Chapitre 13 Partie 2 — Rien ne tient sans nom ni silence
Le couloir s’ouvrait sous lui comme une phrase trop lente. Chaque pas déployait une vibration ancienne, que la pierre ne renvoyait pas. Elle absorbait.
La lumière n’était pas posée. Elle suintait des murs. Fine, veineuse, couleur d’encre diluée. À mesure qu’il avançait, l’air devenait plus dense, plus calme, plus attentif. Comme si la matière, elle aussi, retenait son souffle. Au bout, une ouverture, une porte. Aucune poignée. Aucun seuil.
Sept marques à peine incisées : un crochet, un point suspendu, une boucle ouverte, un trait oblique, une ligne tremblée, une absence, un vide. Quand sa paume toucha la matière, elle se rétracta. Non comme une porte. Comme une mémoire qui cède.
La Chambre aux Sept Retenus ne se montrait pas. Elle effaçait autour d’elle tout ce qui n’était pas nécessaire. L’air y était ancien. Dense. Comme s’il portait encore le poids des souffles retenus. Le sol formait une spirale descendante. À son centre, une table noire, basse, sans veines ni reflets. Sur elle, une sphère. Pas posée — installée. Un œil sans iris. Une bouche close. Autour : sept alcôves. Dans chaque repli du mur, une forme, vivante, mais en suspens.
Un homme sans paupières, les yeux fixés vers l’intérieur. Un enfant ou un double, assis dans un cercle de craie. Une silhouette couverte de glyphes inachevés, respirant très lentement. Un corps de papier, cousu de lettres dormantes. Une femme voilée d’un tissu noir vibrant à peine lorsqu’elle respirait. Un vieux scribe, les doigts figés dans une position d’écriture jamais accomplie. Et un corps sans âge, assis, tenant un nom qui ne lui appartient pas.
Elom s’avança. Il s’agenouilla. Pas devant la table. Mais devant ce qui, dans ce lieu, retenait le Verbe sans le dire. Il ne toucha rien ni ne dit rien. Mais la sphère s’éveilla. Un frémissement. Un écho de souffle. Et sous ses paupières, un fourmillement : comme si une phrase cherchait à naître mais hésitait encore.
Dans une alcôve, un souffle s’éleva, sans voix, sans bouche :
— Ce qui est retenu n’est pas ce qui se cache. C’est ce qui s’ouvre plus lentement.
Il ne comprit pas. Mais il acquiesça. Il savait, dans le poids de son sternum, que cette phrase n’était pas une énigme. Mais un miroir.
Il ferma les yeux. Et dans l’angle entre deux alcôves, l’air se densifia.
Quelque chose — ou quelqu’un — était là. Une forme, une fracture maintenue. Une densité dans l’absence. Lige. Non vu ni même pressenti. Il semblait plutôt… traduit dans l’espace.
Un silence plus tendu s’étira dans la Chambre. La sphère réagit. Une lumière s’y dégageait, fine, oscillante, comme si le centre même de la matière hésitait entre énoncer et taire.
Elom inspira. Non pour dire, mais pour tenir. Et la salle, lentement, sembla respirer plus bas autour de lui. Dans une niche, un mot effacé tenta de réapparaître. Sur une peau. Dans un souffle. Mais il échoua. Et se reposa.
Sur la table, la sphère n’émettait ni ne reflétait de lumière. Elle l’absorbait. Elle avait cessé d’être une bouche. Elle devenait oreille. Et Elom, à genoux, comprit que ce lieu n’était pas là pour décider. Il était là pour entendre ce que le monde ne savait plus formuler. Il resta Jusqu’à ce que la lumière s’atténue. Jusqu’à ce que les sept souffles retombent dans leur rythme initial. Jusqu’à ce que Lige, doucement, disparaisse de l’espace sans y laisser de trace. Et alors seulement, Elom se leva. Et sortit.
Il sortit lentement, comme on émerge d’un lieu où la lumière n’a pas encore été inventée. Les parois du couloir vibraient encore d’un silence trop dense pour être vide. Elom avançait, les jambes lourdes, la gorge sèche. Ses doigts picotaient comme s’ils avaient effleuré une parole brute, non filtrée.
Orvain l’attendait. Adossé au chambranle d’un passage secondaire, les bras croisés, le visage tiré par une veille trop longue. Il ne dit rien d’abord. Se contenta de sonder les yeux d’Elom. Il y lut quelque chose d’indicible — pas une peur, pas une révélation. Une torsion. Une charge. Puis il parla, d’une voix plus grave que d’habitude.
— Alors c’est fait. Tu y es allé.
Elom hocha la tête.
— Ils ne m’ont pas jugé. Ils… ont entendu.
Orvain ne répondit pas tout de suite. Il poussa un soupir bref, puis lui fit signe de le suivre.
— Aller, viens. Je t’emmène chez moi. On nous a confié du temps. Je t’expliquerai.
Ils marchèrent en silence, enfonçant leurs pas dans les artères souterraines du Cadastre. Ici, la pierre portait des veines d’encre sèche, les arches avaient des courbures grammaticales, et chaque croisement semblait dicté par un lexique invisible. Ils passèrent un porche marqué du glyphe de surveillance restreinte, longèrent une galerie d’échos fixés, et descendirent trois volées d’escaliers jusqu’à un quartier secondaire, presque résidentiel.
Orvain s’arrêta devant une porte de bois noir, gravée de lignes suspendues. Il sortit une clef d’os blanchi, ouvrit.
— Ce n’est pas grand. Et c’est loin d’être rangé. Mais c’est là qu’on t’attend.
L’intérieur exhalait une odeur dense, faite de cire fondue, d’encre sèche et d’un soupçon de résine ancienne. L’espace n’était ni vaste, ni étroit, mais saturé. Saturé de choses, de traces, de fragments de monde.
Il y avait là un vieux fauteuil dont le cuir s’était affaissé sous des lectures silencieuses, une table centrale envahie de rapports déliés, des étagères inégales où s’entassaient objets, fioles, carnets à moitié remplis, et codex empilés en oblique. Sur un buffet bas, une lampe à encre figée projetait une lumière molle, oscillant entre le bleu et l’ambre. Deux encres étaient mêlées dans le réservoir — comme si Orvain n’avait jamais pris le temps de trancher entre deux usages. Un manteau dormait sur le dossier d’une chaise. Des cartes verbales, incomplètes, s’entassaient dans un coin. Sur le rebord d’une étroite fenêtre murée, un galet gravé du mot silens en alphasyllabaire ancien.
Elom resta debout, silencieux. Il ne comprenait pas encore. Mais il observait. Il vit les piles non classées, les objets sans contexte, les instruments d’Arpenteur posés là comme abandonnés entre deux urgences. Il vit aussi l’ordre sous le désordre : une logique que seul le chaos avait su rendre habitable.
Orvain n’était pas un homme désinvolte. Ce désordre n’était pas un abandon. C’était un choix — ou peut-être une lassitude maîtrisée.
— C’est ici que je vis, dit-il simplement en posant sa bure, et c’est ici que tu vivras aussi.
Elom fronça les sourcils.
— Pourquoi ici ? Pourquoi chez vous ? Pourquoi ne puis-je pas rentrer à Saint-Mathieu ?
Orvain le regarda. Il semblait chercher ses mots non pas dans sa bouche, mais dans les lignes du mur derrière lui.
— Parce que c’est ce qui a été décidé. Une audience a eu lieu lorsque tu étais sans la chambre des sept silences. Yalis et moi étions présents. Le Conseil des Sept ne t’a pas jugé. Mais ils savent qu’on ne peut pas… te aller. Ni te fixer trop tôt. Tu es une tension. Une phrase suspendue.
Elom détourna le regard. Son dos s’était tendu. Il se crispa.
— Donc je suis un danger. Une anomalie. Et vous êtes là pour me surveiller.
Orvain soupira, marcha vers un meuble bas et sortit deux verres sans pied, aux parois gravées de symboles protecteurs. Il en remplit un avec de l’eau, l’autre avec un vin rouge sombre.
— Pas pour te surveiller. Pour t’accompagner. Et essayer de comprendre.
— Mais je ne suis pas libre.
— Non.
Le mot tomba, net. Orvain ne le retint pas.
— Et ça te semble juste ?
Elom le fixait à présent. Une colère froide, encore contenue, perlait dans sa voix.
— On m’extirpe de l’orphelinat. On m’observe en audience, on m’enferme dans une salle avec sept présences muettes. Et maintenant on m’impose un tuteur, un toit, comme si je devais m’en réjouir ?
Orvain s’approcha, posa le verre sur la table.
— Écoute. Personne ici ne prétend que c’est simple. Tu n’es pas un objet. Tu n’es pas non plus un garçon ordinaire. Tu sais ce que tu es toi ?
Elom resta muet.
— Tu es instable. Innomé, tu portes quelque chose qui ne se laisse pas classer. Le Verbe t’effleure sans t’habiter. Tu n’es pas dangereux par essence. Tu es… trop tôt. Trop neuf. Et ce monde ne sait pas encore faire avec ça.
Un silence s’étira. Puis Elom murmura :
— Vous avez peur de moi.
Orvain marqua un temps. Il ne détourna pas les yeux.
— Non. J’ai peur… de ce qu’on ferait de toi si tu étais confié aux mauvaises mains. J’ai vu ce que le Cadastre fait quand il a peur. Et je n’ai pas envie de te voir enfermé dans une Chambre scellée pour apaisement administratif. J’ai vu aussi ce qui n’est pas nommé peut faire. Fracture, déliement… Alors je me suis porté volontaire.
Elom le regarda, plus attentivement. Quelque chose venait de se fendre. Il ne savait pas encore s’il s’agissait d’un mur ou d’un masque.
— Pourquoi vous ?
Orvain haussa légèrement les épaules.
— Parce que je suis déjà plein de fissures. Et je pense sincèrement que les tiennent ne sont qu’un ouverture sur ce qu’on peut voir au travers.
Elom hocha doucement la tête. Quitte à être surveiller, autant que ce soit l’Arpenteur qui s’en charge. D’une certaine manière, il avait confiance en cet homme. Il ne l’avais pas jugé, il l’avait écouté et accepté. Sentant le sujet clos, Orvain désigna une porte latérale.
— Là, c’est ton espace. C’est un bureau, pas une chambre. Mais je t’ai installé un lit. Des livres t’y attendent. Rien d’officiel. Des lectures… désaccordées.
Il ajouta, plus doucement :
— Je ne suis pas ton geôlier, Elom. Je suis ton témoin. Et ton guide, si tu l’acceptes.
L’enfant resta immobile un instant, les épaules un peu plus basses. Puis il hocha la tête. Lentement.
Il passa le seuil de la pièce annexe. Et il comprit, à l’odeur de parchemin, à la poussière dans la lumière, à l’encre figée sur le coin d’un bureau, qu’un nouveau chapitre s’ouvrait — non pas dans un livre, mais dans sa propre syntaxe.
La petite pièce était éclairée par une lampe à encre tiède, suspendue au-dessus de la table. La lumière oscillait doucement, caressant les murs couverts de cartes effacées et de fragments de rapports suspendus par des pinces rouillées.
Le repas était simple mais chaud. Pain dense aux graines, œufs pochés dans une infusion sombre d’herbes, racines en tranches, et une boisson légère aux notes de genièvre. Orvain mâchait avec régularité. Il ne remplissait pas le silence, mais ne le craignait pas non plus. Elom, en face de lui, buvait à petites gorgées. Il hésitait à parler, puis se lança.
— Vous vivez seul, depuis toujours ?
Orvain haussa les épaules.
— Depuis que je suis ici, oui. Mais avant, j’ai partagé bien des chambres. Trop étroites. Trop bruyantes.
— Avant… c’était quoi, votre vie ?
Orvain s’interrompit, les doigts posés sur la céramique chaude de son bol.
— J’étais étudiant à Neuville. Langues mortes. On m’avait prédit une carrière en lexicologie comparative, peut-être dans l’analyse pré-verbale.
Elom haussa les sourcils.
— Et pourtant vous êtes devenu Arpenteur.
— Pas tout de suite. Il fit tourner le fond de son verre. Il y a eu… la fracture de Marseille.
Le nom résonna doucement. Elom attendit, attentif.
— Une mission d’observation. J’étais là comme stagiaire pour un professeur d’herméneutique des sons déliés. J’ai assisté à une disjonction. Mon professeur a tenté une reconstitution syntaxique trop audacieuse. Un paragraphe mal stabilisé. Deux étudiants ont perdu l’ouïe verbale. Moi, j’ai vu l’envers de la langue. Ce jour-là, j’ai compris que les mots ne sont pas des outils. Ce sont des risques.
Il reprit une bouchée, mastiqua longuement.
— Suite à cette disjonction, le quartier du Panier avait commencé à produire une langue inversée — des mots oubliés ressurgissaient dans les caniveaux, au creux des marches, dans les fissures.
Il reprit :
— Un soir, je suis descendu dans un ancien atelier de relieurs. L’air y était épais. Et j’ai glissé. Je suis tombé… mais pas dans un escalier. J’ai chuté dans un espace entre deux syntagmes du réel.
Son regard se perdit un instant dans la lumière.
— La pièce respirait. Lentement. Comme si le lieu lui-même hésitait à rester écrit. Et là, au sol, une fracture. Pas une faille, non. Une phrase ouverte. Vivante. J’ai voulu fuir. Mais je l’ai nommée. Par instinct. Ou par appel. Et le lieu s’est refermé.
Un silence tendu suivit ses mots. Elom murmura :
— Et ça… ça vous a rendu arpenteur ?
Orvain souri.
— Quelques semaines plus tard, une délégation m’a convoqué. Ils m’ont testé. Vérifié mes traces de nomination. Puis on m’a proposé de me former.
— C’est quoi… la formation d’un arpenteur ?
Orvain sourit légèrement.
— D’abord, on désapprend. On te dépouille de tes certitudes syntaxiques, de tes réflexes grammaticaux. Ensuite, on t’immerge dans les Fractures stables. Tu y passes des jours. Tu écris, tu observes, tu n’interviens jamais. Tu passes de jours entiers dans une pièce de silence.
Il se pencha, plus grave.
— Puis, si tu tiens… on te donne ta première stabilisation. Sous supervision. Le plus souvent, tu échoues. Et on attend encore.
Elom fronça les sourcils.
— À l’orphelinat, on disait que les Arpenteurs étaient des chasseurs d’ombres. Qu’ils devenaient sourds à force d’écouter des silences qui parlent. Ou même, on disait les Arpenteurs étaient comme des exorcistes. Qu’ils chassaient des phrases folles qui se cachaient sous les villes.
Un éclat bref traversa le regard d’Orvain.
— Pas tout à fait faux. Certains se perdent. D’autres se referment. Il faut une forme d’insensibilité très précise… ou une blessure qui saigne juste assez pour qu’elle reste ouverte à la voix du monde.
— Vous avez une blessure ?
Le silence qui suivit fut long. Puis Orvain répondit doucement :
— Tout arpenteur porte une fracture. Visible ou non. La mienne est intérieure. Mais elle tient.
Ils mangèrent en silence, un moment. Puis Elom murmura :
— Vous avez dit que vous n’avez pas peur de moi..
Orvain releva lentement la tête. Le regard qu’il posa sur Elom était précis, ni dur, ni doux.
— Je crains que d’autres aient peur de toi. Et qu’ils agissent selon cette peur. C’est différent.
— Mais vous, alors ?
— Moi, je sens que tu es en train de naître à quelque chose. Et qu’il vaut mieux être près de toi quand ça arrivera, que trop loin pour comprendre.
Elom baissa les yeux. Le bol entre ses mains tremblait un peu.
— C’est difficile de ne pas savoir si on est un problème, ou une réponse.
Orvain soupira. Il s’appuya contre le dossier de sa chaise.
— Tu n’es ni l’un ni l’autre. Tu es un seuil. Un passage encore informe. Et tu es ici pour apprendre à ne pas être défini trop tôt.
Puis, avec une voix plus posée :
— Tu seras témoin, non outil. Jamais instrumentalisé. Pas tant que je veillerai.
Ils terminèrent le repas. Plus tard, Orvain débarrassa, et proposa une infusion allongée d’un alcool doux. Elom refusa d’un geste.
Il regardait les flammes d’une lampe d’angle, perdu dans ses pensées. Un fragment de paix flottait dans l’air. Comme si, dans ce chaos d’objets, une cohérence silencieuse s’était installée — entre deux blessures, deux silences, deux présences.

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