme un piquet, les mains croisées dans le dos. Et Sœur Lanta, qui tournait, nerveuse, dans un périmètre de plus en plus étroit, tel un fauve contraint au débat.

Elle s’arrêta.

— Treize ans. Treize. Et vous l’avez emmené dans une rue instable. Une rue sans nom fixé, sans scellé actif, sans aucune supervision. Vous l’avez laissé dire.

L’Arpenteur ne broncha pas.

— Il a parlé seul. Je n’ai rien suggéré.

— Vous n’avez pas eu à le faire. Vous l’avez laissé se placer là. Vous l’avez regardé comme un chasseur attend un tremblement dans les fourrés !

Elle tapa du plat de la main sur le bois.

— Il n’est pas prêt ! Il ne connaît pas la moitié des syntagmes fixateurs. Il écrit parce qu’il ne peut pas faire autrement. Il écrit pour survivre. Et vous… vous le laissez tomber dans la page.

L’Arpenteur répondit :

— Il est lisible. Le Verbe l’a reconnu.

La voix de Lanta monta, rauque, étranglée.

— Le Verbe n’a pas à reconnaître un enfant sans nom ! Vous parlez de lui comme d’un axe. Un interstice. Un point de jonction. Il n’est rien de tout ça ! C’est un garçon. Qui pleure. Qui doute. Qui serre ses draps comme un corps absent. Qui a peur de ses propres phrases. Vous voulez qu’il porte ce monde sur les épaules ? Il ne sait même pas s’il en fait partie !

— Vous êtes trop proche, Ma Sœur.

Il la fixa droit dans les yeux.

— Vous avez brouillé ses lignes. Il ne vous regarde pas comme une tutrice. Il vous regarde comme un refuge.

— Parce que c’est ce qu’il me reste à être, quand vous l’appelez “fonction” !

Elle se rapprocha, violemment.

— Vous parlez d’un foyer d’écriture comme on parle d’un engin à désamorcer. Il est fait de chair. De mémoire. De vide. Il ne dort pas. Il rêve dans une langue que personne ne comprend. Il écrit des mots qu’il ne reconnaît pas, et il attend qu’on lui dise ce qu’ils veulent dire. Mais vous, vous attendez qu’il s’effondre pour dire : “Il est prêt.”

Solance fit un pas, comme pour calmer le jeu.

— Lanta…

Mais elle l’interrompit d’un geste furieux.

— Non, gardez vos “Lanta” ! Je veux savoir. Qui vous a envoyé ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi lui ? Vous avez vu ses yeux ? Vous avez vu ce qu’il devient, quand il commence à écrire ? Il ne revient pas. Il s’éloigne. Chaque mot le fait partir plus loin. Et vous comptez les syllabes.

L’Arpenteur garda le silence une seconde de trop. Alors elle recula. Et d’un coup, elle frappa de nouveau la table — plus fort.

— Vous attendiez qu’il craque ! Vous vouliez savoir jusqu’où il irait. Vous l’avez emmené dans cette rue pour provoquer quelque chose !

— Je l’ai suivi. Parce qu’il m’a convoqué, en réécrivant cette plaque, ce panneau.

— C’était un appel au secours ! Il cherche un sens, pas un destin. Et vous… vous l’avez pris au mot.

Il haussa la voix, enfin.

— Je n’avais pas le choix !

Un silence brutal tomba. Même Loarn leva les yeux. L’Arpenteur se raidit.

— Avant même d’arriver ici, j’ai reçu cette lettre.

Il sortit de sa veste un feuillet plié. Il en lissa les coins. Lanta fronça les sourcils. Loarn se redressa.

— Seul vous, père Loarn, l’avez lu. Parce qu’elle n’est pas enregistrée. Parce qu’elle est manuscrite. Et parce qu’elle est…

Il lut :

“Tu arrives en un lieu que je connais.

Il s’y tient un point de silence — non pas parce que rien ne s’y dit,

mais parce que tout y attend.

Tu ne viens pas lire. Tu viens t’approcher.

Ce qui t’y attend n’a pas encore fini de se formuler.

Rappelle-toi ce que nous avons vu un matin de pluie,

sur les dalles effacées d’un faubourg qui n’existe plus.

Il tenait dans une phrase. Et cette phrase, nous ne l’avons pas prononcée.

Tiens-la encore.”

— Signée : D.

Lanta recula. Comme si le nom avait mordu. Loarn ne dit rien. Il sortit lentement une autre enveloppe. Noire. Cachet d’or. Posée sur la table.

— Celle-ci est arrivée il y a deux heures.

Il brisa le cachet. Déplia le feuillet.

Il lut :

“L’enfant que nous avons vu naître est enfin lisible.

Ne le forcez pas. Ne le contraignez pas.

Laissez-le venir.

Il est attendu.

Et il n’est pas seul.”

Un vertige muet s’empara de la pièce. Solance, à voix basse :

— C’est lui.

— Oui, Dolens , confirma Loarn.

Lanta se rassit. Lentement. Comme si ses jambes lâchaient.

— Il était là , souffla-t-elle. Le jour où on me l’a confié. Il ne m’a pas dit son nom, juste Lexifère D. Il portait l’enfant comme un objet fragile. Il a dit : “Gardez-le. Il écrira.” Puis il est parti.

Loarn ajouta :

— C’est lui qui a scellé le dossier. Qui a interdit l’effacement. C’est lui qui a tenu la première page d’Elom.

Solance hocha la tête :

— Il ralentit les mots autour de lui. On m’a dit ça. J’ai vu ça. Il ne parle pas — il oriente.

L’Arpenteur croisa les bras.

— Ou il manipule. Ou il prépare depuis des années quelque chose que nous ne comprenons pas. Vous l’admirez, mais vous ne le connaissez pas.

— Et vous, vous le craignez. , lui répondit Solance.

— Je respecte ce que je comprends. Lui, je le redoute.

Loarn ferma la lettre. Lentement.

— Peut-être que lui seul comprend ce qui est en train de se formuler. Peut-être pas. Mais il nous lit. Il lit Elom. Et il écrit en retour.

Lanta serra les poings.

— Il ne nous dit pas pourquoi. Il ne nous dit jamais pourquoi.

— Il ne donne pas d’ordre , dit Solance. Il indique. Comme s’il suivait une phrase qu’il n’a pas fini d’écrire.

Loarn se leva.

— Alors la question n’est pas de savoir si nous lui faisons confiance. La question est de savoir si nous avons encore le choix.

Lanta ne répondit pas. Elle posa le dossier d’Elom sur la table. Il s’ouvrit. Des feuillets glissèrent. Elle ne les ramassa pas.

— Qu’il parte , dit-elle. Sa voix était lasse. Mais droite. Mais pas comme une arme. Ni comme un message. Qu’il parte comme un vivant. Qu’il choisisse.

La nuit était tombée comme une encre qu’on aurait versée lentement sur la pierre. Elle n’était pas noire. Elle était gris bleu, poudrée de silence, de cette matière ancienne qui ne touche pas la peau mais qui la traverse.

Elom ne dormait pas. Il écoutait. Pas les bruits. Ni les respirations des autres enfants — il les connaissait par cœur. Il écoutait autre chose. Un souffle dans l’air. Un changement. Quelque chose, quelque part, venait de basculer. Pas un événement. Une décision.

Il s’assit dans son lit. Ses pieds touchèrent le sol. Froid, mais familier. Il savait, sans savoir comment, que Loarn avait parlé. Que Solance avait acquiescé. Que Sœur Lanta avait hurlé, puis s’était tue. Que l’Arpenteur avait montré quelque chose. Il ne comprenait pas les mots, mais il en ressentait la forme, comme une douleur dans la paume ou un vertige derrière les yeux. Une phrase avait été prononcée, ailleurs, et son corps en portait déjà le rythme.

Il traversa le dortoir. Elom ouvrit la porte. Le couloir était noir, mais pas opaque. Il le connaissait. Chaque marche. Chaque pierre. Il avançait à l’aveugle, mais son corps savait. Au premier palier, il s’arrêta. À droite, le réfectoire, vide. Plus loin, la cuisine. Et au bout du couloir, la lourde porte en bois. La chambre de Gros Abel.

Il s’en approcha. Lentement. Devant la porte, il s’arrêta. Il aurait pu frapper. Il en avait envie. Abel ne dormait jamais profondément. Peut être même ne dormait il pas. Il lui aurait ouvert. Il lui aurait offert un silence, une main, un regard qui ne juge pas. Il aurait parlé peu. Ou pas du tout. Et ce silence aurait suffi. Elom leva la main. Mais il la laissa retomber. Il savait que s’il frappait, il ne partirait pas. Partir, c’était cela. La décision.

Il se détourna. Le cœur battant plus fort, sans violence. Il descendit l’escalier menant au rez-de-chaussée. Au passage, il effleura la rambarde, comme s’il s’excusait.

Dans le hall, l’air était plus froid. Il descendit encore, vers les caves. Là, le mur devenait rugueux, l’humidité plus vive. Il longea le couloir aux pierres anciennes, jusqu’au renfoncement qu’il connaissait bien.

Le Scriptorium Trois. Il s’arrêta devant la porte. Il posa la main sur le bois. Il ne l’ouvrit pas. Il y avait passé des heures. À écrire sans savoir pourquoi. À sentir les mots venir sans les appeler. Il avait cru y trouver un lieu. Mais ce n’était qu’un passage.

— Tu n’es plus ici , murmura-t-il, à l’attention de lui-même.

Puis il recula, et reprit sa marche. Un couloir encore. L’escalier secondaire. Les marches qui mènent à la cour. Elle l’accueillit comme le ventre d’une mère. Le tilleul se dressait, noir et patient. L’humidité était fine, presque douce. Les murs, les grilles, la fontaine sans eau : tout semblait suspendu, comme s’il avait dit quelque chose et que le monde attendait une réponse. Il s’approcha du centre. Et là, il le vit.

Dans l’angle, là où deux murs se rejoignaient, juste sous la pierre érodée du linteau sud, une forme était assise. Il savait déjà que c’était lui. Lige. Pas un spectre. Pas une silhouette humaine. Une frontière. Une chose vaguement enroulée, ni claire ni floue, avec un bord plus net que l’intérieur. Lige ne regardait pas. Il tenait son regard dans une direction imprononçable.

Elom s’approcha. Lentement. Un pas, puis un autre. Le sol sous lui semblait respirer. Il s’arrêta à trois pas. Pas plus, et d’accroupi devant l’être. Il resta là longtemps sans parler. Il pensa à la Rue de la Clôture. À la manière dont les mots avaient coulé de lui sans qu’il ne sache pourquoi. À la matière du mur qui s’était réécrite sous sa main. À l’Arpenteur, qui avait lu dans son carnet ce qu’il n’avait jamais écrit. Et à la suite. À ce qu’ils allaient faire de lui. Il chuchota :

— Qui je suis ?

La nuit ne répondit pas. Mais Lige non plus ne se déroba pas. Il restait. Il contenait quelque chose. Pas une vérité. Une promesse d’intelligibilité.

— Tu sait d’où je viens.

Ce n’était pas une question, mais il le disait comme tel. Il la posait comme on parle à un frère muet. Lige ne bougea pas. Mais quelque chose dans l’air autour d’Elom se réchauffa. Pas comme une tendresse. Comme une attention.

— Pourquoi toi ?

Il s’agenouilla. Il n’attendait plus de mots. Il ne voulait plus de réponses. Il voulait seulement que quelqu’un tienne sa question dans le silence. Et c’est ce que faisait Lige. Il comprit alors que ce lien n’était pas un accident. Que Lige n’était pas une invention de sa peur, ni une trace de sa solitude. Il était là depuis le début. Peut-être même avant. Il n’était pas là pour parler. Il était là pour traverser avec lui.

Et pourtant, Lige l’inquiétait. Il ne savait pas ce qu’il deviendrait en le suivant. Il ne savait pas si Lige était une ouverture ou une fin. Mais il savait ceci : chaque fois qu’il écrivait, Lige se rapprochait. Pas physiquement. Dans l’air. Dans les marges. Dans les fissures. Alors il demanda, presque sans voix :

— Est-ce que c’est toi qui m’écris ?

Et dans le silence qui suivit, quelque chose vibra doucement, comme une larme retenue au bord d’un mot. Il ferma les yeux. Et vit le matin de pluie. Il ne savait pas si c’était un souvenir. Il ne savait pas si c’était le sien. Mais il y avait cinq formes, cinq hommes. Il y avait des dalles effacées. Il y avait une phrase qu’on n’avait pas prononcée. Et dans un coin de cette scène floue, Lige. Pas plus net. Mais présent. Il comprit que rien n’avait commencé ce jour-là. Tout avait continué.

Puis il l’entendit. Pas avec son ouï. Dans son esprit.

“Tu t’écris tout seul, Yodrah

Lige avait parlé, enfin. Elom n’avait pas compris ce mot, mais il le savait, il venait d’être nommé. Il arrivait à le prononcer, dans sa tête, mais pas par sa bouche : “Yodrah”.

Quand il rouvrit les yeux, la forme n’était plus là. Mais il la sentait. Non pas absente. Mais intérieure. Il se releva. Ses mains étaient moites. Sa gorge, nouée. Mais son cœur, calme. Il n’avait plus besoin de savoir. Pas ce soir. Il murmura :

— Alors, je viens.

Et c’était déjà une réponse.

Fin de la Partie I Le nom retenu

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