Le Prophète (enfin !)

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Effectivement, il y avait bien quelqu’un qui criait. Enfin, crier, c’était un bien grand mot pour qualifier ce son. Disons plutôt qu’il noyait sous les insultes, les commentaires désobligeants et autres coups de sang et de colère quelqu’un qui devait probablement en souffrir.

Et ça, moi, je le comprends parfaitement. Si on se défoulait sur moi comme ça, je lui aurais probablement refait le portrait.

Ou pas.

Oui, bon, hein, pas besoin d’en rajouter. Toujours est-il que je n’aime pas être témoin de ce genre de chose, Ilphas non plus et que, comme par hasard, cet endroit est notre destination. J’aide donc mon ami de petite taille à descendre de cheval, attache la monture à l’anneau prévu à cet effet et nous rentrons dans le hall habituellement sombre et mal éclairé de ce qui ressemble plus à une bibliothèque ou à des catacombes qu’à un bureau de Prophètes. À croire que c’est un repaire de nécromanciens…

Il fallait dire que les murs recouverts de rouleaux de parchemin plus ou moins rangés, aux teintes variables et de toute façon innommables, les effluves de cire et de lavande presque étouffantes, les piliers de pierre droite, brute, mal taillée et les poutres de bois apparentes aussi bien au plafond que dans les murs, espacées de manière on ne peut plus irrégulière n’offraient pas au nouveau venu une vision des plus accueillantes. Voire une vision tout court. La première bougie devait se trouver à plusieurs mètres de l’entrée, dissimulée dans une toute petite niche marquée « le feu est l’ennemi du papier » et protégée par de multiples barrières anti-incendie. Il fallait bien dire que tout était inflammable entre ces murs – les murs y compris d’ailleurs.

Mais en ce jour de fête, la lumière de jour entrait à grands flots par les petites meurtrières discrètes qui se découpaient dans les murs et où étaient placées de longues tables. À ces postes précis, des silhouettes obscures et fantomatiques étaient assises, reconnaissables au grattement effréné de leurs plumes et à l’odeur de l’encre, de la cire fondue et du sable humide, un mélange somme toute commun mais qui n’allait pas sans rappeler à certains de drôles de souvenirs, parfois agréables, parfois moins.

En face d’Elvire, tout au fond d’une profonde alcôve obscure, se devinaient deux silhouettes. L’une, immense, écrasait l’autre de tout son poids, la faisant disparaître derrière le bureau en bois mangé aux mites.

« Mais… Mais… Je vous l’ai dit, on n’a pas eu de visite hier ! Personne, de toute l’après-midi ! C’est ce qu’ont dit les Prophètes ! J’ai pris mes fonctions ce matin, je n’en sais pas plus !

— Et tu me mens ! Tu me mens, petit insecte ! Tu te crois supérieur ? Tu crois que parce que tu as des pouvoirs supérieurs aux miens tu vas prendre ma place ? Toi, un sous-fifre, même pas capable de se coiffer correctement ? Regarde-moi ça ! Retourne mendier dans la rue, espèce de monstre ! Tu es un croisement entre quoi, un ver de cendre et une scolopendre dorée ? D’où te viennent tes poils, alors ? Hein ? Quelqu’un avait du sang de serpillière dans ta famille ?

— Excusez-moi... »

Sans doute ma petite voix a-t-elle suffi puisque le colosse se retourne, plante ses très beaux yeux (il faut dire ce qui est) dans les miens et commence à me juger avec un sourire sombre plutôt sexy. Quel dommage de devoir refaire le visage d’un homme si joliment bâti…

J’échange un regard avec Ilphas, qui hoche la tête et s’avance.

Il n’a pas eu le temps de dire un mot que déjà l’homme se retourne avec un commentaire désobligeant et un mépris affiché.

« Regarde, le monstre, tu as des amis. Si vous faites un concours de laideur, je me demande qui gagne… Enfin, au moins, essayez de ne pas mettre de bave sur mes papiers.

— Dîtes, un peu d’amabilité, ça vous tuerait ? intervient la demi-lézard en posant une main sur le comptoir, à quelques centimètres de l’énergumène.

— Quoi, un monstre qui parle ma langue ?

— Vous pourriez au moins être créatif dans vos insultes, bougonne le nain, porté à bout de bras par une Elvire au visage rieur. »

Il avait préparé son poing. Il toucha le beau visage du jeune imbécile qui manquait d’imagination, l’envoyant à quelques mètres de là, le nez cassé, en sang et plusieurs dents en moins. Au vu de la douleur, il soupçonnait également un œil au beurre noir…

Enfin, il ne soupçonna pas grand-chose très longtemps et se mit à piailler.

« Le monstre ! Le monstre ! Le monstre vert est de retour ! »

Et il s’évanouit.

Bon débarras. Revenons à nos moutons, si vous voulez bien. Donc, après ce coup de poing bien placé d’un Ilphas offensé pour trois, il faut bien qu’on récupère les infos qu’on est venus chercher. Et comme j’ai reposé mon cher ami au sol, je suis la seule personne capable d’atteindre le comptoir et de discuter avec… Quelqu’un qui a visiblement eu suffisamment peur de nous pour aller trouver refuge sous ledit comptoir.

J’avoue que je n’aurais jamais cru voir ça de ma vie. Mais c’est un bon début pour une aventure, taper sur les méchants au point que même les gentils se demandent de quel côté vous êtes… Ça prouve qu’on est suffisamment forts pour se faire respecter, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?

« Allez Elvire, laisse-moi passer.

— C’est toi le plus violent !

— Et c’est toi qui m’a mis à la bonne hauteur pour le frapper. C’est toi la plus vicieuse de nous deux aux dernières nouvelles. »

Je le laisse passer. Il n’a pas tort, je suis le cerveau derrière cette attaque, c’est normal qu’il ait peur de moi. Restons en arrière, donc.

Le nain s’approcha doucement (c’était à se demander s’il bougeait vraiment) de l’être replié sur lui-même et lui murmura qu’ils ne lui feraient pas de mal, qu’ils venaient juste chercher des renseignements, que s’il pouvait les leurs fournir, ça les arrangerait. À ces mots, il se releva, épousseta son uniforme de vieille toile digne d’un vagabond et se rassit sur sa chaise.

Il y avait quelque chose d’étrange dans la composition de son corps, comme si quelque chose n’allait pas, comme si rien n’était accordé au reste. Et à la lumière de l’unique bougie, la petite silhouette d’ébène aux cheveux d’or emmêlés en de longues dreadlocks qui encadraient négligemment un visage fin où brillaient deux émeraudes enchâssées dans leurs pendentifs brillants leur sourit du sourire conventionnel des vendeurs. S’il flancha d’abord lorsqu’elle hissa le nain sur le bureau, le sourire que les deux amis lui adressèrent sembla le rassurer. Ça ne l’empêchait pas de regarder Elvire d’un drôle d’œil, mais au moins le nain lui avait-il permis de retrouver confiance.

« Et donc, qu’est-ce que vous vouliez savoir ?

— Tu es nouveau, n’est-ce pas ? s’exclama la lézarde avec un grand sourire. Ah, j’aime bien les nouveaux, ils ne vous jugent pas comme les anciens… Et puis ils ne font pas semblant de chercher, eux. Dis-moi, est-ce que tu aurais une prophétie pour moi ?

— Euh… Nom, prénom et âge ?

— Elvire Klaaardog, 30 ans. Demie-lézard, fille des enfants de la prophétie des soixante-dix-huit corbeaux. »

L’être fronça les sourcils, gratta quelque chose sur un parchemin à portée de main et reposa la plume.

« Je vais vérifier. Et vous ? dit-il en se tournant vers Ilphas.

— Quoi, moi ? Tout est bon pour moi monsieur, j’ai fait ce que j’avais à faire.

— Vous êtes sûr ? Ça pourrait m’aider à trouver pour votre amie, vous savez. Vous êtes peut-être impliqué.

— J’espère pas pour elle… Enfin, si ça peut vous aider… Je peux vous le dire en privé ? »

L’homme hocha la tête et ils s’écartèrent, laissant Elvire s’inquiéter dans son coin. Il n’avait jamais voulu lui en parler. Jamais. Elle s’était toujours demandé si c’était parce que c’était trop dur pour lui de s’en souvenir ou pour d’autres raisons, mais en l’absence d’autre preuve…

Si elle avait tourné la tête vers eux, sans doute aurait-elle eu mille fois plus de raisons de s’inquiéter, mais elle respectait l’intimité de ceux qui la demandaient. Peut-être à tort, qui sait… Mais comme son ami revenait auprès d’elle et qu’elle entendait le réceptionniste fouiller dans ses papiers, elle n’y pensa pas, trop excitée qu’elle était, espérant toujours qu’il trouverait quelque chose.

Pendant ce temps, ses yeux se perdirent sur le reste de la pièce. Rien de bien intéressant, à vrai dire, à part le corps effondré entre deux bibliothèques, dont le nez visiblement cassé saignait abondamment, avait un regard vide un peu inquiétant et la bouche entr’ouverte. Mais Elvire s’intéressait plutôt aux noms des épais volumes poussiéreux qui dormaient sur les étagères.

Et puis, le temps passe, le boucan aussi.

Je n’entends plus le froissement du papier, les murmures, les accidents. Aucune chute impromptue de parchemin, pas de juron après s’être planté une écharde, aucune étagère écroulée depuis plusieurs minutes. Juste le silence. Un silence paisible, poussiéreux. Un silence qui demande réflexion.

L’être revint, les mains vides.

Je soupire. Il fallait s’y attendre. En fait, je ne suis presque pas déçue. Peut-être un peu honteuse d’y avoir cru, mais pas déçue. Depuis le temps, si on avait dû trouver quelque chose, on l’aurait fait. Non, je n’aurai rien, voilà. Pas de destin pour moi.

Pourtant, quelque chose dans son regard fuyant, dans ces yeux qui cherchent à ne pas être vus, m’intrigue. Quelque chose cloche chez lui, décidément.

Et comme en réponse à son instinct, il se rapprocha d’eux et se mit à chuchoter.

« J’ai peut-être une idée.

— Comment ça ? s’exclama la lézarde en se jetant sur le bureau. Comment ça, une idée ? Vous avez trouvé quelque chose ?

— Disons que j’ai peut-être une piste, souffla-t-il, détournant les yeux et lui faisant signe de baisser d’un ton.

— Ah oui ?!

— Mais il va falloir que vous me fassiez confiance.

— D’accord ! »

Le visage sérieux, sombre, marqué de deux lignes d’or qui semblaient immuables, s’éclaira brusquement, avant de se refermer, incertain.

« Euh… Vous êtes sûre ?

— Qu’est-ce qu’il faut faire ? s’enthousiasma son interlocutrice au sourire immense. Quand est-ce qu’on commence ?

— Du calme, Elvire. Laisse les grandes personnes parler entre elles. Expliquez-moi comment c’est possible.

— Ce n’est rien de très difficile, vous savez… On a eu quelques problèmes avec un groupe d’aventuriers dernièrement, je pense qu’ils ne vont pas être capables d’arriver au bout de leur quête. Je peux vous la confier, en pliant un peu la réalité à la prophétie ça devrait marcher. Ils nous ont donné suffisamment d’informations pour que vous puissiez l’accomplir sans problème, à mon avis.

— Vous êtes sûr que ça va marcher ?

— Je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas. Par contre, si vous voulez vraiment vous y lancer, je dois vous prévenir de plusieurs choses : c’est une mission pour un groupe de trois qui passe par une phase d’entraînement plutôt rude, infaisable à deux et plutôt éprouvante. »

Il faut qu’on soit trois ? Mais où on va trouver une troisième personne ?

« Tu as entendu Elvire ? Ça ne va pas être faisable. On ferait mieux de... »

Les yeux de la lézarde s’illuminèrent, elle se jeta vers l’avant et prit les mains du Prophète entre les siennes. Son sourire béat fit grimacer le nain. Ça n’annonçait jamais rien de bon.

« Vous n’avez qu’à venir avec nous ! »

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