La demi-lézard

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Moi, c’est Elvire. Elvire Klaaardog, fille de Ashvax Klaa et Coline Ardog, respectivement représentants du peuple lézard et de ces égocentriques qui se font appeler l’Humanité. Bon, eux, ils n’ont toujours pas compris que représenter un à deux pourcents de la population mondiale n’en faisait pas des êtres supérieurs ni des modèles, mais par contre, le principe de l’alliance avec les autres espèces, ça, ils l’ont intégré. Pas celui qui leur rappelle que si physiquement c’est possible, biologiquement, c’est une impasse… Enfin bref, je suis une demi-lézard et fière de l’être.

Aujourd’hui, j’ai trente ans. Ça peut paraître anodin comme ça, mais pour moi, c’était la date limite. Depuis que j’ai cinq ans, j’attends un appel, une lettre, n’importe quoi, un signe. Normalement, ce signe apparaît dans les visions des Rêveurs et autres Visionnaires qui finissent, par les voies mystérieuses du Dieu des Prophéties, par pondre des textes et identifier les protagonistes, aussi bien les principaux que les pauvres personnages secondaires que nous, paysans agriculteurs depuis des générations, jouons la plupart du temps. Et même si ce n’était que ça, eh bien, j’aurais été utile au monde, au moins. De loin, certes, mais je l’aurais été.

Sauf que personne n’a jamais eu de révélation après trente ans. Parce que trente ans, c’est le laps de temps qu’il faut pour voir naître une nouvelle génération et disparaître la précédente. Enfin, les facultés de la précédente, chez les Visionnaires. Eh oui, au bout de trente ans de bons et loyaux services, les voyants sont à la retraite. Et croyez-moi, pour eux, c’est un vrai plaisir, une bénédiction. Des vacances tout frais payés à l’apogée de votre vie, ça a de quoi en réjouir plus d’un. Enfin, toujours est-il que la fin de ma génération est arrivée. Pas mon destin. Parce que s’il ne vient pas à moi, alors j’irai à lui.

Aïe !

« Arrête avec ton regard de conquérante et finis-en les blés, Elvire. Tu partiras à l’aventure quand on aura fini ici, me rappelle ma mère, sa faux dans les mains, l’autre sur ma tête. Et lâche-moi ça, c’est une arme de guerre, pas un outil de récolte. »

Je soupire et range mon épée. Dommage, ça m’aurait fait un peu d’entraînement. Non pas que les céréales soient des ennemis coriaces, mais plutôt que ça m’aurait permis de soulever son poids et de faire quelques passes. Mais si maman a dit non, c’est non. Et si c’est faux, c’est faux. C’est vrai que c’est quand même plus pratique pour les travaux des champs, d’avoir les bons outils.

Heureusement que le soleil est sur le point de se coucher, parce que cette journée est interminable. C’est normal, c’est la veille de mon départ, ma dernière chance. Et je n’en ai toujours rien dit à mes parents, même s’ils doivent se douter de quelque chose. Enfin, s’en douter, uniquement si la grande majorité du village, qui est évidemment au courant sans que j’aie la moindre idée de comment, ne leur a rien dit, même si c’est hautement improbable.

Après quelques heures d’efforts supplémentaires, nous rentrons mettre nos vaches à l’abri et retrouver mon père, embauché récemment en tant que garde du village, métier auquel il mettait à peu près autant de sérieux que moi dans l’agriculture. Cependant, aujourd’hui il n’était pas encore rentré. Sans doute une attaque de monstres dans les environs immédiats qui le retient. Après tout, le monde devient de plus en plus dangereux et les autorités commencent à s’inquiéter sérieusement, alors même qu’elles viennent de tripler le nombre de gardes dans l’ensemble du Royaume. Mon père nous l’a confié, s’ils font appel à des novices, c’est parce que les chevaliers de métier sont submergés de demandes, entre les escortes de marchands et de seigneurs, les chasses aux abords des villages menacés et les demandes de renforts des héros confrontés à des bêtes légendaires dangereuses pour l’écosystème.

Moi, ça, je n’en ai pas besoin pour avoir envie d’accomplir ma destinée, c’est-à-dire pour tailler du monstre à tour de bras. Pas de passé traumatisant non plus, désolée, juste l’hérédité, la nature violente des humains et le mode de vie belliqueux des Lézards. Pas de jardinage pour moi, c’est tout ce qu’il faut retenir. Et ça, mes parents l’ont bien compris, mais bon, je n’ai jamais créé de vrai incident non plus.

« Bonsoir les filles ! fait mon père en posant son épée et son bouclier près de la porte d’entrée. Votre journée s’est bien passée ?

— Très bien ! On a fini de faucher les blés, les vaches sont à l’étable, les deux veaux sont en bonne santé, donc tout va bien.

— Et notre vache à nous ? Elle n’a tué personne ?

— Même pas une tige, je ronchonne avec un demi-sourire. »

Il m’ébouriffe les cheveux et prend ma mère par la taille, posant son menton écailleux sur son épaule pour sentir l’odeur de la soupe qui mijote depuis plusieurs heures.

Ça y est, c’est mon heure. Un petit moment de bonheur qui n’appartient qu’à eux, un moment où ils n’ont pas besoin de moi. Un moment où je peux leur dire ce que je veux leur dire. Je prends une grande inspiration, calque un faux sourire sur mes lèvres.

« Papa, maman, vous êtes probablement déjà au courant, mais… Je m’en vais. Demain, je pars.

— Pour ta grande aventure, n’est-ce pas ? fit mon père en hochant la tête.

— Ça y est, tu l’as reçue ? Tu es une héroïne ? s’extasia ma mère en se retournant brusquement, mettant un grand coup de louche – involontaire, évidemment – dans la tête de son mari.

— Quoi ? Non, je n’ai rien reçu ! Rien du tout !

— Tu es sûre ?

— Certaine !

— Tu es allée vérifier au Bureau ?

— Oui maman, mais non, toujours rien.

— Alors… Pourquoi tu t’en vas ? Tu te maries ? C’est le guérisseur, c’est ça ?

— Mais non ! Ça fait quinze ans que je te dis qu’on est juste amis ! Et puis je m’en irai pas loin si je me mariais !

— Alors… C’est que tu en as marre de vivre avec nous ? Tu as trente ans, ça y est, tu es trop grande pour vivre chez tes parents ? C’est devenu trop insupportable pour toi ? Tu as honte de nous ?

— Franchement maman, si j’avais eu honte de vous, je serais partie il y a au moins vingt ans. Bien sûr que non, vous êtes mes parents et je vous aime, mais j’ai besoin d’action. J’ai besoin d’agir pour une cause, de participer à la lutte, de sauver le monde, ne serait-ce qu’un peu. J’ai attendu jusque-là un destin qui m’aurait permis de le faire selon les règles des Dieux, mais visiblement ça ne va pas être possible. Puisque je dois prendre les choses en main, autant y aller tout de suite et directement.

— Sans formation ? réplique mon père en croisant les bras. Tu crois que c’est si facile ? Que tout le monde peut y arriver ?

— Moi je peux. Et je le ferai.

— Pas sans entraînement, ma fille. Tu y as bien réfléchi ? Tu as ce qu’il te faut ? Des affaires, des armes, des provisions ? Un itinéraire ? De l’argent ?

— Oui. J’ai tout ça.

— Tu ne peux pas partir toute seule. Pas quelqu’un d’aussi inexpérimenté que toi. Prends des cours, trouve-toi un mentor, peu importe, mais ne pars pas comme ça, c’est trop dangereux.

— Parce que tu la laisses partir, toi ? C’est hors de question, Elvire ! Tu vas rester ici, tu m’entends ? Ne va pas prendre de risques inutiles, à te mettre les Dieux à dos simplement sur un coup de tête !

— Un coup de tête ? Maman, ça fait dix ans que je prépare ça. Dix ans que j’économise pour acheter l’équipement, les cartes, les vivres, la monture, que je prépare mon itinéraire, que je potasse les récits et les légendes pour y comprendre quelque chose ! Je pars et vous ne pourrez pas me retenir !

— L’entraînement, chérie !

— Arrête de n’en faire qu’à ta tête, Elvire Klaaardog !

— Stop ! »

J’ai crié, j’avoue. Un peu trop fort ? À voir les regards qui sont pointés sur moi, oui. Et la tête des fenêtres, des verres et de tous les objets fragiles aussi, mais ça, ce n’est pas la première fois.

« Stop. Maman, je suis désolée, ce n’est pas contre vous. J’en ai besoin, je veux le faire, point final. J’ai trente ans, j’ai beau écouter ma mère, il y a un temps où il faut aussi écouter son cœur. Et papa, ton argument est tout à fait valide. Je ne voulais pas t’en parler parce que je savais que tu essaierais de me faire rentrer dans l’armée, mais je n’ai pas envie. Suivre les ordres, c’est pas mon truc, c’est tout. Alors on va faire comme ça, je vais vous embrasser, prendre mes affaires et je m’en vais, d’accord ?

— Elvire… »

La voix de ma mère manque de me faire éclater en sanglots. Je n’ose même pas regarder leurs visages. Et pourtant, parmi les éclats de verre qui jonchent le sol, je suis capable de reconnaître une écaille, une oreille, une mèche, une larme.

« Je ne voulais pas que ça se passe comme ça, croyez-moi.

— Moi non plus, mais ta mère a insisté. Bien sûr qu’on était au courant. C’est pour que ce soit plus facile, pour que tu n’aies plus d’attaches qu’elle voulait que tu claques la porte. Si on s’était fâchés, tu n’aurais pas eu de regrets.

— Des regrets ? Pour quoi faire ?

— Par contre, tu as le droit de nous en vouloir.

— Pourquoi ? Pour ce que vous venez de faire ? Tant que vous me soutenez, peu m’importe, vous savez.

— Euh… Pour ça aussi, mais plutôt… »

La porte s’ouvre et la minuscule silhouette d’un nain se détache dans son encadrement.

« Bon, Elvire, on y va ou pas ? »

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