Chapitre 11 Partie 1 — Ce que l’on emporte
Il y a des enfants qu’on forme. Il y en a qu’on surveille. Et parfois, il y en a qu’on cherche à éliminer. Le Cadastre n’utilise pas ce mot. Pas officiellement. Pas même dans ses circulaires internes. Il préfère dire : neutraliser une menace ontosyntaxique, dissoudre une trajectoire instable, ou réorienter un flux non cadré. Mais ceux qui travaillent en profondeur savent ce que cela signifie. Ils savent qu’il y a des enfants qu’on laisse glisser vers l’effacement. D’autres, qu’on efface activement.
Et puis… il y a ceux qu’on ne peut pas nommer. Ceux qu’on ne peut pas atteindre par voie verbale. Ceux-là, il faut les approcher autrement.
Je ne sais pas ce qu’est exactement Elom. Je ne sais pas ce qu’il contient. Je sais seulement ce que j’ai vu. Il tient. Pas par bravade, ni par héroïsme. Il tient parce qu’il n’a pas d’autre choix. Parce que sa survie est liée à un certain équilibre du monde autour de lui. Et ce monde, sans en être conscient, se stabilise un instant à son contact.
Mais cela ne dure jamais. Parce que le Cadastre n’est pas fait pour ce type de présence. Il est fait pour classer, assigner, énoncer, fixer. Il est fait pour maintenir la syntaxe du réel en tension constante, à travers des réseaux de noms, de fonctions, de voix.
Et lorsqu’un être arrive, porteur d’un silence trop dense, d’un non-dit trop fécond, la machine hésite. Elle ralentit. Puis elle tranche. Et c’est ce que je redoute.
Je l’ai vu : certains demandent déjà son classement. D’autres parlent de tests, de protocoles, de vérifications. Il sera observé, scruté, pesé.
Et s’il échappe encore ? Alors viendra la tentation. Pas celle de l’éduquer. Mais de l’effacer. Ils diront que c’est pour sa protection. Pour l’ordre. Mais moi, je sais. Je sais que s’ils le brisent, ils perdront bien plus qu’un enfant. Ils perdront un seuil. Un lieu d’inflexion où le Verbe hésite, tremble, mais ne cède pas.
Et j’en viens à douter. Pas de lui. Mais de moi.
Ai-je été envoyé pour l’accompagner ? Ou pour en vérifier la cohérence avant décision finale ?
Le Cadastre ne donne pas toujours d’ordre. Il oriente. Il laisse se former, puis il juge la forme. Mais à force d’observer les mots, nous avons oublié qu’ils ne sont pas tous faits pour être lus. Certains doivent seulement être entendus, avant de se dissoudre dans le silence.
J’aimerais que celui-ci — ce garçon, ce nom encore suspendu — puisse exister sans être défini. Qu’il devienne ce qu’il est, non par la fonction qu’on lui assigne, mais par ce qu’il parvient à tenir en lui.
Alors je n’enverrai pas cette lettre. Elle n’est destinée à personne. Ce ne sont que les sombres pensées d’un Arpenteur qui ne sait interpréter les non dits.
Mais je la garde ici, cette lettre. Dans ce carnet noir, entre deux pages d’arpentage. Parce qu’un jour, quand ils diront qu’il faut le relire à la lumière de ce qu’il est devenu,
je veux pouvoir dire : Je l’avais vu. Je l’avais entendu. Et je n’ai pas écrit sa fin.
Vincent Orvain
Le ciel n’était pas encore levé. Il flottait dans l’air une clarté sourde, ce gris très pâle qui ne vient ni du jour ni de la nuit, mais de ce temps suspendu entre deux battements du monde.
Elom ouvrit les yeux dans un lit qu’il n’habiterait plus. Il ne se leva pas d’un coup. Il resta allongé un instant, à écouter. Le couloir, le bois, les souffles irréguliers dans la chambre, la pulsation légère des tuyaux. Rien ne bougeait encore. Le monde retenait sa respiration. Il avait appris à lire ce genre de silence.
Il s’assit. Lentement. Ses affaires étaient prêtes. Une besace simple, de toile grise, posée au pied du lit. Il ne prenait que peu : un vêtement de rechange, le galet que Victor lui avait donné, un carnet vierge, une cuillère d’étain, un mouchoir plié dans un ruban inconnu. Il hésita un instant à prendre autre chose. Mais non. Il n’avait pas été fait pour posséder.
Il attacha la lanière. Se leva. Se dirigea vers la porte. Personne ne bougeait dans la chambre. Mais il savait qu’Éléonore faisait semblant de dormir. Il sentit, dans son dos, sa respiration attentive. Victor, lui, dormait vrai. Ou faisait mieux semblant encore. Il ne se retourna pas.
Dans le couloir, la lumière venait de la pierre elle-même. Une lueur grise, comme si les murs s’étaient imprégnés du matin. Il descendit les marches une à une. La cuisine était éclairée. La lumière venait d’une seule flamme, vacillante sous la hotte de cuivre. La cuisine était encore plongée dans l’ombre, mais une chaleur douce s’y tenait, posée comme un manteau.
Elom poussa la porte sans bruit. Il crut, un instant, que Marion n’y était pas. Mais elle était là, assise sur une chaise basse, le dos droit, les mains posées sur ses genoux, le visage éclairé à demi par la flamme. Elle ne sursauta pas. Elle leva à peine les yeux.
— Je t’attendais, Petit Flou.
Elle se leva. Son tablier était propre. Ses gestes, lents mais précis. Sur la table, un plateau de bois, déjà dressé : une soupe chaude aux herbes, un œuf cuit dans sa coque, deux tranches de pain beurrées, une petite compote de coing tiédie, et une infusion couleur de foin.
— Tu as encore du temps. Profites en pour prendre des forces.
Elle dit cela sans pression. Sans tristesse apparente. Mais tout, dans la manière dont elle déposa une cuillère à sa droite, disait autre chose. Ce repas n’était pas celui d’un matin. C’était un adieu qu’on fait durer sans le dire.
Elom s’assit. Le banc craqua légèrement. L’odeur du pain chaud, du thym et de la feuille de laurier emplissait la pièce. Il ne dit rien, il ne savait pas quoi dire. Mais il mangea. En cela, il parlait le langage de Marion.
Le silence entre eux n’était pas vide. Il était familier, habité, presque tendre. Chaque bouchée semblait arrimer le moment à la pierre, comme si le repas empêchait encore le jour de glisser.
Puis la porte de service s’ouvrit doucement. Un souffle d’air plus froid entra. Gros Abel.
Il ôta son bonnet d’un geste lent. Marion le salua d’un regard. Il s’approcha du poêle, tendit ses mains vers la chaleur. Il renifla une fois, fort, comme à son habitude, puis toisa Elom de haut.
— Tu pars ?
Ce n’était pas une vraie question. C’était une phrase lancée dans la pièce, comme on lance une pierre dans l’eau pour en mesurer la profondeur. Elom le regarda, la bouche pleine. Il hocha la tête. Abel gronda dans sa gorge, un son sans colère.
— Passe à l’atelier. Après ton pain.
Il tourna les talons, mais avant de sortir, il posa la main sur l’épaule de Marion. Longtemps. Comme s’il la remerciait, ou la saluait. Puis il disparut, refermant la porte derrière lui. Marion servit une seconde louche de soupe sans rien dire. Puis elle murmura, plus pour elle-même que pour Elom :
— Même la marmite a l’air plus vide, ce matin.
Ils restèrent là encore un moment. Ensemble, dans la lumière tiède. Comme si le départ, tant qu’il n’avait pas franchi le seuil, pouvait encore être différé par une miette, une gorgée ou un regard.
Elom reposa sa cuillère. Il avait mangé lentement. Non pour retarder, mais parce que chaque bouchée avait le goût d’un monde en train de finir. La compote était tiède, un peu trop sucrée. Il l’avait terminée jusqu’à la dernière trace. Il savait qu’on ne lui en resservirait pas. Pas ici.
Marion débarrassait sans bruit. Elle plia la serviette avec une lenteur de rituelle, puis passa derrière lui et posa une main sur son épaule. Juste une pression. Ni adieu, ni réconfort. Une présence. Sa main courait le long de son bras, jusqu’à atteindre la poche de son manteau. Elle y glissa un pain chaud.
Il remercia Marion d’un simple regard. Elle hocha la tête sans un mot. Tout avait déjà été dit. Le monde tenait encore un peu, le temps d’un bol vidé et d’un silence partagé.
Le bois de la porte de la cantine grinça derrière lui, mais le couloir était silencieux. Ce silence-là n’était pas comme celui de la nuit : il avait une texture, une attente. Il sentait l’eau dans les canalisations, le bois humide, les vieilles pierres qui retenaient encore la chaleur du fourneau. L’air était à peine plus clair que dans la cuisine, mais la lumière montait, insidieuse, gris bleu, comme une encre d’aube mal diluée.
Elom remonta les premières marches, son sac à l’épaule, son cœur retenu dans sa poitrine comme un mot qu’on n’ose pas encore formuler. Il allait tourner vers l’atelier d’Abel, quand une cavalcade éclata dans l’escalier du dortoir. Des pas nus. Des souffles heurtés. Des voix déchirées de sommeil et d’urgence.
— Elom !
Victor surgit le premier, en chaussettes, la chemise mal boutonnée, les yeux déjà pleins d’éclats. Il s’arrêta net, juste en bas des marches, les bras tendus le long du corps, comme s’il se retenait de frapper ou de pleurer.
Derrière lui, Éléonore, Basim et Jean-Loup suivaient, plus lents, plus flottants. Le sol sous leurs pas était froid, mais personne ne semblait le sentir.
Victor le fixa. Éléonore arrivait à petits pas, les jambes raides, comme si ses bottines l’avaient trahie. Ses cheveux pendaient en mèches floues sur ses tempes, et elle serrait son carnet contre elle comme on serre un animal blessé.
— Tu comptais partir comme ça ? Sérieusement ? Sans rien dire ? Sans dire au revoir ? T’allais disparaître comme un voleur de noms ?
Le timbre était rugueux. Pas dur. Écorché. Elom resta figé. Il n’avait pas prévu ça. Il n’avait rien prévu, en vérité. Éléonore avançait lentement, tenant son carnet contre elle comme un objet instable. Ses cheveux étaient emmêlés, ses bottines mal lacées.
— Je… j’ai vu la lumière… elle était chaude. Pas dans la cuisine. Dans… dans la fin. Elle balbutiait, Je t’ai réveillé. Enfin… les autres. Pas toi. Mais si. Tu dormais dehors. Enfin pas dehors.
Victor l’interrompit doucement, posant une main sur son épaule. Elle baissa les yeux, serra le carnet plus fort.
— Les mots… ils ne tiennent pas. Ce matin… ils marchent à l’endroit…envers. Comme s’ils… ils n’étaient pas d’accord. Tu pars pas…je…tu restes pas. Tu es là…mais tu pars dedans.
Jean-Loup s’approcha, les yeux rouges. Il ne disait rien, mais son souffle tremblait. Il avait mis sa veste à l’envers, et ses manches pendaient comme deux bras vides.
— Je… je t’ai vu dans la cuisine. Enfin… la lumière. Je savais pas mais je… je savais. , repris Éléonore.
Elle buta sur ses propres mots. Son souffle se hacha.
— J’ai dit à Victor. J’ai crié… pas trop fort. Assez pour le réveiller. Sinon t’allais… t’allais partir dedans…devant.
Victor gronda :
— On aurait rien eu. Pas un mot. Pas une phrase. Pas même un bout de toi.
Elom restait là, figé sur le seuil. Le mur derrière lui transpirait. L’enduit s’effritait à la base. Une odeur de suie ancienne flottait dans l’air, mêlée à celle du pain encore tiède dans sa poche.
Victor fouilla dans sa manche, en sortit un petit carré de papier plié, ficelé d’un fil de laine effiloché.
— Tiens.
Il le tendit.
— Une lettre. Tu la lis pas maintenant. Tu la lis que si… si t’as plus rien. Si c’est trop. Si tu te souviens plus comment on t’appelait.
Elom la prit sans parler.
Jean-Loup s’approcha alors. Il leva les yeux vers lui. Des yeux pleins d’absence.
— C’est comme quand mon frère est parti. Il avait rien dit. Il avait juste mis une pierre sur ma table. Mais toi… t’es pas lui. Et t’es un peu plus, aussi. Tu vas me manquer comme un grand frère. Mais… t’étais même pas le mien.
Il enfouit sa tête contre le manteau d’Elom. Il pleura. Vraiment.
Éléonore tremblait légèrement. Elle s’avança à son tour. Son visage était pâle. Son front brillant.
— Je voulais dire une chose. Une belle. Mais mes mots se sont mis… à marcher en arrière. Ils se sont perdus en sortant.
Elle leva les yeux, parla lentement, comme si chaque syllabe lui échappait entre les doigts.
— Tu restes pas. Mais tu… tu tiens ici. Pas dans la bouche. Dans l’endroit du dedans. T’es… t’es un mot. Mais tu veux pas l’être. Et pourtant… tu l’es déjà.
Elle tendit son carnet à Elom. Puis le reprit aussitôt.
— Non. Pas ça. Il est trop plein. Trop vide. Je vais t’écrire un autre. Mais plus tard. Quand tu seras parti. Quand je saurai comment ne pas dire.
Basim, discret, tendit enfin une boucle de fil et un bouton à moitié décousu.
— C’est pour l’accrocher à ton manteau. Au cas où tu tomberais sans faire exprès. On te rattrapera dans tes pensées.
Personne ne riait. Le vieux bâtiment semblait écouter. Le couloir, les pierres, le bois, les tuyaux. Tout retenait quelque chose. Une charge. Une larme. Une vibration. Le silence était si lourd qu’il faisait ployer les murs.
Victor recula d’un pas. Il renifla. Il détourna un instant le regard, puis fixa de nouveau Elom, les mâchoires serrées.Enfin, il se jeta sur lui. Le serra si fort qu’Elom en perdit l’air. Ce n’était pas une étreinte. C’était un ancrage.
— Va voir Abel. Il attend pas. Et reviens. Même si t’es plus pareil. Même si t’as changé de forme. Reviens un jour. Ou fais semblant. Mais reviens.
Ils restèrent là. Cinq enfants debout dans un couloir trop étroit. Leurs pieds nus sur la pierre froide. Leurs poings fermés sur des choses qu’ils ne pouvaient pas dire.
Elom fit un pas. Un seul. Et la lumière sembla reculer d’un cran. Il ne regarda pas en arrière. Mais dans son dos, il entendit le silence se refermer. Comme un livre qu’on ferme trop lentement pour ne pas effacer la phrase.
L’atelier sentait le cuir brûlé, le métal tiède et la poussière ancienne. L’air y était plus lourd que dans le reste de la maison — comme si les outils, les pièces disséminées, les copeaux de fer et les limes avaient fabriqué une atmosphère propre, faite de gestes retenus et de silence en tension.
Elom poussa la porte. Elle grinça doucement. Gros Abel était déjà là, penché sur son établi, occupé à refermer une boîte de rangement pleine de charnières inclassables. Il ne leva pas les yeux.
— T’as pas l’temps de traîner, mais t’as l’temps de passer. C’est déjà ça.
Elom ne répondit pas. Il connaissait Abel. Le moindre mot inutile était mal reçu — ou, pire, ignoré. Le vieil ouvrier se redressa. Sa silhouette large, massive, coupait la lumière en deux. Il essuya ses mains pleines de graphite sur son tablier, puis fouilla sous le plan de travail.
— J’ai rien à te dire que tu saches pas. Alors j’vais pas le dire.Mais j’me suis dit qu’ça s’fait pas de laisser un gamin partir sans lui foutre un truc dans les mains. Sinon tu vas marcher comme les autres : vide. Et toi… t’as d’jà assez d’espace dans la tête.
Il sortit un petit paquet enveloppé dans une toile rugueuse, usée. Il le déposa sur l’établi, devant Elom, et fit un pas en arrière, bras croisés.
— Prends. C’pas un souvenir. C’pas un porte-bonheur. C’est… un outil. Un vrai. Tu verras. Ou pas.
Elom déroula le tissu. À l’intérieur se trouvait une clef forgée à la main, épaisse, noire, encore marquée par l’outil. Elle n’était pas belle. Mais elle avait du poids. Elle avait été faite pour durer.
— Elle ouvre rien d’important. Rien d’scellé par décret. Mais elle ouvre des choses, ça c’est certain. Du genre qu’on garde fermé trop longtemps.
Abel le regardait, sans douceur. Son visage était dur. Mais ses yeux trahissaient une inquiétude qu’il n’aurait jamais formulée.
— Tu vas là-bas. Là où on t’regarde en comptant les syllabes. J’y ai travaillé, tu sais. Alors fait attention p’tit. Suffit de dire que j’parle plus comme avant. Surtout… va pas leur faire confiance trop vite. Même s’ils t’appellent comme un frère.
Il se détourna brusquement, comme s’il avait trop dit. Comme s’il sentait déjà les mots lui filer entre les dents. Il revint avec une lanière de cuir. Glissa la clef dans une boucle, l’attacha au poignet d’Elom d’un geste ferme, presque brutal.
— Tu la gardes. Pas comme un trophée. Pas comme un lien. Comme un poids. Faut que tu sentes que t’as encore quelq’chose d’à toi. Quelq’chose que personne te lit.
Elom serra la lanière. Le cuir était rêche, mais vivant. Abel le regarda, longtemps. Puis :
— Tu pars. C’est comme ça. J’t’apprends rien. Mais c’est pas pour ça que j’vais te souhaiter bon voyage. J’t’ai jamais vu comme un p’tit. J’t’ai vu comme un truc qu’on avait laissé là pour voir ce qu’il ferait. Et t’as bien fait.
Il baissa la voix :
— Et j’te le dis juste une fois. Tu t’es pas brisé. Tu t’es forgé. T’as pas été fait, t’as été chauffé. Et moi, j’vois quand ça tient. Et toi… tu tiens.
Il se détourna, retourna à son établi.
Avant qu’Elom ne sorte, il ajouta, presque à voix basse :
— Si jamais on te demande d’écrire qui tu es… garde en un peu. Écris pas tout. Laisse une pièce sans nom. Juste pour toi.
Lorsqu’il quitta l’atelier, Elom ne referma pas tout de suite la porte. Il resta là, un instant, sur le seuil, à sentir le bois râpeux sous ses doigts. L’air extérieur était plus frais, plus léger, mais il semblait moins réel que l’atmosphère tiède qu’il laissait derrière lui.
Il baissa les yeux. Une larme avait glissé. Il ne savait pas quand. Elle avait roulé sans bruit le long de sa joue, jusqu’au bord de ses lèvres. Elle n’était pas salée. Elle avait le goût du fer et du silence. Il ne l’essuya pas. Il la laissa couler jusqu’au menton, comme on laisse tomber un mot qu’on n’a pas prononcé. Et la clef, au poignet d’Elom, semblait avoir pris pour elle un peu de son propre poids.
Il descendit les quelques marches de pierre le menant au dehors. La cour intérieure s’ouvrit devant lui comme une page nue, lisse et résonnante. La lumière y était plus franche que partout ailleurs, une lumière blanche, froide, presque verticale. Les pavés brillaient encore d’humidité, et le vent tournait doucement autour du tilleul, comme s’il cherchait une phrase oubliée.
Lorsqu’il quitta l’atelier, Elom sentit l’air le frapper comme un souffle neuf. Il descendit lentement les marches. Sous ses pas, la pierre semblait plus dure, plus vraie qu’à l’accoutumée. Il ne savait pas si c’était le froid, l’humidité ou simplement ce moment — ce moment précis où l’on cesse d’être l’enfant d’un lieu.
La cour s’ouvrait devant lui comme une bouche silencieuse. Une clarté blafarde baignait les pavés. Le ciel, haut et sans relief, diffusait une lumière pâle, indécise. Tout semblait figé dans un entre-deux : ni matin, ni nuit, ni commencement, ni fin. Le puits au centre dormait, ses bords encore luisants de rosée.
Ils étaient là. Sœur Lanta. Père Loarn. Debout, comme deux fragments de l’ordre ancien, ancrés dans la pierre.
Elom marcha vers eux, lentement, le cœur battant sans excès. Il serrait la sangle de sa besace. La clef offerte par Abel battait doucement contre sa cuisse. Il avait gardé le silence jusque-là, comme on garde un mot rare, trop fragile pour être lancé trop tôt.
Sœur Lanta s’avança à sa rencontre. Son pas était droit, sans hâte, mais lourd d’une intention qu’on ne pouvait pas ignorer. Sa robe sombre traînait à peine, absorbant la lumière. Son visage, immobile, semblait tiré d’un marbre veiné de fatigue et de lucidité. Elle le regarda longuement. Puis parla, à voix nue :
— Tu as tenu plus longtemps que nous tous. Ce monde n’a pas pu te nommer, alors il a tenté de te contenir. Mais ce matin, je vois bien que… ce n’est plus possible.
Elle leva la main, sans la poser. Ses doigts frôlèrent l’air près de son front, comme s’ils voulaient effleurer quelque chose qu’elle n’osait pas toucher.
— Quelque chose en toi s’est accordé. Une syllabe. Un fil. Peut-être même un Nom.
Elom hocha lentement la tête.
— Il me l’a soufflé. Dans la nuit. Juste une fois. Je ne sais pas si c’est à moi. Mais je m’y suis reconnu.
Sœur Lanta lui sourie, les yeux brillants de larmes. Un silence suivit, et Loarn fit un léger mouvement à côté d’eux, presque imperceptible. Il semblait écouter sans interférer, en retrait d’une scène trop dense.
Sœur Lanta plissa les yeux. Un battement à peine, une crispation dans son regard. Elle venait de voir quelque chose. Son regard glissa à gauche d’Elom. Vers l’arche de la galerie nord, là où la lumière accrochait l’ombre. Une forme. Lige. À demi dissimulé dans l’angle, mais visible, pour elle seule peut-être. Il ne bougeait pas. Il n’avait jamais vraiment bougé. Mais il était là, et c’était suffisant.
Elle s’adressa à lui, sans hausser la voix. Comme on s’adresse à un vieux compagnon qu’on n’ose ni prier ni congédier.
— Tu l’as suivi jusqu’ici. Je te le confie. Tiens-le. Garde-le où les mots n’ont pas encore pris.
Lige ne répondit pas. Il n’en avait pas besoin.
Elom ne se retourna pas. Mais il sentit. Comme un souffle. Une présence qui le précédait désormais autant qu’elle le suivait. Il tourna de nouveau les yeux vers Sœur Lanta.
— Je pensais revenir. Un jour. Peut-être.
Son visage resta fermé, mais ses paupières frémirent.
— Ceux qui partent avec le Verbe en eux ne reviennent jamais vraiment. Et ceux qui essaient… sont rarement les mêmes.
Elle marqua une pause. Puis :
— Tu crois partir en explorateur. Mais c’est en témoin qu’ils t’attendent. Et s’ils sentent en toi une faille, ils chercheront à la combler. Ou à la nommer. Ne les laisse pas le faire sans ton accord. Ce que tu nomme en toi ne peut que t’appartenir.
Elom baissa la tête. Un poids étrange serrait sa poitrine. Il n’y avait pas de larmes. Mais l’odeur de la cour, ce matin-là, lui parut insupportablement douce. Comme si la pierre avait gardé en mémoire toutes les heures d’enfance passées à courir entre ces murs.
Père Loarn s’approcha. Il lui tendit l’enveloppe, sans un mot. Mais dans son regard, il y avait autre chose. Un aveu peut-être. Ou un regret. Elom prit la lettre. Il la serra contre lui, et cette fois, il sentit le tremblement. Léger. Mais ancré profondément.
Sœur Lanta le regarda encore.
— Je t’ai veillé sans savoir ce que tu étais. Et je te laisse partir sans plus le comprendre. Mais… je sais que tu tiens. Et que, tant que tu tiendras, quelque chose du monde tiendra aussi.
Elle s’approcha. Cette fois, elle posa ses deux mains contre les tempes d’Elom, le front contre le sien, très brièvement.
— Tu sais pourquoi je n’ai jamais réussi à te nommer, Elom ? Parce que je savais que tu étais plus vaste que lui. Un jour, on te donnera un titre. Peut-être même un matricule. Mais moi, je ne te lirai jamais autrement qu’avec les mains.
Puis elle se recula. Et dit simplement :
— Va, maintenant.

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