Connivence, évidence et négligence

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Tu sais quoi ?

Quoi donc, Elvire ?

Je vais te laisser raconter si tu arrêtes de commenter. Tu es un narrateur littéraire, pas un commentateur sportif. Sinon je reprends la main. Compris ?

Oh, il n’y a pas une si grande différence, pourtant. Mais soit, je vais faire de mon mieux. Reprenons donc. Elvire, plus que les mots, avait choisi les gestes, et se jeta avec une ferveur presque inquiétante sur Ilphas en le serrant dans ses bras, ce qui faisait qu’ils pleuraient l’un sur l’autre sans la moindre retenue.

Pendant ce temps-là, Betta prit Ateus à l’écart et lui demanda s’il était bien ce qu’elle pensait qu’il était, ce à quoi il ne put que hocher la tête. Elle sourit et lui tapa sur l’épaule avec un sourire compatissant.

« Ça ne doit pas être facile tous les jours.

— Croyez-moi, ça fait à peine deux jours et je n’ai jamais eu autant de travail de toute mon existence.

— Je vous crois sur parole, mon cher. Pour avoir passé les dernières années à entraîner des morpions à taper sur des gens, je peux vous dire que j’en ai vu des coriaces, mais ceux-là… C’est un sacré duo quand-même.

— Et parfois, je me demande si je ne suis pas un peu trop bien intégré à leurs bizarreries…

— Croyez-moi, rien qu’à vous voir, on ne peut pas s’étonner de constater que vous vous entendez bien avec des oiseaux pareils. »

Le rire amer d’Ateus n’échappa à personne, mais Elvire et Ilphas étaient trop occupés à se moucher dans les couvertures pour se dire qu’ils avaient raté quelque chose d’important. Après tout, leurs liens venaient tout juste de se consolider, ils n’allaient pas commencer à se poser des questions sur tous leurs compagnons non plus.

Et puis, quelque part, ce n’était pas grave. De toute façon, Betta avait pris sa décision. Elle les entraînerait. Non pas parce qu’ils avaient la moindre chance de réussir, mais parce qu’elle trouvait cette drôle d’équipe particulièrement intéressante. La bénédiction des Dieux n’en était pas toujours une, et leur obscure volonté faisait parfois jaillir des étincelles de compréhension. Le Chevalier Rubis avait toujours été douée pour les comprendre et les apercevoir, mais ici… Ce chaos incompréhensible l’amusait particulièrement et sa curiosité naturelle ne lui laissait pas le choix. Elle voulait voir ce qu’elle pouvait en faire, et surtout, elle voulait voir jusqu’où ils iraient.

« Très bien ! s’exclama-t-elle pour mettre fin à ces effusions un peu embarrassantes, même pour elle. Maintenant que tout ça est réglé… Enfin… À peu près, mais vous réglerez les détails plus tard entre vous. Donc, je disais, il reste le cas… Elvire, c’est bien ça ? »

Cette dernière ne sécha pas ses larmes mais se rassit devant sa tasse, se resservit en lait chaud et avala sa tasse d’une traite.

« J’ai besoin de dire quelque chose. »

Elle se resservit à nouveau en lait, but sa tasse cul-sec et ne se rendit probablement pas compte que son lait n’avait pas complètement le goût de lait. Aucun d’entre eux, à l’exception d’Ateus, ne s’en était rendu compte, mais il savait pourquoi elle avait fait ce qu’elle avait fait, et il était plus que curieux de voir les effets de ce breuvage spécial.

Quel breuvage spécial ?

Tais-toi et raconte. C’est toi qu’on attend depuis cinq minutes, alors pose cette théière, termine avec ta tasse et mets-toi à table !

Bon, bon, très bien.

« Disons que… J’ai des capacités émotives très dangereuses. Si je touche un objet et que je suis submergée par des émotions négatives, j’ai tendance à les faire exploser. Mais à part ça, je suis inoffensive, hein ! »

Ilphas, qui savait déjà et l’avait plusieurs fois vue à l’œuvre, ne s’attendait pas à ce qu’Ateus reste également à peu près dépourvu de questions. Surtout que ce n’était pas une aptitude classique, ni sans danger, et qu’elle se faisait habituellement ensevelir et presque attaquer par les curieux qui n’en finissaient pas d’essayer d’analyser ses compétences à grands coups d’interrogations qui finissaient presque toujours par devenir philosophiques. Heureusement pour lui et son mutisme désintéressé, Betta vola à son secours et eut une réaction bien plus proche de la normale.

« Vous voulez dire, tous les objets ? Les corps aussi ? Ça dure combien de temps ? C’est violent ? Ça fait beaucoup de dégâts ?

— Euh, alors, oui, tous les objets, mais pas les gens, je n’ai jamais tué personne. Apparemment, selon l’analyste, ce serait valable pour tout objet touché dans un rayon de huit ou dix pas, mais il semblerait que ça varie… Mais ça fait juste éclater les objets, ça les casse, ça ne fait pas grand-chose sinon…

— Vous rigolez ? Le potentiel de votre pouvoir est assez fascinant, Elvire ! Et puis vous êtes loin d’être inoffensive, croyez-en la pauvre bête que vous avez fait fuir alors qu’elle vous avait à sa merci. Et sinon, à part ça, des choses à signaler ?

— Je suis une demi-lézarde parce que mes parents étaient les protagonistes principaux de la prophétie des soixante-dix-huit corbeaux, vous savez, cette histoire de lézards et d’humains qui se font la guerre, avec les enfants des deux clans qui tombent amoureux, tout ça. Ils se sont enfuis, mariés, ils m’ont eue moi, et depuis on vit de l’élevage de vaches et de l’agriculture, mon père est garde depuis peu pour aider à défendre le village. Et je n’ai pas eu de prophétie. C’est à peu près tout. »

Betta hocha la tête, sorti un calepin de sous la table et y marqua quelques mots. Puis elle fronça les sourcils, avant de remarquer :

« Vous n’avez pas eu de prophétie ? »

Elvire haussa les épaules.

« Non. »

Le regard de la vieille femme se tourna vers Ateus, qui détourna le regard et se contenta de faire comme s’il ne savait rien.

« Mais… Qu’est-ce que vous fichez là alors ? »

C’était, ma foi, une excellente question. Une autre dans le même genre, que l’on trouvait très bien dans les trois quarts des esprits autour de la table, c’était « comment lui expliquer le trucage qu’ils essayaient de réaliser sans passer pour de complets arnaqueurs ». Parce que pour une formatrice pour héros, tomber sur la seule personne qui n’avait pas de destinée légendaire, c’était comme recevoir une commande de louche pour un forgeron légendaire. Disons qu’elle était en train de reconsidérer tous les choix qu’elle avait faits depuis leur rencontre. Y compris celui d’offrir ses services pour les entraîner.

Tu aurais pu me prévenir, non ?

Je suis narrateur, pas guide spirituel.

Je croyais que tu t’inquiétais ?

Pour tes neurones, oui. Mais j’ai fini par comprendre que tu étais stérile de la tête aussi. Reprenons, avec le silence. Parce que vous n’avez toujours pas répondu. Et que cette pauvre Betta commence à se poser d’autres questions.

Mais ce n’est pas à moi de répondre ! C’est à...

« Ateus ? fit Ilphas avec un sourire carnassier. Répond, cher Prophète. On te parle.

— Euh… Eh bien oui ?

— Oui quoi ?

— Je vais vous expliquer, bien sûr ! Eh bien, vous savez, vous avez peut-être vu et entraîné l’équipe en charge de la Quête des Elfes Noirs ? Ils vous ont paru capables d’arriver au bout ? Personnellement, je ne pense pas. C’est pour ça que j’ai eu pour mission, dans une vision bien évidemment, d’accompagner une équipe alternative afin de s’assurer qu’elle sera menée à bien. Voilà tout. »

Betta le regardait en fronçant les sourcils.

« Vous voulez dire que vous pensez que Seuta le Grand a confié une mission à des gens qui ne sont pas capables de l’accomplir ?

— A...Alors, balbutia-t-il avec un sourire tendu, ça y ressemble, mais non. Je pense simplement que c’est une mission particulièrement... Particulièrement périlleuse, et qu’il souhaite s’assurer qu’en cas de problème, très improbable bien évidemment, très très improbable même, mais pas impossible, quelqu’un parviendra à la mener à bien tout de même. C’est une… Euh… Une sécurité.

— Les Dieux, prudents ? ironisa-t-elle en sirotant sa tasse. Vous y croyez, vous ?

— Bien sûr ! Évidemment !

— Vous voulez dire qu’envoyer une équipe de trois personnes vaincre un dieu réincarné c’est prudent ?

— Les Dieux ont confiance ! s’exclama-t-il, tout en sueur.

— Ce qui n’empêche pas les gens de mourir, voyez-vous, répliqua Betta avec un sourire tordu.

— Mais tout se passe toujours comme dans les prophéties !

— Ah ! C’est ce qu’on croit. C’est ce qu’on dit, oui. Mais… Ce n’est pas vrai. Vous en conviendrez sûrement, monsieur le Prophète.

— Très bien, soupira-t-il, vaincu. Je vais l’admettre. Les Dieux font des erreurs. Et quand ils s’en rendent compte, ils essaient de les réparer. Nous, nous sommes une équipe de réparation.

— Très bien, fit-elle avec un sourire satisfait. Je vous note comme équipe de réparation d’erreurs divines alors. D’ailleurs... »

Le sourire carnassier qu’elle lui adressa le fit frissonner et il se mit à rire, gêné. Ils se fixaient, elle souriait, il tentait de faire de même, avec son visage tordu et humide comme un torchon essoré. Ses yeux semblaient la supplier. Et lorsqu’il vit son sourire s’élargir, il comprit qu’il avait parfaitement perdu.

« Vous êtes le seul à ne pas nous avoir parlé de vos origines, Ateus. Pourquoi ne pas vous plier à l’exercice, comme les autres ? »

Il se détourna et, profitant de ses longs pieds, décida de prendre la fuite. C’était sans compter sur Ilphas, qui malgré sa petite taille, pouvait toujours compter sur Elvire pour l’envoyer exactement là où fallait bien plus vite qu’on ne s’y attendait.

Et à voir la tête d’Ateus, il ne s’y attendait pas.

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