Chapitre 12 Partie 2 — Le Verbe en soi
Elom inspira lentement. Une odeur très légère flottait dans la pièce : celle du bois humide, de la craie sèche, de l’encre ancienne. Des senteurs calmes, enveloppantes, comme dans les bibliothèques où personne ne lit, mais où les livres rêvent quand même.
Il regarda tour à tour Orvain et Yalis. Puis les toiles. Les glyphes y vibraient encore. Certains pulsaient. D’autres s’étaient éteints. Mais une chose étrange se produisait : ils semblaient se réorganiser. Comme si la présence des trois corps — la Vectrice, l’Arpenteur, l’Innommé — avait constitué une phrase nouvelle.
Elom sentit une tension en lui se relâcher. Le poids du silence ne l’écrasait plus. Il le portait.
— Vous êtes comme moi…
Sa voix était basse. Mais elle trouva un écho, immédiat. Yalis leva les yeux. Elle s’était tue depuis plusieurs minutes, le regard perdu dans les entrelacs d’encre suspendus autour d’eux.
— Tu penses cela ?
— Je le sens. Vous n’avez pas plus d’informations que moi. Pas d’instruction. Pas de destination.
Il marqua une pause.
— Vous êtes là pour voir. Comme moi.
Yalis ne répondit pas tout de suite. Elle s’avança de deux pas, puis posa sa main sur le bord de la table. Ses doigts étaient longs, calmes, d’une lenteur mesurée.
— Je suis là pour recevoir ce qui se forme. Mais je ne savais pas ce que je devais regarder… avant maintenant.
Orvain croisa les bras plus fermement.
— Et maintenant, tu sais ?
Yalis regarda Elom. Ses yeux n’étaient pas brillants. Ils étaient clairs. Lucides. Transparents.
— Je sais que nous sommes trois. Ce n’est pas une enquête classique. Ce n’est pas une expérience. C’est un triangle.
Elle tourna les yeux vers les toiles.
— Le Cadastre a créé ce dispositif. Il nous observe, ou nous écoute, ou nous interprète. Mais il ne nous dirige pas. Il veut voir ce qui advient.
Elom se leva. Il s’approcha de l’une des toiles, celle qui semblait battre depuis son arrivée. Les signes qui y apparaissaient n’étaient pas stables. Ils se rétractaient. Puis s’étiraient. Comme des êtres endormis. Et soudain, l’un d’eux prit forme.
Pas plus grand qu’une main, il apparut au centre exact de la surface. Un glyphe, net, profond, lumineux. Ni lettre, ni mot. Mais un signe porteur de poids. Il était d’un noir si dense qu’il paraissait aspirer la lumière autour de lui. Il était simple, mais total.
Elom le fixa. Quelque chose en lui se souleva. Il ne comprenait pas ce qu’il voyait. Mais il comprenait que cela le concernait.
— C’est une enquête, murmura-t-il.
Sa voix tremblait à peine.
— Mais pas sur un fait. Pas sur un événement.
Il se tourna vers eux.
— C’est une enquête sur ce que veut le Cadastre. Sur ce que nous sommes pour lui.
Yalis ferma les yeux une seconde.
— Ou sur ce que le Cadastre ne comprend plus de lui-même.
Orvain ajouta, à voix très basse :
— Ou sur ce qu’il craint d’avoir oublié.
Le glyphe, sur la toile, ne bougeait plus. Il attendait. Il n’y eut pas de fin à son apparition. Il cessa simplement de croître, comme une respiration retenue. Accroché à la toile suspendue, il ne brillait pas vraiment : il persistait. Dense et tremblant, il semblait formé non d’encre ni de lumière, mais d’un autre tissu — plus fin que le silence, plus lourd que l’oubli. Les lignes qui le composaient vibraient à peine, floues aux bords, comme si elles refusaient d’être fixées. On aurait dit une fracture lente dans le tissu du réel.
Orvain s’approcha, les yeux plissés, la gorge nouée. Ses bottes faisaient crisser la poussière invisible qui tapissait les pierres.
— Ce n’est pas une lettre du Cadastre… , souffla-t-il.
Ce n’était pas une remarque. C’était un renoncement. Yalis, restée en retrait, ne disait rien. Une main posée sous son poignet, l’autre suspendue à hauteur du cœur. Son regard était ancré au glyphe, et son souffle semblait avoir disparu. Elle ne clignait plus des yeux.
Elom, au centre, sentait à nouveau cette pression étrange sur sa cage thoracique. Pas un poids, mais une densité. Le glyphe ne le regardait pas. Il ne l’appelait pas. Il le lisait. Il s’accroupit sans comprendre pourquoi, simplement parce que c’était la seule position juste. Il parla à mi-voix, sans se penser écouté :
— C’est un mot que personne n’a encore prononcé.
Orvain recula d’un pas. Yalis resta immobile.
— Ce n’est pas une écriture… c’est une percée.
La salle semblait respirer plus lentement. Les murs eux-mêmes paraissaient s’effacer, comme si l’espace se retirait pour laisser place au Verbe. Yalis s’approcha enfin. Elle tendit la main, mais n’effleura ni le glyphe ni Elom : elle toucha simplement la coupe de pierre vide sur la table. Puis elle retourna le miroir d’obsidienne. À cet instant, le glyphe pulsa, très faiblement, comme un cœur oublié.
— Ce lieu n’est pas une salle de consultation , dit-elle. C’est un lieu de formulation.
Elom ferma les yeux. Un mot se forma en lui, sans sons ni lettres. Une idée brute. Une poussée. Il ne venait pas de sa pensée. Il venait d’ailleurs. Il ouvrit la bouche, mais rien ne sortit. Il la referma. Et parla autrement.
— C’est un nom, enfin, une définition. Ou le Verbe. Je crois… que ce n’est pas moi qui porte ce nom.
Le silence se creusa.
— C’est ce nom… qui m’écrit.
Yalis frissonna. Orvain s’immobilisa, les yeux ronds. Alors Elom poursuivit, sa voix plus lente, plus grave.
— Le seul vrai nom que j’ai reçu m’a été donné par une chose qui ne parle pas. Une chose qui veille. Une chose que j’appelle Lige.
Il posa la main sur sa poitrine.
— Lige m’a nommé. Et ce nom, je le garde. Il est mien. Il m’a reconnu. Il me relie. Mais je ne le connais pas. Je l’ai entendu, il me l’a dit, mais je sais pas le redire.
Il leva les yeux vers le glyphe.
— Mais ceci… ce n’est pas un nom. Ce n’est pas une identité. C’est un Verbe. Il ne cherche pas à me désigner, mais à passer.
Yalis fit un pas en arrière. Pas par peur. Par respect.
— Tu es le seuil… , murmura-t-elle.
Orvain ferma les yeux. Quand il parla, ce fut comme un aveu :
— Tu n’es pas un porteur. Tu es un passage. Tu n’es pas là pour être écrit. Tu es là pour écrire ce qui ne peut plus l’être.
Le glyphe vibra de nouveau. Et cette fois, ce ne fut pas un son, mais une onde. Elle traversa la table, les pierres, leurs corps. Elle résonna dans la moelle, dans les organes, dans les mots tus.
Yalis retourna le miroir. Dans la surface noire, ils virent autre chose : une silhouette penchée, floue, stable. Lige. Non pas présent, mais reflété. Comme une rémanence.
— Il veille , souffla Yalis.
— Ou il écoute , ajouta Orvain.
Elom ne dit rien. Il savait désormais que le glyphe ne s’était pas adressé à lui. Il était passé par lui.
La pièce changea. Lentement. Les objets perdirent leur épaisseur. Les toiles se ternirent. Les couleurs s’effacèrent. Le glyphe aussi — non par retrait, mais par intégration. Il n’avait pas disparu. Il avait rejoint les fibres du monde. Orvain ouvrit son carnet. Sa plume resta sèche. L’encre glissa comme sur du verre. Il referma le cahier, sans colère.
— Ce que nous avons vu ne s’écrit pas.
Alors un bruit se fit entendre. Un déclic. Une porte. Mais pas celle qu’ils avaient franchie en entrant. Une autre. Dans un recoin de mur qui n’existait pas une minute auparavant.
Yalis se leva. Elle avança. Elle posa la main sur la poignée et l’ouvrit sans attendre. Derrière, un escalier en colimaçon, étroit et pierreux, montait dans une pénombre douce. On ne voyait pas où il menait. Elle se retourna vers Elom.
— Le reste dépend de toi.
Il observa une dernière fois la salle. La table était vide. Le miroir éteint. La coupe muette. Il inspira. Puis il avança. Ses pas ne faisaient plus de bruit. Comme si le sol l’attendait. Il franchit le seuil. Et la porte disparut derrière lui.
L’escalier ne menait pas vers le haut. Elom descendait. Mais ni en profondeur, ni en souterrain. Il descendait comme on glisse entre les lignes d’un livre ancien, vers un étage non cartographié du langage. Les murs étaient devenus lisses et sombres, recouverts d’une matière insonorisante, ni pierre ni métal. Chaque pas semblait absorbé, avalé par le silence.
À la troisième volute, Yalis le rejoignit, les traits figés, le regard encore tourné vers l’intérieur. À la suivante, Orvain apparut derrière eux, plus lent, légèrement courbé, le souffle précautionneux. Aucun mot ne fut échangé. Il n’y en avait pas besoin.
L’escalier s’interrompit. Une porte attendait. Haute, étroite, sans poignée, comme coulée dans un métal mat aux veines profondes. Elle semblait émettre une discrète pulsation, presque organique. Lorsqu’ils approchèrent, elle glissa latéralement, révélant une salle basse, nue, et d’un calme absolu.
Au centre, un homme les attendait. Il était petit. Et pourtant, il occupait l’espace avec une autorité qui ne tenait ni au geste ni au mot. Une verticalité tendue, comme si son squelette était tiré par une règle invisible. Il était droit, mais sans raideur. Stable. Centré. Présent. Sa silhouette fine trahissait l’habitude du silence plus que celle du mouvement. Son âge était indéfini : la peau lisse, presque translucide, mais les tempes argentées. Le front haut. Le visage étroit. Le regard d’un gris pâle, presque effacé, mais vif. Quand on croisait ses yeux, on avait l’impression d’être replacé dans une syntaxe plus ancienne. Il portait un manteau long, noir aux reflets de plomb, sans coutures visibles, dont le col remontait jusqu’à la mâchoire. Une ligne unique de boutons scellés, comme des points de scansion.
À sa main droite, un gant de cuir noir, lisse, parfaitement ajusté. À sa main gauche, nue, il tenait un second gant retourné, vide. Il ne le rangeait pas. Il le portait. Comme un rappel.
Il ne fit aucun geste d’accueil. Il ne s’inclina pas. Il n’annonça rien. Mais Orvain le reconnut aussitôt. Il baissa le regard, et s’inclina.
— Monsieur le Délégué.
Yalis en fit autant, plus lentement. Elom ne bougea pas. Il observait. Et il sentait — sans comprendre — que cet homme prenait de la place, non par sa taille, mais comme le sujet d’une phrase importante. Tout tournait autour de lui, comme autour d’un point de stabilisation. Alors l’homme parla.
— Je suis Isador Vennec. Délégué Principal de la Voix Supérieure.
Sa voix était basse, limpide, parfaitement articulée. Elle ne vibrait pas, mais s’inscrivait. Chaque mot semblait avoir été choisi longtemps à l’avance, pesé, limé, poli. Il parlait comme on écrit un décret. Il tourna lentement la tête vers Elom, et le fixa longuement. Pas d’hostilité. Pas de douceur. Une observation sans affect, mais sans dureté non plus. Un regard cadastral.
— Tu es passé par la Salle de Formulation. C’est irréversible.
Il attendit une seconde. Puis poursuivit.
— Tu as été traversé. Tu n’as pas seulement vu. Tu as été écrit. Cela t’oblige. Et cela nous oblige.
Il pivota d’un quart de tour. Derrière lui, un passage s’ouvrit, sans bruit. Un couloir large, éclairé par une lumière grise et stable, sans source apparente.
— Le Conseil souhaite t’observer. T’écouter. Et peut-être, te comprendre. Avant qu’il ne soit trop tard.
Il ne bougea pas davantage. Il n’invita pas. Il attendit. Elom fit un pas. Et soudain, il comprit ce qu’il ressentait. Ce n’était pas de la peur, ni de la soumission.
C’était une syntaxe plus grande que lui, dans laquelle il avait été placé. Alors il avança.
Et Isador Vennec referma la marche derrière lui, gant vide à la main gauche, comme un mot non prononcé qu’il gardait prêt.
Ils marchèrent en silence. Le couloir n’était pas long. Mais il s’étirait comme un murmure contenu. Les murs, d’un gris mat et sans reflet, semblaient faits d’un tissu lourd, absorbant, insonore. À chaque pas, Elom avait l’impression de s’enfoncer plus profondément dans une syntaxe étrangère. Un lieu où même les pensées devaient se taire.
L’air était sec, presque stérile. On n’y percevait ni odeur, ni courant, ni résonance.
Même les souffles paraissaient suspendus. Elom avançait entre Yalis et Orvain, les épaules tendues. Ses bras le long du corps, les mains serrées dans ses manches. Il avait l’impression de marcher vers un bord sans garde-corps.
Depuis des jours, tout s’enchaînait autour de lui : La salle du Scriptorium. La Rue de la Clôture. La lumière blanche. Le mot qu’il avait involontairement stabilisé. Lige. Puis la Salle de Formulation — et maintenant ce silence, plus épais que tous les autres. Il ne savait toujours pas ce qu’était le Cadastre. Une administration ? Un organe mystique ? Une langue rendue corps ? Tout ce qu’il percevait, c’était qu’il ne comprenait rien — et que ce rien l’avalait.
Il tourna légèrement la tête vers Orvain. Son regard, d’ordinaire ancré, tremblait un peu. Il ne parla pas. Mais ses yeux suffisaient. Orvain ralentit d’un pas, se plaça à sa hauteur.
— Tu n’es pas seul, Elom.
Elom ne répondit pas. Sa gorge était sèche. Il voulait croire Orvain, mais tout ici contredisait cette phrase. Il n’était plus un enfant. Il le sentait. Mais il n’était pas non plus un homme. Il n’était rien de ce que ces lieux reconnaissaient. Il était un écart.
La porte apparut soudain, au bout du couloir. Haute. Blanche. Lisse comme du silence condensé. Pas de poignée. Pas de serrure. Une simple paroi de matière pure, tendue vers l’effacement. Vennec s’arrêta. Il traça trois gestes précis dans l’air. La surface se dilata sans bruit. Derrière : un sas. Vide. Inondé d’une lumière blanche, douce mais sans chaleur. Le sol semblait souple, presque liquide. Les murs trop lisses pour exister vraiment.
Ils s’arrêtèrent au seuil. Vennec se retourna. Sa voix était toujours aussi calme, toujours aussi lente.
— À partir d’ici, vous ne parlez que si l’on vous adresse la parole. Aucun mot ne doit être prononcé sans nécessité. Le silence fait partie de ce qui va suivre.
Il regarda Elom, comme on observe un texte difficile.
— Tu seras reçu seul. Le Conseil des Sept Syllabes est réuni. Il souhaite t’entendre.
Un silence. Puis :
— Ce n’est pas un jugement. Ce n’est pas une condamnation. C’est une écoute. Mais une écoute qui engage.
Elom sentit son ventre se nouer. Il déglutit sans bruit, détourna le regard — vers Orvain, puis vers Yalis. Ses lèvres ne bougèrent pas, mais ses yeux demandaient : Dois-je vraiment ?
Orvain posa une main brève sur son épaule.
— Je peux l’accompagner ? Juste… pour rester debout, derrière lui.
La voix était basse. Mais nette. Vennec secoua lentement la tête.
— Non. L’écoute ne tolère aucune interférence. Même bienveillante.
Il attendit un instant, puis se tourna de nouveau vers Elom.
— Tu peux entrer. Ils attendent.
Elom fit un pas, puis un autre. Chacun s’enfonçait dans un sol qui refusait l’écho. Le sas le happa comme un souffle inversé.
Derrière lui, Orvain murmura — assez bas pour que seul Yalis l’entende :
— Ils veulent savoir ce qu’il est. Moi, je veux juste qu’il tienne debout.
La lumière enveloppa Elom. Et la porte se referma sans un son.
Il sortit lentement, comme on émerge d’un lieu où la lumière n’a pas encore été inventée. Les parois du couloir vibraient encore d’un silence trop dense pour être vide. Elom avançait, les jambes lourdes, la gorge sèche. Ses doigts picotaient comme s’ils avaient effleuré une parole brute, non filtrée.
Orvain l’attendait. Adossé au chambranle d’un passage secondaire, les bras croisés, le visage tiré par une veille trop longue. Il ne dit rien d’abord. Se contenta de sonder les yeux d’Elom. Il y lut quelque chose d’indicible — pas une peur, pas une révélation. Une torsion. Une charge. Puis il parla, d’une voix plus grave que d’habitude.
— Alors c’est fait. Tu y es allé.
Elom hocha la tête.
— Ils ne m’ont pas jugé. Ils… ont entendu.
Orvain ne répondit pas tout de suite. Il poussa un soupir bref, puis lui fit signe de le suivre.
— Aller, viens. Je t’emmène chez moi. On nous a confié du temps. Je t’expliquerai.
Ils marchèrent en silence, enfonçant leurs pas dans les artères souterraines du Cadastre. Ici, la pierre portait des veines d’encre sèche, les arches avaient des courbures grammaticales, et chaque croisement semblait dicté par un lexique invisible. Ils passèrent un porche marqué du glyphe de surveillance restreinte, longèrent une galerie d’échos fixés, et descendirent trois volées d’escaliers jusqu’à un quartier secondaire, presque résidentiel.
Orvain s’arrêta devant une porte de bois noir, gravée de lignes suspendues. Il sortit une clef d’os blanchi, ouvrit.
— Ce n’est pas grand. Et c’est loin d’être rangé. Mais c’est là qu’on t’attend.

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