Des paillettes dans les yeux

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Je me sens bien, même si je suis en face à face avec Ange, et que je sais que mes amis ne se trouvent pas bien loin. Mais c’est une soirée, et rien ne paraît suspect de l’extérieur : seul moi et Ange connaissons l’existence de ce lien entre nous, ce fil qui nous relie et qui s’épaissit de jour en jour par de nouveaux souvenirs.
Ange me regarde toujours droit dans les yeux :

- De quoi est-ce que vous parliez ?

Il a un léger sourire sur les lèvres, j’imagine qu’il est heureux que je m’entende bien avec sa meilleure amie.

- De toi. Puis de moi. Puis d’elle. Tout ça en mangeant. On a jugé chaque déguisement, aussi. Pour l’instant c’est Marylin Monroe qui gagne. Mais elle est suivie de près par le Grinch.

- Hmm, je vois, perso j’ai vu un Chapelier Fou plutôt pas mal.

Je lève les sourcils, un air jaloux sur le visage, que je fausse à moitié.

- Oh, ne t’en fais pas, c’est un petit fantôme qui reste en haut de mon classement.

Je rigole, et il me regarde avec ses yeux pétillants, avant de me demander :

- Et Baptiste et Lucas ?

- Lucas doit être quelque part avec ses potes du basket ou Juliette. Et je n’ai pas revu Baptiste depuis qu’il est allé parler à Sarah. La Marylin Monroe de mon classement. La femme de sa vie, selon lui.

Contrairement à d’habitude, ça ne me dérange pas d’être seul alors que mes deux meilleurs pote sociabilisent. Enfin, ça ne m’a jamais vraiment dérangé, mais aujourd’hui, c’est plutôt pratique. Moi aussi, j’ai envie de passer un peu de mon temps avec une personne en particulier.

L’intro d’une musique se fait entendre, et toutes les filles – je n’aime pas généraliser, mais vraiment toutes – se mettent à pousser de petits cris hystériques. Ange plisse le nez (je ne ferai aucune remarque sur le niveau d’adorabilité de cette expression) et me montre la porte qui donne sur le jardin avec un coup d’œil. Je hoche la tête en riant, et le suis alors qu’il s’y dirige.

Nous nous isolons dans l’herbe, l’air frais nous caressant la peau, la musique désormais plus sourde à nos oreilles. J’ai une sensation de déjà-vu, et le souvenir de notre première rencontre ressurgit. Il me semblait intimidant, si confiant, grand, solaire. C’est comme s’il rayonnait, et avait fait fondre ma timidité pour me révéler.
La nuit me cache son visage, alors j’allume la lampe torche de mon téléphone, et soulève le drap qui me sert de déguisement pour qu’il se glisse en dessous. Son sourire s’agrandit alors qu’il voit mon visage découvert, et mon cœur s’emballe. De fines paillettes dorées son semées sur ses pommettes et dans le coin de ses yeux, le rendant encore plus lumineux et magique que d’habitude.

- C’est toi, en haut de mon classement, je murmure.

Ses yeux clairs se posent sur mes lèvres, avant que ça ne soit les siennes qui le fassent. Il pose une main chaude dans ma nuque, et je laisse sa bouche danser sur la mienne, suivant le rythme, les yeux fermés, le cœur battant. Ce moment n’appartient qu’à nous, cachés sous ce drap blanc, à l’abri des autres, et j’ai l’impression d’être sur une autre planète. Je ne sais pas si c’est la sangria ou l’odeur enivrante d’Ange qui me fait me sentir sur un petit nuage, mais j’aime ça. Et à la sensation des papillons qui me chatouillent le ventre, je crois avoir ma réponse.
J’ignore combien de temps s’écoule avant que nous ne nous détachions pour poser nos fronts l’un contre l’autre, mais assez pour que je sois carrément excité.

Sans dire un mot, Ange fouille les poches de son pantalon blanc pour en sortir son téléphone et une paire d’écouteurs qu’il branche, avant d’en placer un dans mon oreille, et l’autre dans la sienne. Je souris, pas étonné d’entendre le début de Freaks, et je suis à nouveau projeté il y a un mois. J’adore ça. J’adore partager cela. Pas seulement les écouteurs, mais la musique, le moment, les sensations et souvenirs et qui y sont associés. Ca nous lie, rien que tous les deux, et je sais que plus jamais je ne partagerai ainsi mes écouteurs avec quelqu’un d’autre que lui.
Je me souviens du poids qui pesait en moi lors de notre première rencontre, et je me rends compte qu’aujourd’hui, tout est différent. Je ne mens plus. A moi-même, à Ange. Je me sens libre, et je ne justifie plus l’attraction que j’éprouve pour lui par l’alcool que j’ai dans le sang. D’ailleurs, je suis content de n’avoir bu qu’un verre, parce que je veux être pleinement conscient de cet instant. De ces deux minutes vingt-sept de musique à se regarder droit dans les yeux, sans un mot, nos lèvres se cherchant sans se toucher, nos nez se frôlant. Quand la musique prend fin, Ange nous retire les écouteurs et me prend par la main pour que nous nous allongions côte à côte, le drap au dessus de nos têtes. Ses vêtements sont blancs et la pelouse est mouillée, mais il s’en fiche. Il est comme ça, insouciant sans être négligeant. Profitant de l’instant présent, en pensant aux autres, mais pas à leur regard. Alors que je caresse l’herbe de mes doigts, je lui demande :

- Pourquoi t’étais en retard ?

Il prend une inspiration sans tourner la tête, le regard toujours posé sur le ciel noir, le visage éclairé par la lumière de mon téléphone.

- J’ai vu mon père.

- Oh.

- C’était pas prévu. Il fait souvent ça. Passer quand je ne m’y attends pas, avant de repartir pour plusieurs mois.

Il pousse un long soupir, et poursuit avec un petit rire amer :

- A une époque, je lui rendais visite. Mais j’avais l’impression de l’ennuyer, alors maintenant je n’y vais plus. J’aime pas la personne que je suis avec lui. Je redeviens le gamin intimidé que j’étais avant. Ca me fait paniquer.

J’ai l’impression de m’entendre penser. Je connais cette situation, je ne l’éprouve pas avec mon père, mais avec tous les inconnus. C’est étouffant, épuisant. Humiliant, presque. Et ça me fait mal d’imaginer Ange ressentir ça.

- Tu vois, encore maintenant, je me sens obligé de ne pas le décevoir. Parce que j’aimerais qu’il veuille assez de moi pour que je fasse vraiment partie de sa vie. Ou pour qu’il soit jaloux de ne pas faire partie de la mienne. Mais ça n’arrive jamais.

Ses mots sont emprunts de vulnérabilité, et même si je déteste le sentir douter de lui-même, je suis content qu’il s’ouvre à moi, et de découvrir cette facette de lui, sur laquelle il m’aide déjà.
J’observe son profil parfait, qui scrute le ciel en silence. Comment son père ne peut-il pas vouloir de lui inconditionnellement ? Comment peut-il passer à côté d’un fils comme lui ?

- Je voulais lui faire mon coming-out. Ca fait des années que j’y pense. Aujourd’hui, je me sentais prêt. Mais je n’ai pas osé. Il ne parlait que de lui. Les seules questions qu’il m’a posées concernaient le basket et les filles du lycée. Je n’ai pas osé lui dire que j’ai arrêté le sport il y a trois ans et que je ne m’intéresse pas qu’aux filles. J’aurais voulu lui dire que je ne m’intéresse plus à personne, d’ailleurs, depuis que je t’ai toi. Mais je n’ai pas osé.

- C’est pas grave, Ange.

Je le regarde quelques secondes, puis me relève, plus sérieux que jamais, et le tire par la manche pour qu’il me suive. Je le mène un peu plus près de la maison, là où nous apercevons quelques personnes éméchées à l’intérieur, et d’autres, prenant l’air. Parmi eux se trouve Emma. Je sais qu’elle ne me voit pas, alors je la pointe du doigt :

- Tu vois, la pirate, là-bas ?

Il hoche la tête.

- C’est ma sœur. Elle a dix mois de moins que mois.

- Elle te ressemble.

- Je sais. Parfois, c’est assez effrayant. Être avec elle, c’est presque comme être une copie de moi-même : elle me connaît par cœur. Je peux tout lui dire, absolument tout, elle serait prête à tout entendre. Mais quand j’ai envie de lui dire que je suis gay…

Je marque une pause. C’est la première fois que je le dis à voix haute.

- … à chaque fois, je suis bloqué. Ce serait plus simple de le dire à un inconnu, voire à un prof, ou a une très vieille connaissance. Parce que ma sœur, elle, me connait depuis toujours. On a une histoire, des millions de choses en commun. J’ai l’impression que ça changerait tout, comme si je lui avais toujours menti.

- Mais ce n’est pas le cas, dit-il.

- Je sais. Ce que je veux dire, c’est que les choses prennent du temps. Et qu’en fonction des personnes, elles en prennent plus ou moins. J’en parlerai, un jour, à Emma. Et peut-être que tu en parleras à ton père. Ou peut-être pas, s’il ne mérite pas de connaître réellement le garçon incroyable qu’est son fils.

Le regard qu’Ange pose sur moi alors que je me tais est d’une intensité incroyable, et je me sens spécial d’avoir pu effacer la note de tristesse dans ses yeux soulignés de paillettes dorées. Une seconde passe, puis deux, et ile me prend dans ses bras. Sans m’embrasser, sans ardeur passionnée. Mais comme on s’accroche à quelqu’un qu’on ne veut pas perdre. Et c’est une sensation extraordinaire.

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