Toi, qui étais mon tout
Réponse au défi : À ma porte se trouve la laideur de Milia
Quand on grandit avec elle, elle devient indiscernable. Aujourd’hui, elle frappe à ma porte…
L’interphone sonne, il y a la caméra.
"Ah, c’est elle". J’ouvre la grille. J’attends quelques instants, puis ouvre la porte.
— Qu’est-ce que tu fais, là ? Ben, entre. C’est pas comme si tu n’avais pas partagé ma vie pendant des décennies. On se connaît bien.
Elle entre.
— Comme tu peux le constater, c’est plutôt vide. Alors, prends un tabouret. On va s’installer à table. Tu veux boire un truc ?
— Non, me répond-elle.
— J’avais oublié ta voix, tiens. Un mélange de dégoût, de honte, de violence, de tristesse. Je ne comprends pas vraiment ta visite. Laisse-moi deviner : tu veux me récupérer ?
— Oui. Tu ne tombes plus dans aucun de mes pièges. Pourtant, je t’avais si proche de moi. Tu vivais en moi. Tu me voyais en toi.
À un moment, tu t’es éloignée. Mais je t’ai retrouvée, face à ce que je fais au monde. Et tu as trouvé le moyen de m’échapper encore.
J’aimais tellement ta naïveté, ta passivité. Et ces si doux moments où tu laissais ton âme partir pour ne pas me subir. Oh là là, quelle extase. Tu étais un bijou pour moi. Et puis… plus rien.
Comment te ramener ?
— Oh... je comprends ta perte. Oui, car tu me l’as fait vivre. Toutes mes pertes ont été laides. Mais bon, tu es ce que tu es. C’est ta nature.
Je ne pourrai plus faire partie de ton règne, à présent. Avant, je ne pouvais te voir. Tu étais là simplement, mais je n’avais pas conscience de ta présence. Ni en moi, ni autour.
Oh, bien sûr, j’étais outrée de ce que tu faisais, de l’humanité… mais j’étais dans un néant d’émotions qui me coupaient du monde.
Alors oui, je suis longtemps restée auprès de toi.
— Tu me manques vraiment, tu sais. Toutes ces années ensemble… c’était si laid.
— Oh, ne fais pas la gueule. Quoique tu la fasses tout le temps.
— Bon, très bien. Alors, comment t’ai-je perdue ?
— C’était un très long processus. À vrai dire, toute ma vie. Jusqu’à présent, j’imagine.
D’abord, j’ai changé d’environnement. Grosse dépression.
— Oh oui, je me souviens, c’était délectable. Avec ce jeune homme qui partageait ta vie. Qu’est-ce qu’il était laid !
— Ah ça, c’est sûr, tu l’as bien choisi, celui-là.
Bref. Du coup, un an de thérapie, ça a réparé pas mal de choses.
Mais en même temps, la drogue et les soirées sont arrivées. Ça, c’est assez paradoxal, car ça m’a libérée et rapprochée de toi.
— C’est vrai que j’ai eu peur. Tu semblais si rayonnante parfois, mais tu retombais toujours.
— Oui, tu étais là, même si je t’oubliais parfois.
Mais bon, bref. J’ai continué longtemps ainsi, entre toi, l’amour, la lumière.
Mais finalement, tout passait par ton prisme. Tu finissais par t’imprégner de tout.
Alors il ne resta plus que toi. Et c’est là que tu m’as perdue.
Tu es allée trop loin. J’ai fini par demander de l’aide.
— Ah, qu’est-ce que je la hais, celle-là !
— Je comprends.
Et donc, très lentement, j’ai pris conscience de moi-même, de ma valeur.
J’ai appris à réellement accepter ma beauté, dans tous les sens du terme : l’amour, la lumière, la confiance en moi… J’ai même découvert un talent.
Tout ce que tu m’empêchais de voir, je l’ai vu.
Et alors, j’ai pu te voir, toi.
— Oui, j’ai senti ton regard. Ça a bien plu à Souffrance, d’ailleurs. Tu l’as bien nourrie en me voyant.
— Tu comprends pourquoi nous devons nous séparer maintenant ?
J’ai fait un pacte avec moi-même. Tu n’existeras plus en moi. Et je ne te tolérerai plus dans ma vie.
Tu es très présente dans le monde…
— Oui, d’ailleurs, me coupa la Laideur. Comment arrives-tu à gérer ça ?
— En acceptant que je ne peux rien changer, à part moi-même.
Je ferai ce que je peux autour de moi, tout en me préservant.
Tu existes partout, je le sais. Tu fais naître tellement de mauvaises émotions.
Je ne veux pas te subir. J’accepte ton existence.
J’accepte le pouvoir que j’ai sur toi et c'est pourquoi j’ai pu te quitter.
Le reste m’appartient, et je ferai de mon mieux pour respecter et répandre la beauté en moi et en ceux qui m’entourent.
— Bien. Elles t’ont gagnée, alors : la Grâce, l’Espérance, la Confiance, et toutes les autres.
Tu me manqueras, tu sais. J’ai passé beaucoup d’années à tes côtés, et c’était vraiment agréable.
Je t’habitais, et tu vivais en moi.
Pourtant, tu es toujours restée sans vraiment objecter, sans vraiment lutter.
Tu m’acceptais complètement.
— Oui, tu étais ma normalité.
Je ne savais pas qu’autre chose était possible.
— C’était très agréable... Bien. J’accepte ma défaite. Je sais que tu me reverras sans que je ne puisse t’atteindre.
— Oui, Laideur, tu existes toujours lorsque je vois des œuvres affreuses ou dans le comportement des gens. Mais je te vois seulement, et je passe… ou j’agis, quand je le peux.
— Oui, oui, je sais.
À contrecœur, toutes mes félicitations.
Je sais que tu ne reviendras plus auprès de moi.
Mais ce fut un réel plaisir de t’accompagner toutes ces années.
— Tu comprends bien que je ne peux partager les mêmes sentiments envers toi.
— Oui, je comprends. À jamais, alors.
— À jamais, Laideur.
Essaie de te cantonner à l’art visuel ou sonore.
Tu peux t’exprimer partout, tu sais.
Laisse un peu de répit à la Terre et à l’humanité.
— Ça a beaucoup moins d’impact, mais bon… si tout le monde devient comme toi, je serai obligée.
Allez, salut, beauté.
— Salut, dis-je, lui souriant sincèrement.
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