Chapitre 14 Partie 2 — Tamiser l’oubli

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Le lieu sentait la cendre sèche, l’argile tiède, l’encre ancienne. Et au fond, quelque chose d’encore plus subtil : une odeur de mot effacé.

Orvain désigna l’un des bassins libres ou autours se trouvaient six plateaux remplis de poussière sèche, des outils cuivrés, des filets fins, des éponges poreuses, des cuillères torsadées.

L’arpenteur retira sa veste et s’adressa à Elom.

— Ce qu’on fait ici n’a pas de nom précis. On parle de “décrassage phrastique”. Certains disent aussi : tamiser l’oubli.

Elom s’agenouilla. Il observa la surface. Rien ne bougeait, et pourtant… quelque chose s’y passait.

— C’est vivant ?

— Non. Mais ça a contenu de la vie, celle du Verbe. Ce bassin reçoit ce que les syntagmes refusent. Ce qui a été formulé, mais pas adopté. Ce qui a été écrit, mais jamais achevé. Ce qui a été nommé et n’a pas tenu.

Il marqua une pause.

— Le Cadastre nomme sans fin. Parfois trop. Parfois mal. Chaque mot non fixé, chaque nom émis sans récepteur, chaque fragment trop faible pour rejoindre les registres descend ici. Attiré comme une encre par une plaque verbale.

— Ils tombent dans les bassins ? , demanda Elom.

— Ils glissent. Ils fuient. Ils s’égarent. Et ici, ils flottent, en attente. Parfois des jours. Parfois des décennies. S’ils ne sont pas extraits, ils s’agglutinent. Ils fermentent. Ils infectent les trames. Parfois ils ressurgissent. Ils représente un risque de fracture.

Il tendit à Elom une tige de cuivre terminée par une boucle.

— Tu plonges lentement. Tu racles ce qui flotte. Si ça accroche : tu tires. Si ça fuit : tu laisses. Tout ce qui veut rester, reste. Tout ce qui se laisse prendre est prêt.

Elom acquiesça. Il plongea l’outil. Une sensation étrange le parcourut — comme si le silence du bassin remontait le long de ses bras. Il toucha quelque chose de souple. Un fragment. Il le ramena doucement à la surface. C’était une peau de mot. Un morceau de phrase sans lettres, mais dont l’intérieur semblait vibrer encore, comme un organe asséché. Il le déposa dans un plateau tapissé de sable et de cendre linguistique. Le fragment émit un soupir à peine audible — un relâchement.

Orvain ajouta :

— Tu ne peux pas lire ce qu’il a été. Mais tu peux sentir ce qu’il veut encore.

Autour d’eux, les autres bassins étaient calmes. Mais à chacun, des mains œuvraient.

Un Légifère, aux tempes blanches, extrayait un fragment rougeâtre qu’il déposait dans un bol de sel cristallisé. Une apprentie, concentrée, notait des pulsations perçues sur un vélin de stabilisation. Un Gardien de Nominalité semblait prier à voix très basse, les mains suspendues au-dessus d’un fragment qui refusait de se déposer.

Personne ne parlait pour expliquer. Le geste était le savoir. Le silence, la méthode.

Elom reprit l’outil. Plongea. Dégagea un autre fragment. Puis un autre. Certains se dissolvaient au contact. D’autres tentaient de s’éloigner. Un mot — ou son cadavre — s’enroula autour de la boucle, puis s’effondra en poussière au contact de la cendre.

Il se redressa.

— Est-ce que certains… restent longtemps ?

— Oui. Et ils grossissent. Ils changent. Un jour, ils se prennent pour des noms. Et s’ils parviennent à remonter, ils s’inscrivent.

— Et alors ?

— Alors, quelqu’un les prononce. Et tout recommence. Les mots mal-nommés, les délitements…

Elom sentit quelque chose d’autre. Un fragment ne se laissa pas extraire, mais qui ne fuyait pas pour autant. Il monta seul, sans être cherché. À sa surface, rien de clair. Une courbe pâle, une épaisseur flottante. Il se pencha. Dans le miroir de la surface, il vit un homme. Un reflet âgé. Les traits tirés. Les yeux fixes. Le silence du regard plus profond. Il ne bougea pas. Il laissa ce visage le fixer. Il ne comprenait pas. Mais il savait. Quelque chose en lui, en eux, se reconnaissaient. Puis l’image disparut. Comme une page qu’on tourne trop vite. Il recula. Reprit son souffle.

Ils sortirent de la salle sans dire un mot. Le silence semblait les suivre comme une seconde peau, invisible, mais présente. Les couloirs paraissaient plus longs, les pas plus denses. Au croisement d’un escalier et d’une rampe inclinée, Orvain s’arrêta. Il renifla légèrement l’air, comme s’il captait une rémanence familière.

— Tu as faim ?

Elom tourna la tête, surpris par cette phrase inattendue après l’étrangeté du bassin.

— Je crois… oui.

Orvain esquissa un demi-sourire.

— Alors viens. Il y a un endroit. Pas loin. On n’y sert que ce qu’on sait faire. Et c’est déjà beaucoup.

Ils descendirent deux niveaux encore, puis traversèrent un passage voûté en ogive, dont les murs étaient tapissés de feuillets phrastiques asséchés, suspendus par des clous de cuivre. Certains dataient d’avant la 12e Consolidation. Personne n’y touchait. Au fond, une porte entrouverte laissait filtrer une lumière orangée et tiède. Une enseigne gravée directement dans la pierre indiquait, en lettres courbes : Le Sillon Court.

À l’intérieur, la chaleur était douce, stable, enveloppante. L’air sentait l’orge, la pâte cuite, et une pointe d’herbe sèche. Trois tables seulement, toutes en bois verbolié. Un comptoir bas, et derrière lui, un homme chauve aux yeux brillants, vêtu d’un long tablier blanc et taché noué par une corde grise. Il leva à peine le menton en apercevant Orvain.

— Deux bols, Monsieur Orvain ?

— Oui. Et ton pain. Celui au levain, le vieux.

Elom le regarda, interrogateur.

— Roger tient ce levain de son père, qui le tenait de son propre père, qui le tenait d’avant la fracture. Le pain qu’il en fait à un goût indéfinissable, littéralement. ON ne peut pas le nommer.

Ils s’assirent à la table du fond. Les murs étaient tapissés de menus obsolètes, fichées en quinconce, comme si le lieu abritait les restes de restaurants oubliés.

Un bol fumant leur fut servi, rempli d’un velouté épais, à la couleur cuivrée. À côté, deux tranches épaisses d’un pain dense, à croûte noire et mie souple, exhalaient une vapeur humide et rassurante, avec une touche d’on ne sait quoi.

Ils mangèrent d’abord sans parler. Le seul son était celui de leurs cuillères contre la porcelaine mate et le pain qu’on déchirait. Puis Elom s’arrêta. Il fixa le fond du bol, puis leva les yeux.

— J’ai vu quelqu’un.

Orvain ne releva pas la tête. Il trempa son pain dans la soupe. Elom reprit :

— Dans le bassin.

Il releva alors les yeux, lentement.

— Une silhouette ?

— Un homme. Immobile. Dans la surface. Ce n’était pas un reflet. Il était là. Comme… inscrit.

— Et ?

Elom chercha ses mots.

— Il me regardait. Pas comme une image. Comme… comme quelqu’un qui me connaissait déjà. Mais que je n’ai jamais vu.

Orvain mâcha lentement. Puis il posa sa cuillère.

— Tu l’as senti familier ?

— Non. Mais pas étranger. C’est autre chose. Comme… quelqu’un qui n’est pas encore.

Il rougit aussitôt. Il venait de dire cela sans réfléchir. Orvain, lui, ne sourit pas. Il baissa les yeux vers son bol, puis murmura :

— Parfois, le Verbe ne choisit pas un porteur. Il en tisse plusieurs. Parfois, il les montre. Par avance. Ou par retard. Mais pas pour expliquer. Juste pour préparer.

Il releva les yeux.

— Tu ne sais pas ce que tu as vu. Mais ce que tu a vu sait ce que tu es.

Un silence s’installa. Il n’était pas pesant. Il était dense. Chargé de forme. Puis Orvain ajouta, à mi-voix :

— Tu ne reconnais pas ce visage. Mais il te connaît. Ce que tu as vu n’est pas un avenir. Ni un souvenir. C’est un accord. Une ligne. Une promesse encore muette.

Ils terminèrent en silence. Avant de sortir, Orvain remercia l’aubergiste d’un signe très léger — paume levée, doigts repliés. Le geste des arpenteurs quand ils traversent une parole qui leur échappe.

Ce soir-là, Elom resta longtemps éveillé. Dans la chambre-bureau silencieuse, éclairée d’une seule ampoule verbolumique suspendue à un fil de cuivre, il prit son carnet. Il ne chercha pas les mots. Il ne nota rien. Il traça.

Au centre de la page, une forme naquit : un glyphe, ni symétrique, ni alphabétique. Composé de deux traits verticaux légèrement désaxés, reliés par une courbe suspendue, comme un arc retenu. Le trait vibrait. Il semblait tirer l’encre vers lui. Le papier ployait légèrement sous sa présence. Ce n’était pas une lettre. Ce n’était pas un mot. C’était une porte. Pas encore ouverte. Mais écrite. Elom le fixa. Il sentit une pression dans la poitrine, douce mais continue. Comme si ce glyphe appelait un souffle qu’il n’avait pas encore appris à donner. Il referma lentement le carnet. Et murmura :

— Ça me précède.

Dans un couloir loin dans les profondeurs du cadastre, bien au-delà des murs visibles, Yalis s’était arrêtée. Elle ne bougeait pas. Ses mains étaient croisées dans le dos, son regard posé sur un point que personne d’autre ne pouvait voir.

Puis elle inclina légèrement la tête, et ouvrit son carnet. Il était chaud, comme s’il avait été tenu longtemps entre ses mains. Et dans un souffle si ténu que le son ne traversa aucun mur, elle lit ce qui venait de s’y inscrire :

— Ce qui vient est déjà revenu.

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