Le repas

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Pour la première fois depuis notre rencontre, Ange est nerveux. Et sa nervosité parvient à faire baisser la mienne. Il se lève à chaque bruit de voiture pour regarder à la fenêtre, pose des tonnes de questions sur les manières de se comporter dans ma famille, se recoiffe toutes les cinq minutes.

- Je devrais aller aider ta mère.

- Pourquoi faire ? C’est pizzas, le mardi.

- Je devrais l’aider à mettre la table. Ou juste… Je sais pas, discuter avec elle. Elle risque de me trouver malpoli. Tu penses qu’elle me trouve malpoli ?

- Eh, relax, dis-je en caressant doucement ses doigts. Elle t’aime bien, sinon elle ne t’aurait pas proposé de rester. Ma mère se fie toujours aux premières impressions, et je suis certain que tu as passé le test avec succès.

Il s’apprête à me répondre quand la sonnerie de la porte d’entrée retentit, et il saute alors du lit, stressé et droit comme un piquet. Je ris devant cette scène aberrante aux rôles inversés, où Ange est nerveux alors que je suis (presque) parfaitement à l’aise.

- Arrête de te moquer de moi, ou je fais en sorte que ton père me déteste.

- Tu n’oserais pas, je souffle en m’approchant de lui pour déposer un baiser sur ses lèvres. Allez, c’est parti.

Nous descendons au rez-de-chaussée, et la boule dans mon estomac revient peu à peu. Nous avançons dans la salle à manger, où ma mère dispose les couverts avec un petit sourire.

- Désolé, j’aurais dû venir vous aider à dresser la table, dit Ange.

- Bien sûr que non, tu es l’invité ! Vous arrivez à temps, Michael et Emma sont là.

Ils entrent dans la pièce au moment-même où ma mère prononce leurs noms.

- Ange !

Ma sœur se rue vers mon copain pour l’enlacer, comme un encouragement, avant de se tourner vers moi avec un air étrange. Je l’interroge du regard, mais elle détourne le sien.

- Tu es Ange.

- Oui. Bonjour, Monsieur.

- Hm.

Mon cœur se serre quand je vois Ange déglutir difficilement face à la froideur de mon père. Je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit, la sonnerie retentit à nouveau, et mon père se dirige vers la porte.

- Il a dû avoir une grosse journée, déclare ma mère, gênée.

Ange hoche la tête avec politesse et s’exécute quand ma mère nous propose de nous asseoir. Je prends sa main avec douceur pour tenter de l’apaiser, et il me lance un petit sourire en retour. Alors que ma mère part chercher de l’eau, Emma nous chuchote :

- Il y avait une ambiance de mort dans la voiture, j’ai jamais vu ça. Prends-le pas personnellement, Ange, il supporte simplement très mal les choses inhabituelles. Ou bien il est homophobe, mais ça, ça m’étonnerait, on l’aurait remarqué, non ? Enfin, bref, il va s’habituer, j’en suis certaine. J’espère. Je pense…

Son débit de parole s’accélère au fil des mots, et elle finit par se taire quand ma mère revient, suivit de près de mon père, les bras chargé de boîtes à pizzas.

- Tu n’es pas intolérant à certains aliment, ou végétarien, Ange ? demande gentiment ma mère.

Mon père pousse un râle incompréhensible, et Ange répond faiblement :

- Non, je mange de tout, ne vous en faites pas.

- Parfait. J’avais pris une pizza végétarienne au cas où.

- C’est gentil.

Le silence retombe et nous nous servons les uns après les autres. Ange se tient droit, les deux mains sur la table, remerciant ma mère presque à chaque fois qu’elle lui adresse un mot.

- Depuis combien de temps vous vous connaissez, tous les deux ?

Visiblement, mon père ne compte pas ouvrir la bouche pour autre chose que manger, ni regarder ailleurs que dans son assiette.

- On s’est rencontré à une soirée, il y a un moment, je réponds. Celle où Baptiste n’avait pas pu venir, tu te souviens ?

- Oh, c’est une bonne chose qu’il ne soit pas venu, alors.

Mon père émet un nouveau bruit, le regard toujours vissé sur sa part de pizza. Je glisse une main vers celle d’Ange pour la lui presser doucement, et il prend une petite inspiration.

- Tu es dans le même lycée, j’imagine ?

- Oui, pas dans la même classe, mais dans le même lycée. Mais on ne s’était jamais parlé, avant.

- Il est aussi dans le groupe de théâtre, j’ajoute avec un sourire.

- Oooh, je vois, c’est pour ça que tu t’y es soudain intéressé.

Ma mère semble attendrie, mais mon père lève soudain la tête pour me regarder d’un air contrarié, il lance alors :

- Donc tu comptes perdre ton temps dans ce genre de groupe l’année du bac pour une simple amourette avec un garçon ? A quoi tu penses ?

Sa voix et dure et froide, et je suis tellement surpris que je ne sais pas quoi répondre. J’ai l’impression que le coup qu’il m’a envoyé est physique.

- Papa ! s’indigne Emma.

Nous le regardons tous les trois d’un air offusqué alors qu’Ange a la tête baissée, les lèvres pincées. Ma mère ne dit rien, mais le soupir qu’elle pousse veut tout dire. L’atmosphère est glaciale, le silence prend toute la place, et les paroles qui le rompent me brisent le cœur :

- Je ferais peut-être mieux de m’en aller. Merci beaucoup pour le repas.

Ange se lève, son assurance envolée, et adresse un petit sourire à ma mère avant de repartir vers l’entrée. Je le suis dehors, et le froid me saisit quand je l’attrape par le bras pour voir son visage.

- Je suis désolé, Ange, il n’est pas comme ça d’habitude. Il…

- C’est pas grave, Jules. Tout le monde ne réagit pas de la même façon, ce n’est pas de ta faute.

Je plonge dans ses yeux clairs pour essayer de comprendre ce qu’il ressent, et je vois bien qu’il est blessé. J’aurais tellement voulu que tout se passe bien. J’entrelace mes doigts aux siens et il se penche vers moi pour poser son front contre le mien.

- J’ai passé un merveilleux après-midi. Je t’aime, et ce repas ne change en rien ce que j’éprouve pour toi. Ta mère semble m’apprécier, et ta sœur est géniale, ce n’est pas fatal si ton père a du mal avec moi, même si je te promets que je vais tout faire pour gagner son estime.

- Ca m’énerve tellement. Je suis sûr que si t’avais été une fille, il…

- Sûrement, me coupe-t-il. Mais je ne le suis pas, et on va faire avec.

Il affiche un petit sourire en coin et m’embrasse doucement.

- Je dois y aller. Merci pour cet aprem. Remercie encore ta mère pour moi.

Il dépose un léger baiser sur mon front et s’en va.

Je le regarde partir et l’air semble encore plus glacial quand il n’est plus là. Je reste un moment seul sous le porche à me remémorer ce dîner catastrophique et le regard froid de mon père. Je repense aussi aux heures précédentes, aux baisers d’Ange et à sa peau contre la mienne. Je ferme les yeux en soupirant, et me décide à rentrer.

Je m’arrête dans l’entrée, alerté par une dispute entre mes parents. C’est rare et ça me met mal à l’aise, mais j’écoute quand même :

- Ca le concerne lui, Michael, pas toi ! C’est normal que la vie de nos enfants ne se déroule pas exactement comme on l’avait imaginé, et c’est notre travail de parents de les soutenir !

- Pas quand ils ne prennent pas les bonnes décisions ! Il a jamais parlé de garçons, et voilà qu’il en ramène un à la maison ? Il a dû être… Je sais pas, influencé ! Ça lui ressemble pas !

Je lève les yeux au ciel, les poings serrés, et monte les escaliers quatre à quatre jusqu’à ma chambre, dont je claque la porte assez fort pour interrompre leurs cris. Quelques secondes plus tard, quelqu’un frappe. Je m’attends à voir Emma entrer, mais c’est ma mère, les joues rouges et un air énervé sur le visage, qui s’attendrit quand ses yeux se posent sur moi. Elle vient s’asseoir à côté de moi sur le lit, et passe une main rassurante sur mes cheveux.

- Je suis désolé, mon chéri.

- C’est pas ta faute.

- Je n’aurais sûrement pas dû inviter Ange au dîner de ce soir.

Je lève brusquement les yeux vers elle.

- C’est pas de sa faute non plus ! C’est papa qui s’est comporté n’importe comment. Ange ne méritait pas ça.

- Je sais, mon cœur, je sais. Mais tu connais ton père, il aime les habitudes, la routine, il aime prévoir les choses, être au courant de ce qui se passe avant tout le monde. Ça fait partie de lui, tu es comme ça aussi.

- Mais moi j’aurais jamais réagi comme il l’a fait. C’est… égoïste et tellement méchant.

- Ce n’était pas son intention. Il s’inquiète juste parce qu’il est vieux jeu. C’est ton père, Jules. Il t’aime plus que tout et quand tu lui expliqueras que ton histoire avec Ange est sérieuse, il finira par comprendre, j’en suis sûre.

Elle essuie une larme que je n’avais même pas sentie couler sur ma joue, et je hoche lentement la tête.

- Je l’aime, maman. Vraiment.

- Je sais, mon cœur.

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