Deux Salles, Deux Ambiances

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Ilphas la regarda et sourit en secouant la tête. Le sourcil d’Ateus se serait détaché s’il l’avait haussé plus, et il avait sans doute oublié de le redescendre le temps de compter sur ses doigts. Seule Elvire ignora sa main et lui sauta dans les bras avec une force qui aurait dû renverser la pauvre femme, mais elle était plus stable qu’ils ne l’avaient pensé. Il fallait dire que du haut de ses quatre-vingt-trois ans, Betta Anaglob, la multiprophétisée héroïne plus connue sous le nom de Chevalier Rubis, n’avait presque rien perdu de sa forme première. Elle maniait la hache avec aisance, avait eu le temps de maîtriser les arts de l’épée et de l’arc, et même quelques rudiments de magie. Elle était pourvue d’une force monstrueuse et d’un caractère en parfaite opposition, aussi longtemps qu’elle n’était pas sur le champ de bataille. Et malheureusement pour ses futurs nouveaux élèves, ils avaient fait sa rencontre en terrain dangereux.

Heureusement pour eux, cependant, leur état de fatigue, de choc désabusé fit qu’ils acceptèrent sans se poser de question que l’on les escorte jusqu’à la ville la plus proche et que le Chevalier Rubis en personne les héberge jusqu’au matin. Pas vraiment pour les surveiller, ou par crainte qu’ils représentent un danger, d’ailleurs, mais personne n’avait voulu poser la question à une héroïne reconnue de par le monde. On ne pose pas de questions à ceux qui ont survécu à pas moins de trois prophéties, encore moins quand ils ont le rôle principal à chaque fois.

Pour ceux qui se demandent pourquoi, c’est par ignorance ou par crainte. Par ignorance, parce qu’on se dit qu’avec un tel palmarès, ce genre de personne ne risque pas de commettre une erreur aussi absurde que de porter des chaussettes de couleurs différentes, ou de se tromper de rue, on leur accorde toujours le bénéfice du doute, parce qu’ils sont, comme le croient les gens, bien meilleurs que nous. Et par crainte, puisqu'il est arrivé plusieurs fois qu’au vu des tourments et des drames qu’ils avaient traversés, les héros deviennent… susceptibles. Voire arrogants. Ambitieux et hors de contrôle. Du genre à commettre des meurtres pour une petite cuillère mal dégrossie. Ou à menacer de mort des gens tout à fait bien parce qu’ils ont acheté le dernier cookie. Et comme aucun prix ne récompense pour l’instant les morts les plus idiotes, du moins officiellement, en général on évite de les chercher.

Toujours était-il que malgré leur état de choc plus ou moins avancé, ils ne s’attendaient pas à être accueillis à bras ouverts avec des petits plats chauds et une mémé un peu gâteau qui rabâchait les mêmes histoires en tricotant et en faisant la cuisine avec des aiguilles de la taille d’une épée et des spatules tranchantes. Oh, et des plaids. Des bonnes couvertures tricotées maison traînaient un peu partout, sur les murs, les chaises, les tables, et la plupart n’étaient pas pliées ou étendues proprement, mais témoignaient de leur utilisation récente, voire très récente.

Moi-même, j’ai du me rendre à l’évidence : mon modèle, la célèbre chevalier Rubis ramassait les gens comme d’autres ramassaient les chats errants pour les nourrir. J’aurais pu m’en plaindre, mais l’idée ne m’avait même pas traversé l’esprit. Une seule chose m’importait désormais : comprendre ce qu’Ilphas avait voulu dire.

Et apparemment, c’était aussi la volonté de leur hôte, dont le bavardage ininterrompu depuis qu’elle avait ôté son armure leur était devenu presque familier. Aussi, lorsqu’ils furent tous assis, enveloppés dans des couvertures et une tasse de lait chaud entre les mains, Betta s’assit avec eux autour de la table et se tut, en leur faisant un signe de la main.

« Vous voulez qu’on vous parle ? De nous ?

— Je n’entends pas entraîner n’importe qui, tout de même. Parlez-moi de vous et je verrai si je peux vous aider. Et pas d’entourloupe sinon vous pouvez toujours rêver pour que je vous accepte. Allez-y, je vous écoute. »

Presque instinctivement, Elvire et Ateus se tournèrent vers Ilphas. Celui-ci tenta de se faire plus petit qu’il ne l’était mais sa chaise avait été adaptée pour qu’il ne puisse pas échapper à leurs regards. C’était le problème avec les chaises hautes, impossible de disparaître tranquillement. Il soupira. Ouvrit la bouche, même si personne ne s’en aperçut tant sa barbe n’avait pas l’air d’avoir bougé. Et puis il la referma, sans un mot.

Le Prophète, qui n’en pouvait plus de son silence, finit par se laisser aller.

« Bon, Ilphas, tu lui dis ? Ce n’est pas si terrible, alors lance-toi !

— Tu ne sais rien, Ateus, tonna le nain d’un ton glacial qui ne lui ressemblait pas. Tais-toi.

— Je sais tout, Ilphas, soupira son adversaire en secouant la tête. Je sais tout dans les moindres détails. Elvire mérite de savoir, elle t’a sauvé la vie plusieurs fois.

— Tu ne peux pas tout savoir. Je suis le seul qui…

— Mais puisque je te dis que je sais tout ! s’impatienta-t-il en frappant sur la table.

— Prouve-le, dans ce cas !

— Sanda est toujours vivante. »

La mâchoire d’Ilphas tomba, au vu et au su de tous, cette fois-ci. Personne ne posa de questions, espérant que les réponses viendraient d’elles-mêmes, mais ce furent d’abord les larmes qui se présentèrent au nain.

« Sanda ? Vivante ? Mais… Comment… ? Tu l’as croisée ? Elle va bien ?

— Euuuh… Oui, et oui. Je l’ai croisée, il y a quelques années, du côté de Benevallé.

— Seule ?

— Euh… oui je crois, oui. »

Il y eut un moment de flottement et Ilphas enfouit sa tête dans ses mains. Il se crispa et s’empoigna les cheveux, avant de s’effondrer sur la table.

« Et dire que j’ai poussé la femme que j’aimais dans un volcan !

— Tu as cru la pousser dans un volcan.

— Elle y est tombée !

— Elle a eu peur et elle a créé une illusion d’elle en train de tomber. Elle était toujours agrippée au mur quand tu es parti, après avoir tué l’ensemble des héros qui y en avaient après toi. Tu es parti trop vite.

— Mais… Je croyais…

— Tu as tué des gens ? l’interrompit Elvire, dont le visage perdait petit à petit sa couleur. Toi, un guérisseur ? Tu as brisé ton serment ?

— Je… C’était eux ou moi… Ils voulaient m’y jeter, c’est moi qui aurait dû finir dans ce volcan ! Évidemment que j’ai pris peur, je n’ai réalisé qu’après ! Après, tu te rends compte ? J’ai tué des gens et il m’a fallu du temps pour m’en rendre compte ! Je suis un monstre, Elvire, un monstre !

— Ce n’est pas ce que m’a dit Sanda, murmura Ateus. Ce n’est pas ce qu’elle m’a dit, Ilphas.

— Peu importe ce qu’elle a dit, Prophète de malheur ! Je suis un monstre, j’ai du sang sur…

— Du sang de traître, Ilphas, le coupa-t-il d’un ton qui ne laissait aucun doute sur ses émotions. Du sang de menteurs. De gens qui n’auraient pas hésité à te sacrifier pour parvenir à leurs fins.

— C’étaient mes amis ! Nous avions voyagé ensemble ! Nous avions défié la mort ensemble !

— Tu les as soignés, tu les as sauvés, et ils t’ont remercié en essayant de te jeter dans un volcan. Je n’appelle pas ça des amis.

— Je suis un nécromancien, asséna le nain avec un regard fou. Je n’ai pas d’amis. Je n’ai que des inconnus autour de moi, qui au premier mot, au premier geste de travers n’attendent qu’une chose : ma chute. »

Le silence s’installa autour de la table. Ilphas pleurait, Elvire avait le regard vide et le visage d’une pâleur inquiétante, tandis qu’Ateus, le sourcil froncé, cachait un regard confus sous ses mains. Même Betta en avait oublié sa tasse et scrutait l’étrange petit groupe sur lequel elle venait de tomber. Mais elle souriait, intérieurement, et ce pour plus de raisons que moi-même je ne l’aurais cru. Elle savait déjà ce qui allait se passer, et ne fut donc pas surprise de voir Elvire prendre appui sur la table et se lever d’un coup en murmurant :

« Ce n’est pas vrai ! »

Sérieusement ?

Hmm hmm. Elvire aurait pu se lancer dans une tirade sur l’amitié, le partage, la cohabitation et la valeur des liens, l’importance de l’unité, mais elle ne le fit pas. Trop compliqué à improviser sur le coup. C’est pourquoi elle commença à bégayer. Puis à pleurer. Impossible de s’exprimer clairement dans ce genre de situation. Mais je vous traduis. Je ne dis pas que toute la pièce a compris chaque mot, mais l’intention y est.

« Je ne te jetterai pas dans un volcan, moi ! »

Voilà. Une belle déclaration d’amour, ma foi.

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