Le Bivouac et le Bavard

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À la tombée du jour, ils s’arrêtèrent pour manger et entamèrent leurs provisions de pain pas encore trop rassi et de viande séchée. Les cœurs n’étaient pas particulièrement hauts, mais le manque d’action de la journée les avait surpris et ils se contentaient de suivre la route comme si elle les menait droit aux enfers. Un enfer silencieux, où ils ne comptaient pas leurs pas ni le nombre de gourdes remplies aux points d’eau aménagés le long des routes.

S’ils continuaient à ce rythme-là, ils parviendraient au village suivant le lendemain midi. Mais en attendant, ils allaient devoir passer la nuit ensemble, malgré une ambiance morne et peu enjouée. Il fallait dire qu’ils n’avaient perdu personne, que l’absence de carte ne les avait pas particulièrement affectés, et qu’aucun d’eux n’avait voulu revenir sur l’incident de la veille, pour des raisons assez évidentes.

Alors imaginez un peu leur tête lorsqu’un voyageur seul, dans une armure étincelante, les aborda et leur demanda s’il pouvait se joindre à eux.

Je jette un coup d’œil à mes compagnons, qui haussent les épaules. On s’écarte pour lui faire de la place, et il se laisse tomber, dans un fracas apocalyptique de tiroir de cuisine qui se renverse, sur le sol. Et il commence à parler, on ne sait pas trop pourquoi, mais il parle, sans discontinuer.

« Vous êtes partis depuis longtemps ? Moi je viens de partir, j’ai fini mon entraînement, madame Betta m’a dit que j’étais l’un de ses meilleurs élèves et qu’elle était fière de moi, que je ferais honneur à mes parents, à ma famille et aussi au Dieu des Prophéties parce que j’accomplirai mon destin avec tellement de facilité qu’il me redonnera une quête ! Avec ça, je vais être riche et connu ! Et puis papa et maman pourront arrêter de travailler la terre et aller se reposer au bord de la mer, comme ils en ont toujours rêvé ! Mais d’abord, il faut que je trouve mes compagnons, vous les auriez pas vus ? Ce seraient des Sirènes du Nord, il faut que je remonte jusqu’au Pôle Glacé et de là jusqu’à la Mer de Cristal...

— Excusez-moi, l’interrompit Ilphas, visiblement énervé, mais est-ce qu’on a l’air de gens du nord ?

— Ben, vous venez du nord, non ?

— Du nord de la plaine, oui, mais pas du nord du Continent. Regardez-moi Ateus, c’est le genre de coupe de cheveux et de couleur des gens du nord, ça ? Et puis les lézards ont beau avoir le sang froid, ils ne vivent pas dans les montagnes !

— Eh, ça va, on ne s’énerve pas ! Je faisais juste la conversation, pour vous mettre en confiance, tout ça… Je voulais pas vous inquiéter, c’est tout ! Il paraît que c’est la politesse, entre aventuriers, de parler de soi, de ce qu’on a fait, parce que ça permet de créer des liens, comme on vit tous plus ou moins des vies similaires, danger, traumatisme, rencontres, combats, tout ça, vous voyez…

— Justement, on a pas forcément envie d’en parler.

— Pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas toujours le héros qui s’en sort à la fin, bougonna-t-il en détournant le regard.

— Tu veux peut-être nous dire quelque chose ? lança Ateus avec un regard appuyé.

— J’ai passé la journée à réfléchir à comment j’allais bien pouvoir amener le sujet, et voilà que l’opportunité tombe du ciel ! se mit soudain à ironiser Ilphas, faisant mine de ne pas avoir entendu son compagnon de route. Ô divinités, si vous étiez aussi attentifs à vos erreurs qu’aux nôtres, je ne serais pas là à m’apitoyer sur mon sort et à calomnier un novice qui n’a rien demandé à personne ! Désolé petit, je suis juste pas vraiment dans mon assiette aujourd’hui. Ça ira peut-être mieux demain. »

Et il se leva et alla s’allonger un peu plus loin, à l’écart. Elvire fit de même rapidement, passablement énervée de l’entendre parler de son avenir, de sa Prophétie et du succès qu’il aurait, à compter de ce jour. Seul restait Ateus, qui l’écoutait avec curiosité mais sans grand entrain, hochant régulièrement la tête comme s’il comprenait, comme s’il savait ce qu’il allait dire, comme s’il se demandait à quoi le menait cette non-conversation. Il monta cependant la garde cette nuit-là.

Il faillit ne plus jamais le faire.

Alors que la lune était haute dans le ciel, un hurlement de pure terreur retentit et réveilla tout le monde, y compris la demi-lézarde, qui avait pourtant le sommeil lourd. Les trois dormeurs sautèrent sur leurs pieds, s’armèrent comme ils le pouvaient et se retrouvèrent face à une immense créature. De plusieurs mètres de haut, avec des crocs de la taille d’un avant-bras humain et des pattes de reptile dont Ilphas ne voyait pas le début, il les regardait avec délices, se disant sans doute que la chasse était bonne, ce soir. Le jeune héros, porté par son courage, se précipita sur la créature et lui asséna un puissant coup qui ne fit que rebondir sur ses écailles et l’envoya rouler au milieu de la route. Il voulut recommencer, espérant que ce n’était qu’un accident, mais lorsqu’il se mit en garde, il constata qu’il manquait un morceau de métal. Un gros morceau. La quasi-totalité de la lame en fait.

Il murmura quelque chose qui ressemblait à « L’épée sacrée ! » et s’enfuit à toutes jambes d’où il venait, sans jeter un regard en arrière. Un héros, vraiment.

Pendant ce temps, Elvire et Ilphas tentaient de savoir si Ateus s’en était sorti ou si ce cri avait été son dernier. Mais la bête était si grosse qu’ils n’avaient aucune idée d’où il pouvait bien être. Il pouvait être déjà loin, ou bien très près, réduit en bouillie informe. Et il leur semblait qu’ils ne sauraient pas avant d’avoir abattu la bête, ce qui risquait de s’avérer compliqué.

La lame au clair, je ne tente pas de m’attaquer aux surfaces recouvertes d’écailles, j’ai vu ce que ça faisait. Dans ces cas-là, ce sont les parties molles et moins bien défendues qu’il faut attaquer. Par exemple… Je me penche pour éviter un coup de patte qui passe au-dessus du nain mais qui m’aurait arraché l’épaule, et je me glisse entre ses pattes pour lui asséner un puissant coup à la naissance de la queue. C’est probablement la partie la plus sensible qu’il soit chez un homme-lézard, alors j’espère bien que ça va faire son petit effet.

« Elvire ! Atte... »

Je me retourne, juste à temps pour voir la créature reculer et ouvrir la gueule. Elle poussa un cri de douleur terrifiant, aigu, qui transperça les oreilles de toute personne suffisamment proche pour l’entendre, et prit la fuite, l’appareil reproducteur sauvagement endommagé par le coup en traître d’une de ses congénères.

Et puis quelque chose me tombe dessus. Quelque chose de lourd, de poisseux et d’assez repoussant. Voire laid. Franchement laid. Noirâtre, de sang peut-être, vaguement humain… Avec quelques touches d’or en haut de ce qui doit être un crâne…

Ateus.

« Grands Dieux, Ilphas ! Fais quelque chose ! Sauve-le !

— Tu ne le regretteras pas ?

— Peu m’importe ! Sauve-le, c’est tout ce que je te demande ! Et bouge-le de là, il pèse son poids ! »

Ce fut presque à contrecœur qu’il vint la tirer, mais le contact se renoua entre la jeune femme affolée et le nain résolu. Ils étaient partis à trois, ils termineraient à trois. C’était le meilleur moment pour ce genre de révélations. Ou le pire. Il n’arrivait pas à choisir. Il n’avait de toute façon pas le choix. Ateus lui en voudrait jusqu’à la fin des temps s’il le laissait mourir alors qu’il savait qu’il pouvait le sauver.

« Écarte-toi, ne regarde pas.

— Pourquoi ?

— Elvire, s’il-te-plaît ! Si tu veux le sauver, fais-moi confiance ! Sinon je vais devoir avoir recours à des méthodes que j’aime beaucoup moins et tu vas m’en vouloir. Alors retourne-toi et écarte-toi ! »

Elvire se retourna et se mit en boule, les yeux humides. Et brusquement, elle fut propulsée vers l’avant par une vague de magie qui la frappa de plein fouet. Face contre terre, elle sentit sous elle l’herbe pousser rapidement, presque violemment, transpercer la terre. Le sol trembla, ses blessures se refermèrent, une fleur lui poussa au raz du nez, et puis le calme revint.

Elle se retourna et vit Ilphas, assis au pied d’un arbre, qui respirait à grands coups, tandis qu’Ateus se relevait, contemplant ses mains avec circonspection. Il fallait dire qu’il ne comprenait pas vraiment comment il avait pu survivre. Pas plus qu’il ne se souvenait des circonstances qui lui avaient fait perdre connaissance. Ou de ce qu’il avait mangé l’avant-veille.

« Ateus ?

— Oui Elvire ?

— Tu es vivant ?

— Je ne vois pas pourquoi je serais mort.

— Et Ilphas ?

— Ça va, Elvire, ça va. Je suis vidé, donc ça va.

— Vidé ?

— Je t’expliquerai quand je serais plus en forme…

— Elvire…, nous interrompts Ateus en me tapant sur l’épaule.

— Quoi ?

— Quelqu’un arrive. »

Ce n’était pas une personne, mais toute une troupe qui arrivait au pas de course, et l’éclat de leurs torches disparaissait assez systématiquement entre les feuilles des arbres. L’éclat de leurs armures, bien que probablement très propres, n’attira le regard de personne, car les trois compagnons étaient épuisés et se seraient probablement rendormis, notamment Elvire, dont la prouesse nocturne avait complètement disparu de son esprit, remplacée par la peur.

« Regardez ! »

Le nain, la demi-lézarde et le semblant d’homme relevèrent la tête et jetèrent un regard derrière eux. Ce n’étais pas uniquement le vacarme produit par la créature qui avait attiré cette compagnie de gardes, car elle était également guidée par le jeune arrogant qui n’avait pas lâché la poignée de son épée brisée et dont les yeux rougis trahissaient l’émoi.

Une petite dizaine de personnes les regardait, vérifiaient les alentours, et à leur tête, une femme donnait les ordres. Une petite femme, âgée au moins de quatre-vingt ans, courbée, armée et portant une armure, comme tous les combattants qui s’étaient rendus sur les lieux. Elle avait un ton assuré, ferme. Elle connaissait la procédure. Sécuriser les lieux, noter le sens des empreintes, venir en aide aux blessés. Et tout le monde devait mettre la main à la pâte. C’est sûrement la raison pour laquelle elle s’approcha d’elle-même et leur demanda s’ils étaient blessés.

« S’ils l’étaient, ils ne devraient plus l’être, madame, soupira Ilphas. Mais c’est une longue histoire.

— Vous avez fait fuir un Licordard sans être blessés ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Mais je les ai soignés.

— Vous êtes un soigneur ?

— En quelque sorte, oui. Je suis un guérisseur…

— Et, sans vouloir être irrespectueuse, bien sûr, mais vous comprendrez vite le sens de ma question, comment trois espèces différentes se sont-elles retrouvées ici ?

— Demandez à Elvire, elle vous expliquera ça mieux que moi.

— Elvire ?

— C’est moi, madame, fit-elle en levant la main. Je suis Elvire.

— Une… Lézarde ?

— Demie-lézarde, mais je ne vous en veux pas.

— D’accord… Et avant de commettre un autre impair, votre autre compagnon c’est… ?

— Ateus, un humain, c’est évident non ? » s’exclama l’intéressé, outré qu’elle ne l’ait pas deviné.

Elle le regarda intensément, récupéra une torche et l’approcha du Prophète, qui ne fit aucun effort pour s’écarter des flammes alors même qu’elles dansaient à quelques centimètres de son visage. Son regard croisa celui de la vieille femme, qui se tourna vers Elvire et Ilphas et leur demanda :

« Vous êtes sûr ? »

Ils hochèrent la tête, tout aussi peu convaincus qu’elle, mais ils ne voyaient pas à quelle autre espèce un abruti fini dans son genre pouvait appartenir. La petite vieille haussa les épaules et ne voulut pas creuser plus loin.

« Si vous le dîtes. Et donc ?

— On vient d’un village un peu plus haut, mais on a une prophétie à accomplir, Ateus est notre Prophète, il nous accompagne, et on s’est plus ou moins perdus en cherchant le Chevalier Rubis.

— Plutôt moins que plus, alors, petits chanceux. Je suis le Chevalier Rubis, mais vous pouvez m’appeler Betta. »

Et avec un grand sourire, la vieille femme leur tendit la main.

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