1 - Le Chanteur, Daniel Balavoine

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Oui maman, à tout à l'heure. » La jeune fille fit un rapide signe de la main à la Volvo grise qui démarra lentement devant le collège, puis se précipita vers l'immense perron qui menait à l'établissement.

  Le bâtiment était imposant, c'était probablement le plus grand du quartier. Le collège privé, Les Sœurs de l'Annonciation, devait sa renommée au fait d'être le plus grand monument de la ville ainsi qu'à sa sécurité et son encadrement militaire. Les Sœurs qui avaient en charge les élèves, si elles avaient consenti que le collège soit mixte, n'avaient pas pour autant considéré que la débauche, la violence et le laisser-aller soient nécessaires. Et c'est avec des mains de fers dans des gants de fers qu'elles dispensaient les cours.

  La jeune fille, sac à dos balançant à son épaule, se dirigea en trottinant vers son amie qu'elle avait aperçue plus loin.

  - Rachel ? Rachel ! …

  Ce ne fut que lorsque la main se posa sur son épaule que la dénommée Rachel se tourna en sursautant. Ses écouteurs enfoncés dans les oreilles, elle s'était réfugiée dans son monde, comme chaque fois qu'elle arrivait au collège.

  - Oh Rachel ! Ca fait quatre fois que je t'appelle ! Tu vas te ruiner les oreilles avec tes machins… D'ailleurs tu te rends sourde à quoi ?

  - Korn… Laisse tomber, se sentit-elle obligée d'ajouter devant la mine d'incompréhension de son amie.

  Du haut de son mètre soixante-dix, la blonde afficha une moue dubitative se demandant si elle lui parlait d'un groupe de musique ou d'une friandise de cinéma. Tandis que sa petite compagne brune qui tentait tant bien que mal de rattraper leurs douze centimètres d'écart avec ses talonettes haussait deux yeux verts profonds au ciel.

  - Salut Tina !

  - Salut Josh ! Répondit-elle d'un air désinvolte.

  - Tu fais quelque chose ce soir ?

  - Oui. Comme tous les soirs en fait. Je me douche, je mange, je travaille... Je dors... Pas toi ?

  La voix s'était fait tout autant sarcastique que naive. Et Rachel vit en Tina la poupée Barbie Badass. Derrière un air cruche se cachait la parfaite petite vipère. Le jeune homme qui avait abordée son amie baissa les yeux ne sachant quoi répondre et repartit sans dire un mot. Il n'avait meme pas remarqué la présence de la brunette.

  C'avait toujours été comme ça… Tina attirait tous les regards et Rachel était invisible. Mais elle aimait cette transparence, ce voile de brume qui l'environnait. Elle n'aimait pas etre le centre d'attention de tous. D'aussi loin qu'elle s'en souvenait, c'est-à-dire depuis l'âge de ses trois mois… Non, elle exagérait, depuis ses trois ans très exactement. Un Samedi après-midi aux courses, avec sa mère. Les gens avaient fini par la regarder comme un monstre. Depuis elle s'était retranchée derrière des cheveux longs, des vêtements amples et surtout, surtout, un baladeur. C'était fou ce qu'un si petit appareil pouvait contenir comme musique et surtout la puissance qu'il pouvait dispenser dans les oreilles.

  - C'est toujours pour ton truc là ?

  - Oui.

  - Ca ne va pas mieux ?

  - Tina, comment veux-tu que ça aille mieux ? … Non ça ne va pas mieux, ça n'ira jamais mieux… Tu le sais…

  - Oui… Mais je me disais… Enfin, je veux dire… Ca ne coûte rien de consulter, peut-être qu'un médecin pourrait trouver ce que tu as et t'aider…

  - Tina…

  Tina et elle s'étaient rencontrées quand les parents de Rachel avaient dû déménager en vitesse après « l'incident », comme disait sa mère. Forcément. Quand vos voisins, amis depuis plus de dix ans, se décident du jour au lendemain d'empêcher leur fils de jouer avec votre fille, quand ils vous menacent d'appeler la police pour … On trouvera bien une raison… Et quand vous êtes accusés de sorcellerie, quelque part vous vous dîtes que déménager ne ferait pas de mal.

  De fait, une fois installés dans leur nouvelle ville, les parents de Tina les avaient accueillis à bras ouverts et les filles avaient grandi ensemble. Deux sœurs. Tina n'avait jamais eu peur d'elle et les filles s'étaient liées d'amitié. Plus tard, Tina l'avait défendue quand Hans Smithers l'avait traitée de bizarromoche en Quatrième Grade. Rachel n'avait jamais vraiment su ce que Tina lui avait fait, mais toujours était-il qu'elle était rentrée en lui expliquant qu'il aurait désormais une oreille en moins.

  De ce jour-là, les filles ne se quittèrent plus. Tina avait même toujours des piles de rechange pour son baladeur.

  - Tina, on va être en retard en cours. Et tu sais que je n'aime pas ça.

  - Oui ! Ca va, on y va… De toute façon, c'est bon, je les ai trouvés.

  Tina farfouillait dans son casier à la recherche d'un foulard et d'un rouge à lèvres. Ses parents ne voulaient pas qu'elle se maquille mais la jeune fille cachait dans son casier toute une série de choses que ses parents ne devaient pas connaître. De toute façon, le soir elle enlevait tout et redevenait la gentille petite fille sage des Bretner.

  - Comment tu me trouves ? Tu crois que Paul va me remarquer ce coup-ci ?

  - Oui Tina. Paul te remarque toujours, et Geoffrey aussi et Tom et … Tout le monde te remarque. On peut y aller.

  - Oh… Oui… C'est parce que tu es absolument dingue des maths ou c'est parce que c'est le seul cours où tu es assise à côté de ce charmant, gentil, attentionné, adorable, mignon, Lucas ?

  - Ce que tu peux être gamine parfois… Non j'ai horreur d'être en retard parce que je me fais remarquer et Soeur Marielle me déteste alors elle cherche sans arrêt à me tomber dessus. On y va, finit-elle en faisant demi-tour brusquement. Peine perdue, Tina avait déjà noté qu'elle avait rougi.

  - Mesdemoiselles Bretner et Bernstein, ce n'est pas trop tôt. Asseyez-vous, sauf vous Mademoiselle Bretner. Vous allez commencer par passer aux toilettes m'enlever tout ce rouge. Maintenant si ce n'est pas trop vous demander Mademoiselle Bernstein, auriez-vous l'obligeance d'ouvrir votre manuel de mathématiques page quarante-deux et de nous donner la solution de l'exercice que, je suis sûre, vous vous êtes empressée de faire chez vous hier soir ?

  Une grosse femme à la chevelure noir ébène avec une queue de cheval tellement tendue que l’on aurait dit un lifting, en tailleur strict, jupe courte ne cachant pas les deux jambons qui lui faisaient office de mollets, et chemisier blanc, se tenait derrière le bureau de la salle de classe.

  - Oui mademoiselle… De deux choses l'une espèce de petite mijaurée, soit tu n'as pas fait tes devoirs et je me ferais un plaisir de te coller deux heures ce week-end, soit tu les as faits et je suis certaine que tu as copié ou que tu les as faits faire par quelqu'un d'autre. Dans tous les cas tu n'es qu'une petite écervelée, que je ferais exclure définitivement un jour… Rachel leva les yeux vers la sœur et nota son regard méprisant. Aucun doute, la sœur la détestait… Je suis désolée ma sœur, je ne le retrouve plus… Déclara-t-elle… J'en étais sûre. Ca te fera deux heures, non, trois heures ce samedi

  - Très bien. Ca vous fera deux heures, non, trois heures samedi matin.

  - Eh Rachel ! Pourquoi as-tu laissé cette mégère te coller alors que ta feuille était juste dans ta pochette ? Le jeune garçon lui tendit ironiquement la feuille d'exercice qu'il avait attrapée avant que Rachel ne ferme son sac. Il était à peine plus grand qu'elle avec des lunettes. Elle sentit qu'elle rosissait.

  - Tiens, Lucas, je ne t'avais pas entendu…

  - Tes écouteurs… Je demandais pourquoi tu l'avais laissée te rabrouer.

  - Oh tu sais, Soeur Marielle est… Enfin, c'est Sœur Marielle. Dis… Je me demandais… Tu viendrais avec moi au ciné Samedi… Ils passent une rétrospective Woody Allen sur les trois prochaines semaines et je sais que c'est ton réalisateur préféré alors je me suis dit que ça te dirait peut-être du coup je te propose mais je comprendrais si tu ne voulais pas surtout que bon, ouais, d'accord, je suis collée mais tu sais ce n'est pas comme si… A moins que… Mais alors dans ce cas, on pourrait et bien sûr je…

  - Tu parles toujours aussi vite ? Et, oui je suis d'accord pour y aller, répondit Lucas sur un ton simple et calme. Tu me donneras ton horaire. A plus tard.

  Il avait répondu à Rachel nonchalamment, comme une mer calme sous un Soleil radieux. Comme si cette invitation et son accord étaient une évidence que Rachel n'aurait jamais eue besoin de demander. Puis il avait repris son chemin vers la salle suivante sans se retourner. Sans doute déjà en train de penser à autre chose... Ou pas...

  Rachel resta sur place. Elle n'entendait plus rien. Elle était seule. Seule dans un collège, complètement vide. A vrai dire le monde entier était complètement vide. Ou presque. A cet instant précis il ne restait sur terre que Lucas et Elle. Et ce… Sans ses écouteurs…

  Lorsque Rachel arriva chez elle à la fin de sa journée, elle était exténuée.

  Sa mère n'était pas là, comme d'habitude. Alors elle accompli son petit rituel. D'abord elle alla jeter son sac dans sa chambre et puis elle retira ses chaussures à talonnettes et son manteau. Puis elle s'allongea dans son lit et ferma les yeux.

  Rachel était une jeune fille d'un mètre soixante. Elle était brune les cheveux mi-longs, de grands yeux verts sombre. Elle ne se maquillait pas, ne se coiffait pas, ne faisait pas les boutiques pour se trouver le dernier jean ou la dernière jupe à la mode, et pourtant elle était particulièrement jolie. Timmy Parkins, le lui avait dit un jour…

  Sa mère l'avait élevée dans la plus pure tradition de la princesse et du prince charmant : Blanche Neige, Cendrillon, et plus tard Quand Harry rencontre Sally, Un beau jour et La Proposition. Elle lui avait régulièrement répété qu'un jour un beau jeune homme viendrait et la sortirait d'une situation complètement abracadabrante et que sitôt que leurs regards se croiseraient ils sauraient qu'ils étaient faits l'un pour l'autre et ils vivraient toute leur vie ensemble. Rachel s'était demandée à plusieurs occasions si la fois où Lucas l'avait sauvée des griffes du prof de sport et de l'exercice de corde sans noeud, comptait pour une situation abracadabrante… En tous les cas, vivre avec lui pour le restant de sa vie lui avait semblé ce jour-là tout à fait envisageable.

  La mère de Rachel n'avait pas tenu ce discours à sa fille pour en faire d'elle une princesse fragile ou une oie blanche. Elle n'avait pas non plus raconté ces choses dans le plus pur esprit moralisateur religieux, il faut aimer son mari et rester fidèle. Non. Elle avait juste voulu protéger sa fille de la rudesse de la vie. Elle avait juste voulu lui faire comprendre qu'il ne fallait jamais baisser les bras ou abandonner ses rêves et que quoi que la vie nous réservait, il y avait toujours une fin heureuse. Ce qui était bien la fonction première des contes, n'est-ce pas ?

  Quand elle sentit que son cerveau était vide de toute substance, elle prit une profonde inspiration et ouvrit lentement les yeux. Elle tendit la main vers sa table de nuit et saisit le livre qu'elle lisait depuis plusieurs jours. Elle aimait bien Avalon, elle appréciait Marion Zimmer Bradley d'une manière générale, mais elle trouvait géniale l'idée de revisiter la quête du Graal par les femmes.

  La chambre de Rachel était comme toutes celles des jeunes filles de son âge nées dans le début des années 2000. Un ordinateur sur un bureau, un baladeur MP3 et même un téléphone portable qu'elle n'utilisait jamais sauf pour appeler sa mère. Aux murs, des posters de ses acteurs préférés et de quelques films qu'elle était allée voir avec Tina. Sur son bureau, près de son ordinateur des piles et des piles de CD… Stevie Wonder se taillait une part belle à côté de Canned Heat, Aretha Franklin, Led Zep, Nirvana, Queen, Madonna ou les Doors ou encore des piles de Bluegrass, quelques B.O.F. de Hans Zimmer et Danny Elfman – en vrai elle préférait les films de Burton à leurs musiques mais bon, des fois il fallait se contenter de la bande son -. Le jazz de St-Louis, le blues et même le classique étaient ses styles de musiques préférés mais ça ne suffisait pas pour ce qu'elle avait… Du coup… Dans un autre coin de sa chambre une petite dizaine de CD de Korn, Gun's and Roses et même Thunderdome étaient éparpillés sans beaucoup de respect. Elle détestait ces musiques mais c'étaient les seules qui pouvaient la calmer. Alors elle montait le son à fond et tout allait pour le mieux.

  Comme toute famille juive qui se respecte Rachel avait fait sa Bat Mitsva, mais elle se demandait en son for intérieur comment les religions pouvaient encore survivre à l'orée des années 2000. Elle aimait Hanouka mais ne fêtait pas les autres célébrations et ne priait que lorsque sa mère la regardait. Non pas que sa mère soit une pratiquante hyperactive ou une croyante convaincue. Sarah était assez souple et ouverte d'esprit. Rachel ne craignait pas plus quelques foudres maternelles si elle faisait des écarts de pratique ou pire, si elle s’affirmait athée, mais mieux valait ne pas provoquer sa mère sur le sujet. Si Sarah pouvait se montrer compréhensive, il y avait quelque chose qu'elle mettait au-dessus de la religion, c'était sa réputation. Et si sa fille se montrait irrespectueuse envers la communauté, elle aurait bien été capable de la mettre au pilori.

  Sa mère rentra des courses deux heures plus tard. Rachel l'avait déjà sentie avant que la Ford qu'elle conduisait ne prit l'angle de la rue, si bien que lorsque sa mère s'approcha de l'entrée les bras chargés de sacs, la porte s'ouvrit comme par magie laissant apparaître sa fille. Cette dernière lui prit quelques sacs qui l'encombraient et lui demanda comment elle allait.

  - Bien ma Puce, je te remercie. Et toi ? Encore des histoires avec Soeur Marielle ?

  Rachel qui s'était dirigée vers la cuisine s'arrêta net, interdite. Celle-là, elle ne l'avait pas vue venir. Elle se retourna lentement pour regarder sa mère.

  - Qui t'a…

  - Personne, quand tu fais cette tête-là, soit tu penses à Lucas, soit tu as eu des soucis avec Soeur Marielle. J'ai tenté Soeur Marielle, c'est le plus fréquent, je n'ai aucun mérite.

  - Oui. Elle m'a accusée de ne pas avoir fait mes devoirs.

  - Et toi… Tu n'as pas démenti…

  - Maman si j'avais montré mes devoirs elle aurait dit que j'avais copié ou pris sur quelqu'un, ou invoqué un archidémon pour qu'il les fasse à ma place en échange de mon âme… Elle trouve toujours une raison.

  - Qu'en sais-tu ? Si ça se trouve elle t'aurait félicitée, ou juste elle n'aurait rien dit. Comment peux-tu être certaine qu'elle aurait mis ta parole en doute… (Sa mère resta interdite). Oui. Tu le savais bien sûr…. Chérie, j'irais parler à la Mère Supérieure demain et…

  - Non ! Tu sais, c'est pas si grave. Ce ne sont que deux heures Samedi… De toute façon je n'avais rien d'autre à faire… S'il te plaît…

  Devant l'insistance de sa fille, sa mère abdiqua. Encore. Pourtant les injustices répétées dont était victime sa fille finissaient par la rendre malade.

  Lorsque Sarah eut fini de préparer le repas elle appela sa fille pour manger. La journée avait été longue et Sarah était exténuée mais le repas avec sa fille était probablement le meilleur moment de ses journées et pour rien au monde elle n'aurait voulu le gâcher.

  Son mari les avait quittées peu de temps après leur déménagement et elle s'était retrouvée seule avec sa fille pour l'élever. Leur mariage avait été heureux et il avait résonné comme un poing levé face à la barrière familiale, un goy qui épousait une juive dans les années 80 c'était de la provocation. Et pourtant le mariage avait tenu. Jusques au déménagement. Fabrice avait assuré qu'il ne les quitterait pas. Et puis un jour Rachel avait demandé qui était cette Sophie dont elle entendait le prénom revenir sans arrêt. Sarah avait regardé son mari et lu dans ses yeux combien sa fille le terrifiait, sa propre fille. Elle aurait pu tout supporter, même cette Sophie, dont soit-dit-en-passant elle se doutait. Mais le dégoût qu'elle lut dans ses yeux à ce moment-là fut pire que tout. Le lendemain, il avait retrouvé ses valises sur le pas de la porte et Sarah avait fait changé les serrures.

  Le repas s'était bien passé. Elles avaient parlé de tout et de rien.

  Lorsque Rachel s'était allongée dans son lit ce soir-là, avec son livre, elle était particulièrement détendue. Elle essaya de se souvenir de son dernier rêve et de le reprendre là où elle s’était arrêtée la dernière fois. Elle se remémora son rêve et le reprit au moment qu’elle préférait : une tour unique au milieu d’une sombre forêt gardée par une troupe de soldats brutaux et un immense dragon. Et, au loin, un chevalier en armure, avec un écu long au bras sur lequel deux dragons s’entrecroisent.Une épée scintillante au côté, il allait en découdre avec les cinquante soldats farouches.

  Ce soir-là, le Roi Lucas de Cornouailles venait de sauver la reine Rachel de Carmélide pour la vingt-troisième fois… Même une sonnerie de téléphone ne l'aurait pas réveillée...

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