La chasse

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Un souffle déjà chaud glissait, paisiblement vers l’horizon. Il s’intensifiera en un petit vent avec les premières lueurs nébuleuses de ce nouveau commencement. Le doux poudroiement dévoilera alors ses nappes rampantes. Elles recouvriraient comme un linceul les plaines rougeoyantes de latérite. Les troncs noirs torturés des arbres, tachetés du vert encore sombre des frondaisons, hachés de raies de lumière, comme dans une cathédrale indomptable, apparaîtront petit à petit, lacérant la brumaille. Se révélerait alors une savane sèche, aux herbes déjà craquantes et jaunies, jusqu’au lointain.

L’air vibrait d’insectes, gouttes d’or vrombissantes, acharnées, hématophages. Le campement se réveilla dans ce demi-jour encore bleu, incertain. Les êtres qui l’avaient monté la veille s'agitaient lentement, en silence dans un premier temps. Le crépitement orangé des feux de camp s'intensifiait, le café fumait bientôt et les tentes remballées dans les 4x4. La colonne de véhicules mugissante et malhabile se mit en branle, pesamment. Dans un long panache de poussière et de fumées noires, elle commença à entreprendre la traversée de ce paysage chaotique. La troupe cherchait ainsi à rejoindre le lieu fixé pour un safari d’une semaine.

Il leur faudrait encore des heures éprouvantes, à se faire rudement brinquebaler sur les ornières, les rocailles de ce décor de début du monde, où l’être humain semblait n’être qu'indésirable et prédateur. Au loin, les girafes fuyaient avec élégance.

Les voitures s'ensablèrent plusieurs fois. Il fallut parfois changer une roue aussi. Des heures sous un soleil de plomb, implacable, à s’échiner pour parcourir seulement quelques kilomètres. Devoir tout recommencer, une nouvelle fois. Jetant toutes leurs forces déterminées jusqu’au bord de l’épuisement, les poumons saturés de poudre de pierre sèche. Des gazelles dissimulées dans les herbes hautes, faisaient ondoyer la prairie lorsque d’un coup, elles bondissaient apeurées. Elles ne laissaient apercevoir que leur queue relevée haute et blanche d’alerte au sommet d’un bond suspendu de plus de deux mètres. Leurs sabots pointus traçaient des estafilades noires dans l'air. Exténués, ils s'approchèrent du point d’eau repéré sur une vieille carte d’état-major, imprécise, où ils pourraient enfin traquer du gros gibier. Il restait quelques détours enserrés dans un maquis dense et qui leur obstruait la vue. Ne résonnait dans cette brousse que les cris hostiles des cercopithèques vivants en groupe de plusieurs dizaines d’individus bruyants et qui parvenaient à couvrir le ronflement des moteurs. L’auto de tête stoppa à l’entrée d’une courbe resserrée. La situation, dans un premier temps, fut un peu confuse. Les autres véhicules à leur tour s’immobilisèrent sur cette piste rouge serpentant en zigzag, étouffée d’arbustes et d’épines qui griffaient dans un bruit crissant les carrosseries. Ils espéraient que la vue se libérerait, que le trou d’eau leur apparaîtrait dans sa pleine majesté bourbeuse et alors ils auraient eu la surprise de découvrir une colonie de guêpiers écarlates, par grappes ou par brochettes sur des branches posés ou en vol rapide et acéré, à l’affût de toute sorte d’insectes volants.

La voiture de tête s’était arrêtée à une dizaine de mètres d’un lion couché au milieu de la piste. Son ventre rebondi trahissait une pause de digestion après une chasse féroce. Très lentement, le conducteur s’approcha de lui et, avec mille précautions chercha à le dégager de son chemin avec son pare-buffle. Erreur monumentale ! Le lion bondit sur le capot du Land rover qui ploya sous les deux cents kilos de muscles. D’un coup de patte, il explosa le pare-brise et la tête du conducteur. Tout le corps bandé du fauve courroucé, le râble arc-bouté sur le métal, cherchait à déloger l’homme qui avait eu l’impudence de le déranger dans sa sieste. Bloc de crocs et de griffes blanches en avant d’une crinière folle et presque noire. La bête lui brisa la nuque en une seule morsure franche et nette. Ne parvenant pas à l’extirper de sa cage de fer, elle l’agrippait de toutes ses forces et fichait ses griffes tels des poignards furieux dans les chairs. Les autres passagers hurlèrent, terrifiés. Ils se réfugièrent entre les sièges sur le plancher de la voiture. Ils ne perçurent presque rien de la terrible curée. Seuls les rugissements effroyables et les mouvements nerveux, saccadés imprimés à l’habitacle trahissaient la fureur sèche et implacable de l’attaque.

L'arrière de la colonne ne comprit pas immédiatement la cause du nuage de poussière et de ces rugissements prodigieux. Avec difficultés, ils s’extirpèrent de leur siège, armes au poing, balles dum-dum engagées, freinés par les épines des acacias longues comme des doigts de sorcière, aigues comme des dagues. À coups de fusil dispersés, ils cherchaient à effaroucher ce qu’ils ne pouvaient pas encore voir, mais qu’ils devinaient avec abomination désormais. Le lion arrêta net sa tuerie et, dans un bond d’une souplesse incroyable, s’évanouit instantanément dans les bosquets d’épines. Le silence retomba, ponctué encore de détonations de fusil. Après un carnage de quelques secondes, les cris des hommes remplirent le calme sinistre. Le cadavre gisait désarticulé, à moitié sorti du poste de conduite. De terribles blessures à la tête et sur le corps, l'avaient transformé en une pathétique marionnette sanglante.

Loin d'être des enfants de cœurs, les passagers de ce funeste attelage sortaient cependant livides, muets malgré les théâtres de guerre qu'ils avaient connus. Biafra, Tchad, Angola ou Soudan. Les deux boys au teint olivâtre et aux yeux blancs qui roulaient dans leurs orbites et trahissaient l’horreur. Morve, bile, jets de vomissure jaunâtre les secouaient de violents spasmes. Quelques-uns, titubants, s’écroulèrent dans ce mélange de terre couleur de fer rouillé, souillé de leurs fluides, épouvantés.

Aucune coordination dans les premières heures. Quelques-uns, aidés par des négrillons, avaient cherché de leur propre initiative à abattre le lion. Ils s’étaient alors lancés à sa poursuite, sans eau ni vivre, animés par leur soif de vengeance. D’autres avaient dégagé la dépouille inerte, l’avaient enveloppée dans une couverture et chargée à l’arrière de la voiture pour la préserver des mouches déjà voraces. Ils nettoyèrent comme ils purent le siège ensanglanté, à l'aide de quelques jerricans d’eau pour un résultat médiocre. D’autres encore avaient essayé joindre par radio le parc qu'ils avaient quitté deux jours plus tôt, en vain, aucune liaison n’était plus possible. Trop enfoncés dans les terres, ils devaient rebrousser chemin au plus tôt. Le soleil écarlate commençait à décliner, le groupe de chasseurs n’était pas encore rentré et il était urgent d’établir un boma pour la nuit. Après autant d'urgences à gérer, plus personne ne se préoccupait des témoins du carnage. Cherchant à se remettre de leurs émotions, ils burent pour certains une flasque de whisky tiédasse qu’ils régurgitèrent aussitôt. À la nuit tombée, le groupe de chasseurs revint bredouille, harassé, au regard assassin et frustré. Décision fut prise de repartir au plus tôt le lendemain matin, manger frugalement ce soir et pour certains, essayer de voler quelques heures de sommeil.

Les hurlements quasi-continus d’une bande de singes verts rodant à la recherche de quelque nourriture à chaparder autour des véhicules hachèrent la nuit. Au retour, l'enfer les attendait. À la fatigue qui les abrutissait, à la chaleur de four et au soleil impitoyable qui les assommaient, à la route tourmentée de trous et de rochers qui tapaient dur leurs vertèbres, au bruit infernal et trépidant des moteurs qui les coupaient les uns des autres par un mur invisible dans leur incapacité à se parler, s’ajoutait désormais l’odeur méphitique du macchabée qui brinqueballait à chaque secousse du terrain.

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