Mania

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Voilà ! Plus une goutte ! C'est fait. Les Athéniens sont fous ; l'Acropole est perdue. L'ochlocratie, cette grosse bête, me condamne donc à périr, moi ! Moi, Socrate, à la mesure de toutes choses ! Moi l'ouvrier fort de l'expérience de son père ! Moi le guerrier nu-pieds à la force d'Arès ! Moi le débatteur le plus inspiré par les muses ! Moi le messager tant aimé de la Pythie de Delphes et de dieu – l'unique –, Apollon l'Oblique, au point qu'ils m'ont offert le don de voir, de voir que ce que je sais c'est que je ne sais rien ! Et ce qui fait de moi, d'après la bouche même de l'Oracle, le plus savant parmi les hommes et, en dépit de tout cela, je dois mourir ?!

Mes amis, d'ici ou ailleurs, ô Phédon, Apollodore, Antisthène, Simmias, Cébès, Criton et ton fils Critobule – ah vous êtes si près qu'il me manque de souffle pour tous vous présenter ! –, vous me pressez tant de vos corps et de vos paroles qu'il fait noir dans cette cellule pourtant à ciel ouvert. Mais soyez, pour l'heure, sans crainte. Cessez de vous ruer chacun votre tour ; n'embrassez donc pas mes mains comme vous le faites ; et gardez-vous enfin de chanter pour le moment vos adieux avec larmes qui coulent... ! Ne soyez point ridicules, j'ai encore un quart d'heure devant moi, ne mettons pas la charrue avant les bœufs ; vous aurez tout le temps de vous lamenter après sur le tombeau d'une âme, d'une âme bientôt mangée par les vers, d'une âme, voilà sept décennies prisonnière...

Aristophane, du dème de Cydathénéon, serait sans doute heureux d'entendre que je sens, pressens, une nuée de sensations bourdonnantes de toute part et le doute, je l'avoue, me saisit ; mea culpa fidèles athéniens. Je me lève... Oh ! Et titube par l'absence d'odeur familière alors que pourtant, vous, intimes depuis toujours comme vos odeurs que je reconnaîtrais parmi mille, m'entourez et angoisse, moi, mon corps, par la présence d'un silence alors que vous me parlez – la mort arrive. L'hostilité que j'y ressens à présent dépasse largement la crainte espérée de ceux qui la veille ont eu l'ignorance de formuler les chefs d'accusation – ah Mélétos, Polycrate, Anytos quel crime, quelle véritable impiété avez-vous faite à la philosophie ! – et dont je m'acquitte en ce moment même par la perte de mon équilibre qu'entraîne votre potion, réservée paraît-il seulement aux grands.

Cependant, j'ai encore assez de souffle pour vous dire qu'un autre procès se sera joué, souterrainement, comme c'est le cas pour, m'a-t-on dit, le Meursault de Camus : le vrai crime, le mien Antisthène, est sous l'écume des choses. Ce dont on m'accuse officiellement n'est pas ce dont on m'accuse en vérité. Et mon cœur ne s'emballe pas assez à cet instant pour me garder de vous dire que l'on ne si trompe pas ! Ô toi fils d'une mère d'origine thrace mais d'un père sans traces, toi qui me regardes et que je vois douter ! Qu'on ne croit pas qu'au prétexte que je le cite que je l'approuve : au contraire, sache et sachez tous ici et ailleurs que je réprouve avec force cet écrivain de l'absurde. Déjà parce qu'écrivain, et parce que celui-là croit à un théâtre ouvert sur un monde authentique comme les alchimistes de demain croiront à la pierre philosophale. Si je dois donc porter un peu de Camus, ce ne sera que par le nez ! La vérité ne peut être qu'une disciple Antisthène ; toi qu'on appellera bientôt le Cynique – le chien aboyant devant toutes conventions – ; et ce monde n'est et ne sera jamais effectivement qu'apparence.

Ce crime, en réalité, je le dis la tête haute et en prenant à témoin les dieux, renvoie à une espèce de flou comparable à une image dans l'eau, et pour cette raison même que cette sorte d'anamorphose baignée dans les profondeurs semble appartenir à un espace/temps ou révolu ou à venir, tout du moins à un espace/temps qui n'est pas le nôtre – personne n'y prête grande attention sans être troublé aussitôt par l'absurdité de ce monde : ses reflets aquatiques d'abord, terrestres ensuite et enfin du monde tout court. N'était le crime qu'on déclarait, on m'aurait au moins récompensé au Prytanée, et cela, je vous le confie cette fois sans ironie.

À ton tour, toi Apollodore, qui sculptes une statue de moi trop avantageuse pour qu'elle soit vraie, mais qui hésites à présent à approcher de moi ; apprends ici que c'est quand on voit la chose à nu, sans vêtements, sans atours, sans sculpture ! que l'on s'aveugle dans la vérité. La vraie lumière est dans la nudité des choses. Aussi la vérité gît-elle dans l'obscurité, non la noire, mais celle d'une lumière supérieure. Et un moderne à venir n'aurait-il pas bien fait d'avancer que le soleil ne se peut regarder fixement ? Et oserait-on me dire qu'Œdipe ne se serait pas crevé les yeux pour avoir "goûté" de la bouche ce que ses yeux salivaient de voir nu ? Ainsi, on gagne la vision par la perte de la vue, fût-elle sanglante. Ne vous en déplaise à vous jeunes gens et à vos yeux ébahis par ce que je vous révèle, car, je vous le déclare, telle est la vérité !

Ô grand homme ! Toi là-bas ! Adorateur jadis, puis brûleur de tragédies ! Toi à côté de mon ami le portier ! Apôtre de la Raison aujourd'hui ! Toi qui restes dans l'ombre et qui me lorgnes d'un œil inquiet – ma parole ! Ta bile est aussi noire que le cafard écrasé de sous ta sandale ! Sors donc des ténèbres, toi qui te prétends trop malade pour me voir de trop près, toi le plus fidèle parmi les fidèles ! Ne t'impatiente donc pas de mon bavardage et cultive la force d'attendre encore un peu avant d'écrire mes mémoires. Ecoute donc ceci et sans t'en désoler : la raison d'être de ce crime, dont le paiement se trouve au fond du verre, déjà vide – les choses sont faites –, et que je tiens de cette main-là, est, comme le disait le sage Démocrite, au fond d'un puits – je meurs à cause de la vérité ! Nous y voilà, brave que tu es. Pourquoi ai-je été condamné à boire, moi qui ne suis pourtant point déshydraté ? Boire pour assouvir la soif de vengeance de tout un peuple... Pourquoi ? À cause en effet de la vérité que, parmi les Athéniens, j'ai répandue tout au long de ma vie... à toi à qui je parle mais qui ne m'écoutes pas et qui demeures toujours dans l'ombre ! Celui-là même qui fera de moi le père à venir de la Philosophie ! Mais... mais là, ça tremble tout autour et je ne suis, maintenant que la chaleur partout me gagne, plus trop sûr de ce qu'est la vérité ! Ah mais voilà maintenant aussi que mon corps me lâche et que mon cœur s'accélère ! Qu'elles aillent donc au diable les prières des dieux ! Aide-moi surtout à m'asseoir Phédon, au lieu de pleurer comme les bonnes femmes qui vous ont précédés et que j'ai congédiées pour cette raison !

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