Cafétéria

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Ma vie semble encore plus normale qu’avant que toute cette histoire ne commence, et c’est franchement apaisant. Je ne m’inquiète plus de faire une gaffe en parlant à un de mes potes d’un truc qu’Ange m’a raconté, ni n’ai besoin de poser mon téléphone côté écran pour ne pas risquer qu’ils voient les notifications.
Même s’ils aiment bien faire des blagues idiotes, ils ne disent rien de déplacé, rien qui me gêne, et tout semble aussi normal pour eux que si Ange était une fille.

Quand je leur ai dit que mon copain – que j’ai brillamment réussi à reconquérir – était le grand mec souriant déguisé en ange à la soirée, il m’ont même dit que s’ils avaient kiffé les mecs, ils auraient aussi craqué pour lui. J’ai ri, sans trop savoir si je devais m’inquiéter. Ils m’on posé des questions sur lui, et ça m’a fait du bien d’y répondre, de partager toutes ces choses que je gardais pour moi depuis longtemps, alors que je mourrais d’envie d’en parler.

En fait, ils ont l’air plutôt heureux d’avoir un nouveau sujet de conversation, et ils en parlent presque plus souvent que moi.

- Et pourquoi il ne mangerait pas avec nous, ce midi ? demande Baptiste, l’air d’avoir trouvé l’idée la plus géniale qui soit.

- Mr Begard, c’est la dernière remarque que je vous fais avant que vous ne sortiez, le réprimande notre professeure. C’est un cours de physique, pas un salon de thé.

Baptiste adresse un joli sourire d’excuse (dont lui seul a le secret) à la prof avant de tourner à nouveau la tête vers nous. Je regarde Lucas pour juger son expression, et ce dernier ajoute, un ton plus bas que notre ami :

- Pour une fois que Baptiste dit un truc malin. Je suis d’accord, si ça te gêne pas, évidemment.

Une petite boule se forme au creux de mon ventre. Non pas que je ne veuille pas qu’ils se rencontrent pour de vrai, mais il y a trop de variables possibles à cette situation pour que j’y reste complètement impassible.

- Euh, ouais, ça serait cool. Je vais lui demander.

Je ne peux pas empêcher ma voix d’avoir ce petit ton de je-fais-comme-si-je-ne-paniquais-pas. Evidemment, mes potes le remarquent :

- Arrête de stresser, Jules. On l’a déjà vu, y a aucune raison que ça se passe mal, me rassure Lucas.

- Et au pire on crachera dans son assiette, ca sera clair, ajoute Baptiste avec un grand sourire.

Je souffle un petit rire, content qu’il utilise l’humour pour apaiser mes craintes. Je sais très bien que tout se passera probablement bien, mais l’idée d’être rien qu’à quatre autour d’une table ne peut pas m’empêcher d’imaginer le pire. Un blanc. Une gaffe. Je ne sais pas. Je secoue la tête : il faut que j’arrête de me comporter comme si chacune de mes actions avait le pouvoir de faire arrêter de tourner la Terre.

Je finis par sortir discrètement mon téléphone de ma poche :

Jules : Les gars proposent que tu manges avec nous ce midi :)

J’hésite une seconde avant d’ajouter :

Jules : Si c’est oui, dit à Axelle qu’elle est la bienvenue

Sa réponse est instantanée, j’en déduis que son cours de philo n’est pas plus intéressant que le mien :

Ange <3 : Trop bien, évidemment que c’est oui !

Ange <3 : J’ai hâte :)

Je souris en lui répondant, une seconde avant de recevoir un message d’Axelle sur Insta :

AxL : Trop cool pour ce midi !!! Je peux dire à Sarah de venir ? ;P

Jules : Bien sûr, j’en connais un qui va être content

Je remets mon téléphone dans ma poche et me tourne vers Baptiste pour lui glisser :

- Fais-toi beau pour ce midi, ta future femme mange avec nous aussi.

Sa mâchoire tombe et ses yeux s’écarquillent :

- Tu m’as obtenu un rencard avec Sarah ?

- Techniquement, c’est pas un…

- Chut. Jules, je t’aime.

- Mr Begard, c’est la fois de trop, dehors !

Toujours en état de choc, Baptiste ne se défend même pas. Il prend ses affaires et s’en va, le visage encore plein d’étonnement. Je me force à ne pas rire, et suis le reste du cours en silence.

A midi, je ne sais pas qui de moi ou de Baptiste est le plus stressé, et Lucas est obligé de nous rassurer tous les deux. Nous nous installons à nos places habituelles, et Ange, Axelle et Sarah nous rejoignent rapidement. Ange porte un sweat noir Retour vers le futur, et il me fait un clin d’œil quand je le remarque. Il s’installe en face de moi après m’avoir embrassé (oui, en plein milieu de la cafétéria, sans que je ne fasse une crise d’angoisse), et salue mes amis. Baptiste est déjà pendu aux lèvres de Sarah, qui explique à Axelle le déroulé de son exposé d’histoire, et nous rions tous face à son expression. Il se ressaisit en comprenant qu’on se moque de lui et me jette un regard noir en lançant :

- Et bien ! Ca fait plaisir d’enfin rencontrer le jeune homme dont notre Jules ne cesse de parler.

Je m’étouffe avec mon eau, mi-gêné, mi-explosé de rire par le ton maternel de la voix de Baptiste. Ange rigole aussi, et répond :

- Et bien je suis ravi de rencontrer son père, apparemment.

Baptiste pouffe à son tour. Des rires. Tout va bien. Je n’avais encore une fois aucune raison de m’inquiéter.

- Saluuuut ! Il vous reste une place pour moi ?

Je me tourne avec étonnement vers ma sœur, son plateau plein à craquer de nourriture.

- Encore toi ? T’as pas des potes avec qui traîner ? demande Lucas.

- C’est marrant ça. Et toi, t’as pas une meuf avec qui manger ?

Lucas lui fait une grimace avant de baisser les yeux sur son assiette de purée, et Emma lance d’un ton mielleux :

- Oh ! Laisse-moi deviner, vous vous êtes encore disputés.

- Jules, en quelle année on a décidé que ta petite sœur avait le droit de nous parler sur ce ton ?

Je hausse les épaules : ça fait bien longtemps que j’ai décidé de ne plus prendre parti dans leurs chamailleries.

- Bon, pousse-toi un peu, Jules. Mes amis ne mangent pas ici ce midi, lance-t-elle en fixant Lucas.

Je fronce les sourcils, persuadée d’avoir aperçu sa meilleure amie devant le stand des desserts il y a dix minutes, mais je n’ai pas le temps de lui faire remarquer, elle me glisse discrètement à l’oreille :

- C’est faux, je voulais juste pas rater cette grande rencontre.

- Tu voulais surtout pas que Lucas connaisse Ange avant toi, je lui réponds en murmurant.

- Peut-être, sourit-elle.

J’entame mon entrée en regardant Ange retirer la croûte de son pain pour le manger, et je me fais la réflexion que c’est la première fois que nous partageons un vrai repas (autre que des guimauve ou des chips devant un film). Baptiste rejoint la conversation (switcher entre les jolis yeux bleus de Sarah et notre discussion semble un supplice pour lui), pour demander à Ange :

- Tu as des frères et sœurs, toi ?

- Non, je suis fils unique. Mais j’aurais adoré en avoir, surtout quand je vois Jules et Emma, répond-t-il.

- Parce qu’Emma te donne envie d’être grand frère ? demande Lucas ironiquement.

Ange rigole avant de lui demander :

- T’en as pas, toi ?

- Pas de sœur, répond Lucas. Mais un frère, il est schizophrène.

Je toussote. Lucas amène toujours ce sujet là comme s’il parlait de la météo, et ça a tendance à mettre mal à l’aise ceux qui ne le savent pas. Ange reste à peu près neutre en tournant la tête vers moi, comme pour me demander silencieusement si c’est une blague, et je plisse les lèvres d’un air contrit. A lui de trouver quoi dire, maintenant.

- Oh. Je suis… désolé ?

- Oh non, t’inquiète, il est pas mort. Il est juste schizophrène.

Je retiens un sourire. La situation n’est pas vraiment drôle, mais je suis amusé de voir Ange dans cet état de panique. Il semblerait qu’il me ressemble plus qu’on ne le croit.

- Et… C’est ton grand frère ?

- Non, petit. Il a deux ans de moins. Mais il est assez mature, pour son âge.

- C’est grâce à ses nombreuses conversations avec les voix dans sa tête, plaisante Baptiste.

Je lui jette un petit regard réprobateur : nous connaissons Lucas depuis assez longtemps pour nous permettre ce genre de blague, mais nous ne le faisons jamais en compagnie d’autres gens. Cependant, Lucas ne le prend pas mal, il ajoute simplement :

- En fait, mon frère n’est pas trop différent de nous. La plupart du temps, son traitement lui permet d’atténuer les symptômes. Mais parfois il a des hallucinations, ou des trucs comme ça. C’est assez différent de ce que nous font croire les films.

- Ca a du être dur d’apprendre à gérer. Il l’a toujours été ?

- Ca s’est déclenché il ya quelques années. Du moins, on l’a remarqué à cette époque.

Ange hoche la tête. Tout en bienveillance, comme à son habitude. C’est un sujet qui tient à cœur à Lucas. Il adore son frère, et il déteste faire comme s’il était handicapé, ou pire, faire comme si son trouble n’existait pas du tout. Il en parle toujours avec tendresse, malgré tout ce que les gens peuvent dire comme conneries à ce propos. Pourtant, je sais que c’est très dur pour lui. Il a tendance à culpabiliser d’aller bien, à ne pas apprécier tout ce qu’il est capable de faire, parce qu’il sait que son frère aura plus de mal que lui à accéder à tout ça : suivre des cours toute une année, avoir un métier, des amis qui ne jugent pas.

Axelle prend part à la conversation en parlant d’une de ses tantes qui était schizophrène, et mon esprit diverge dans mes propres pensées. Je n’en ressors que quand Emma me secoue le bras :

- Tu m’écoutes ?

Dans le brouhaha de la conversation, je pensais qu’elle parlait aux autres, discutant tous entre eux comme s’ils étaient potes depuis toujours.

- Non, désolé, répète.

- Je disais que papa et maman rentreront plus tard ce soir.

Elle marque une pause pour m’adresser un regard malicieux, avant d’ajouter :

- Et moi, je vais réviser chez une copine.

Je suis confus une minute, avant qu’elle ne désigne Ange d’un coup de tête, et mon cerveau assimile enfin. Ma maison. Seul. Pas de parents. Pas d’Emma. Et Ange. Un sourire se dessine sur mon visage, les étoiles s’alignent, aujourd’hui.

- Je t’adore, Emma. Ce sont des grosses révisions ?

- Très grosses.

- Parfait.

Je me tourne vers Ange, qui tourne la tête vers moi, intrigué.

- Est-ce que Monsieur serait par hasard disponible ce soir ? je demande.

Il penche la tête, ses yeux bleus se plissant dans un sourire enjoué :

- Je pourrais me libérer, tout dépend de la proposition.

- J’ai me maison pour ce soir. On pourrait… réviser le théâtre.

Son sourire s’agrandit un peu plus, et mon cœur pétille à cette vision. J’ai envie qu’il vienne chez moi, j’ai envie qu’il découvre cette nouvelle part de moi. Qu’il fasse encore un peu plus partie de ma vie, et moi de la sienne.

- Je me libèrerai, dans ce cas-là. Pour le théâtre, évidemment.

- Il a bon dos, le théâtre, murmure Emma à ma droite.

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