Chapitre 14 Partie 1 — Tamiser l’oubli

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Pour Elom (je crois que c’est comme ça qu’on écrit ton prénom)

Bonjour Elom,

je voulais dire que tu me manques beaucoup. Même si t’étais pas toujours là avec nous, ben c’était mieux quand t’étais là. Même les murs ils font pas pareil sans toi.

Depuis que t’es parti, Gros Abel il parle plus trop. Une fois je lui ai dit une blague et il a rien fait. Il m’a juste regardé avec ses gros yeux tout mouillés. C’est pas normal. Il fait que regarder le sol maintenant. Moi je crois qu’il t’attend.

Victor il fait le grand, mais moi je l’ai vu pleurer dans le jardin derrière le gros tilleul. Il croyait que personne voyait. Mais moi je vois.

Et Éléonore elle écrit tout le temps dans ses carnets. Elle dit qu’elle comprend des choses maintenant, mais moi je comprends pas ce qu’elle comprend. Mais je crois que ça a un rapport avec toi. Elle a même dit une fois qu’on t’a pas encore assez écouté. Moi je t’écoutais bien. Même quand tu parlais pas.

Aussi, une fois, dans le couloir des lavabos, j’ai entendu un mot qui voulait pas se montrer. C’était comme un mot-fantôme. Il faisait shhhh…é…lo… et puis il est parti. J’ai eu un peu peur. Mais après j’ai pas eu peur. Parce que je crois que c’était toi.

Y a une sœur qui m’a aidé pour écrire ça. Mais j’ai fait les dessins tout seul. Regarde derrière, c’est nous deux. Moi j’ai mis que j’ai un grand chapeau parce que je suis devenu le protecteur maintenant. C’est Gros Abel qui me l’a dit sans le dire.

Voilà. Reviens pas trop vite si tu dois faire un truc important. Mais oublie pas. On t’attend. Même les pierres du jardin elles savent ton nom.

Ton ami,

Jean-Loup

(6 ans presque 7 sauf que pas encore)

Il n’y avait pas d’horloge dans l’appartement d’Orvain. Aucune vibration de cadran, pas de tic-tac ancien ou de battement lumineux. Rien pour dire le temps autrement que par les gestes répétés, lents, pesés. Elom comprit très vite que la vie ici n’était pas rythmée par le monde d’en haut. C’était un autre calendrier — un temps verbal, plus qu’un temps solaire.

L’appartement s’enfonçait dans la roche comme une fracture domptée. Trois pièces, sans porte. Des parois lisses, d’un gris mat, parcourues par endroits de fibres translucides qui palpitaient doucement, comme si elles filtraient le silence. L’éclairage, d’origine verbolumique, réagissait à la densité des pensées. Les lumières se tamisaient quand Orvain se taisait trop longtemps. Parfois, elles s’éteignaient totalement.

Il ne savait déjà plus très bien depuis quand il était ici. Le Conseil lui paraissait loin, comme une parole lancée à des kilomètres. Il avait cessé de penser à l’orphelinat, à Victor, à Éléonore — non pas par volonté, mais parce que le silence l’avait envahi.

Les jours qui suivirent s’écoulèrent comme dans une matière différente. Plus lourde. Plus feutrée. Comme si, au sein même du Cadastre, le temps s’était décidé à ne pas tout dire. Chaque matin, Orvain réveillait Elom en frappant doucement contre le chambranle de sa porte. Il ne disait pas un mot. Le rituel était muet : un bol de lait épicé, du pain au levain, un fruit — souvent une pomme à la peau mate — et du café. Il posait une cafetière noire sur une plaque gravée de syntagmes de chauffe. Le liquide bouillait sans flamme.

Puis ils partaient, descendaient les ruelles souterraines du Cadastre. Ce monde-là, sous la ville, semblait presque infini. Des couloirs aux murs chiffrés de glyphes d’orientation, des carrefours où l’on ne tournait jamais à gauche, des ponts suspendus entre deux ailes d’archives mortes. Elom marchait dans le sillage d’Orvain, attentif à tout. Le sol changeait selon les zones : dalle de basalte verbé, parquet flottant, sable de craie fixée. Ils croisaient beaucoup de gens. Certains connaissaient Orvain, parlaient des dernières nouvelles, de zones floues, de mots retrouvés ou perdus. Parfois, ils rencontraient d’autres Arpenteurs — silhouettes ternes, regards voilés. Ils s’adressaient à Orvain, mais aucun ne saluait Elom. Il n’était ni nommé, ni reconnu.

Orvain l’amenait partout. Aux guichets d’interprétation lente, aux salles d’écoute des échos linguistiques, aux chambres d’effacement de syntagmes illégaux. Il ne le tenait jamais par la main, mais il vérifiait toujours qu’il suivait. Elom notait, retenait. Il apprenait.

Le soir, ils rentraient. Parfois tard. Orvain préparait un repas, ou laissait Elom composer le sien dans le désordre organisé de la cuisine. Ils ne parlaient pas beaucoup, mais les silences devenaient familiers.

Un jour, ils pénétrèrent dans une salle ronde, aux murs recouverts de glyphes flous. Une sorte de tablette flottait au centre, suspendue à rien, comme un mot qui hésite. Orvain resta longuement immobile, observant les pulsations de lumière autour du glyphe qui y reposait. Elom, debout à ses côtés, crut percevoir un frémissement. Le mot, si c’en était un, vibrait. Une note, presque inaudible, traversa l’air. Et dans cette vibration, Elom eut la certitude étrange qu’il l’avait déjà entendu — non ici, mais ailleurs. Peut-être dans un rêve. Peut-être dans un souvenir en devenir. Il voulut parler. Orvain leva une main sèche :

— Non. Pas encore.

La phrase s’interrompit en lui. Elle resta là, suspendue, comme une larme qu’on n’a pas versée.

Les jours s’enchaînèrent ainsi. Non pas semblables, mais à peine différents. Il notait mentalement les gestes d’Orvain, ses silences plus longs certains matins, ses soupirs involontaires, les moments où il relisait une même page deux fois. Un matin, l’Arpenteur posa sa tasse encore pleine sur la table, puis la reprit — vide. Pourtant il but comme si elle était pleine. Elom ne dit rien.

Il avait commencé à écrire, avec l’autorisation d’Orvain. Sur un carnet qu’il glissait sous son matelas. Ce n’était pas un journal. C’était… des fragments. Des impressions minuscules. Des impressions de déjà vu. Une scène qu’il pensait ne pas encore vécue, mais qu’il voyait comme un souvenir. Une voix — peut-être la sienne — qui murmurait : “tu seras ce que tu as déjà été.”

Une nuit, il rêva d’un escalier sans fin. Chaque marche portait un mot effacé. Et en bas de l’escalier, quelqu’un l’attendait. Quelqu’un sans visage. Mais qui connaissait son nom. Ce nom, pourtant, il ne le prononça pas.

Une fois par semaine, Orvain présentait un objet à Elom. Il sortait une petite boîte, un morceau d’encre figée, une lame de miroir tremblante. Il les posait sur la table :

— Dis-moi ce que tu ressens.

Elom observait. Il effleurait et il disait, puis écrivait.

Un après-midi, ce fut une pierre lisse, couleur de suie. Elle vibrait très légèrement, comme si elle contenait une rumeur ancienne. Elom la nomma à voix basse. Il ne sut jamais le mot qu’il avait prononcé. Mais la pierre se stabilisa. Orvain ne dit rien. Il la rangea avec soin.

— Il faudra noter ça. dit-il simplement.

Elom passait aussi du temps à la bibliothèque du Cadastre. Une aile latérale, réservée aux écrits stables. Des traités anciens sur les prémices de la Fracture. Des biographies d’Arpenteurs. Des cartes de propagation du silence.

Il apprit. Sur la création du Cadastre, né d’un effondrement langagier. Sur la fracture originelle. Sur les premières tentatives de nomination systémique. Il découvrit qu’avant le Verbe structurant, il y avait eu la terreur des mots déliés. Chaque lecture était une ouverture. Chaque nom un vertige.

Elom s’interrogeait. Pourquoi lui ? Pourquoi cette capacité à dire juste sans apprentissage ? Pourquoi cette sensation que les objets le regardaient avant qu’il ne les touche ?

Lige, lui, s’effaçait. Parfois, Elom le percevait : un reflet dans une vitrine, un souffle au passage d’un couloir, une présence retenue dans un pan de silence. Mais jamais il ne se montrait. Jamais il ne parlait.

Il y avait aussi Yalis. Elle recevait Elom deux fois par semaine dans une salle arrondie, remplie de coussins pâles et de cartes muettes. Elle lui posait des questions — sur ses rêves, ses silences, ses sensations. Elle ne cherchait pas à comprendre. Elle écoutait. Et parfois, elle lui racontait une fable, ou lui montrait une image instable, qu’ils observaient ensemble. Avec elle, Elom parlait plus facilement. Moins de peur. Moins de poids.

Parfois, il rentrait tard chez Orvain, les paupières chargées d’échos. Alors, il se couchait dans la chambre-bureau encombrée qui lui tenait lieu de refuge. Et, avant de dormir, il écrivait. Il écrivait dans sa tête, puis dans son carnet. Des phrases qui ne voulaient pas encore naître ou qui avaient déjà été. Mais qui veillaient, en silence.

Enfin, un autre matin, Orvain déposa sur la table un petit pain encore tiède, deux œufs durs, une infusion d’écorce. Il tendit à Elom une tablette d’ardoise et un sachet de cendres verbales, puis désigna la porte.

Ils marchèrent longtemps dans les couloirs d’entretien phrastique. Des zones rarement empruntées, où s’entassaient les rebuts du langage — résidus d’inscriptions avortées, fragments de syntagmes flottants, vestiges de noms jamais validés. Le silence y était granuleux et effrité.

Ils descendirent en silence par une rampe large, spiralée, sans éclairage direct. La lumière provenait des murs eux-mêmes — un pâle halo émis par des veinules verbales incrustées dans la roche, qui pulsaient à intervalles irréguliers. Plus ils s’enfonçaient, plus l’air devenait dense, saturé de silence compact.

Enfin, une salle s’ouvrit. Une nef basse, ovoïde, taillée directement dans une pierre phrastique stabilisée. Douze bassins y étaient disposés en cercle concentrique. De vastes cuves de roche sombre, profondes et immobiles, dont les rebords portaient d’antiques inscriptions effacées par l’usage. Tout autour, des fonctionnaires du Cadastre : Légifères, Arpenteurs de rang variable, jeunes apprentis. Chacun travaillait lentement, avec les mêmes gestes, les mêmes outils, la même attention suspendue. La hiérarchie et le rang semblaient ne pas avoir leur place ici.

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