Cherry Blossom (2/4)

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Alexander avale son sixième whisky, la tête en vrac et l'esprit toujours aussi éparpillé. L'alcool n'a pas l'effet qu'il désirait, son âme ne se calme pas, ses idées ne s'égaient guère, et son humeur reste d'une morosité effrayante.
Il soupire souvent, essayant vainement de laisser s'échapper sa résignation. Le barman l'épie parfois, se demande s'il va s'éterniser encore longtemps.
Tellement désespéré, Alec ternit l'humeur des assoiffés qui se présentent au comptoir. Son aura obscure et ses sombres pensées paraissent atteindre la gaieté des fêtards alcoolisés.
Un œil sur sa montre, il réalise qu'une heure s'est écoulée et que rien n'a changé. D'un geste lent et fatigué, il extirpe son portefeuille de la poche intérieure de sa veste et laisse glisser un billet jusqu'à l'employé qui sourit pour le remercier.
Alexander se lève, tête baissée et envahi de mélancolie afin de quitter cet endroit à la musique trop agressive. Son corps se tend brusquement lorsqu'il percute un buste envahissant, immobilisant sa course et retenant un râle de mécontentement.
Lentement, il relève le menton, prêt à se plaindre ou plutôt s'excuser et se sauver en déglutissant, mais c'est tout autre chose qui se déroule quand un regard onyx capture le sien. Subitement, la tête d'Alec se met à vaciller, comme si les murs bougeaient et lui donnaient la nausée. Son palpitant rate un battement, puis deux et trois tandis qu'une chaleur brutale se répand dans ses veines. Ses lèvres s'entrouvrent de stupéfaction alors qu'il fixe d'un mauvais œil celui qui détient son cœur au creux de ses paumes, emprisonné depuis bien longtemps.
Une peau opaline pour deux iris sombres tels une nuit sans lueur. Un sourire désabusé sur une bouche aussi colorée que des fleurs de cerisier et une chevelure épaisse et charbonneuse. C'est le visage qui apparaît dans ses rêves à chaque fois qu'il trouve le sommeil.
Perturbé, Alexander guette l'amour de sa vie encore quelques instants avant de secouer le menton pour se remettre les idées en place. Il éclate ensuite d'un rire jaune, persuadé que l'alcool qu'il a ingurgité lui monte enfin à la tête. Dans un ricanement sonore, il contourne le corps imposant et s'éloigne en râlant contre le monde.
Il avance d'un pas rapide, souhaite quitter les lieux et retrouver les murs de son appartement pour pleurer ses souvenirs, tels les cendres d'une existence brûlée au bûcher puis éparpillés sur une nécropole sanglante. Ses pieds l'approchent de la sortie tandis que son cœur pulse par saccades dans sa poitrine brûlante. Il retient ses larmes, son cri d'agonie et les injures qui se pressent contre ses lèvres scellées.

Maudit soit ce whisky qui me fait halluciner, peste-t-il mentalement alors qu'il pousse la porte du club. Cela fait des mois que je ne l'ai pas vu, il ne peut pas être là.

Des doigts s'enroulent autour de son poignet à l'instant où l'air frais balaie son visage. Un hoquet de surprise le secoue, puis la peur lui vrille l'estomac. S'il aime rester enfermé, c'est aussi parce qu'il n'est pas apte à se protéger si jamais on l'aggressait. Répondre à son patron est une chose, malgré les aspects et sa ténacité, il reste inoffensif, mais se battre en est une autre et il se sait parfaitement incapable d'y parvenir.
Il tire sur son bras, tente de se défaire de la prise de l'assaillant sans même regarder par-dessus son épaule. Fuir, voilà l'unique chose qu'il désire.

— Alec..., soupire une voix vibrante d'émotions, je t'en prie...

Le corps de ce dernier se fige puis se met à trembler la seconde suivante. Son esprit embrumé n'a absolument rien imaginé. Cette voix, c'est celle d'Évan. Il le sait, il l'entend l'appeler dans ses rêves les plus inaccessibles.
Les larmes aux yeux, le cœur battant à tout rompre, il se laisse guider sans la moindre résistance par son ancien amant, son amour de toujours qui lui passe devant afin de l'emmener à l'écart de la foule. Même s'il le voulait, il ne pourrait jamais cesser d'avancer, trop hypnotisé par l'odeur boisé de celui qui hante ses pensées sans interruption depuis ses vingt-deux ans.
C'est près d'un pick-up garé dans une impasse isolée qu'ils s'immobilisent, après quelques minutes d'un trajet silencieux. Alexander observe le véhicule une seconde, puis baisse la tête lorsqu'une larme roule le long de sa joue. Dans sa tête, les réminiscences d'un passé commun s'élancent et dansent, les souvenirs d'une relation secrète mais passionnée, d'un amour caché mais d'une sincérité dévorante. Il se revoit dans les bras d'Évan, contre son torse où battait son cœur avec acharnement. Il ressent les frissons de la jouissance, ceux qui parcouraient son corps lorsque son amant lui offrait des coups de reins renversants et ses sanglots explosent en un grondement de détresse. Comme si le déluge naissait, Alec laisse tomber les armes pour pleurer sans discontinuer.

Dans un soupir, Évan lève les mains afin d'englober les joues de son blondinet. Il examine son visage, constate que ses traits sont tirés, que des cernes violacés endommagent le vert de jade de ses iris et que quelques rides sont apparues aux coins de ses yeux. Il déglutit difficilement, réalisant que son homme s'est terni durant l'année passée sans lui. Malgré ça, Alec ne perd rien de sa beauté. Émerveillé plus qu'étonné, Évan le trouve toujours aussi éblouissant.
Ses doigts passent entre les mèches blondes, puis glissent sur l'arête du nez droit d'Alexander.
Ce dernier se laisse docilement faire, le cœur au bord des lèvres et songeant aux nombreuses promesses qu'ils avaient prononcé lors d'une époque désormais révolue. Ils envisageaient le mariage, l'adoption d'un enfant afin de fonder une famille et d'aboutir leurs rêves un peu fous. Pourtant, ce n'est pas Alexander qu'Évan a épousé mais une jolie demoiselle aux cheveux flamboyants. C'est elle qui a donné naissance à un bébé alors que les espoirs d'Alec se consumaient sous le poids d'une tristesse incandescente.

— Mon amour, souffle Évan en ancrant son regard à celui de son vis-à-vis qui demeure muet.

Le blondinet n'a guère besoin de parler, il n'a jamais eu à le faire. Évan a toujours su entendre le cœur d'Alexander hurler lorsque ses lèvres restaient scellées. Il sait mieux que personne comprendre celui qu'il aime encore comme un fou ensorcelé. Il lit dans ses yeux, dans les expressions de son visage et les réactions de son corps. Son regard dérive vers la bouche généreuse et toujours close de celui qu'il désire retrouver.

Offre-moi un baiser de haine, avec un peu de peine. Dis-moi, quand est-ce qu'on saigne ? songe Évan en mordillant l'intérieur de sa joue.

Malgré leurs sentiments partagés et inépuisables, il sait pertinemment que l'homme aux yeux de jade le déteste pour l'avoir abandonné. Cette rage, il l'a ressent lorsqu'il croise son regard.

Pardonne-moi, mais c'était contre mon gré. Si j'avais pu choisir, c'est ton cœur que j'aurais enlacé, mais la vie nous ferme parfois les portes qu'on souhaite garder éternellement ouvertes.

Évan se penche vers le visage d'Alexander, effleure ses lèvres du bout des pouces alors que ces dernières s'entrouvrent doucement.

— Je connais ta douleur, murmure-t-il les sourcils froncés, elle baigne mon âme à chaque instant.

Sans laisser l'opportunité à son compagnon de répondre, il s'incline davantage, dépose sa bouche fraîche contre la peau frissonnante et humide de larmes d'Alexander et sème un tas de légers baisers. Les mâchoires serrées, le blondinet retient une plainte en fermant les paupières. Il est faible face à celui qui l'a rendu éperdument amoureux, il l'a toujours été et le restera éternellement.
Évan se repaît de sentir l'épiderme de celui dont il rêve chaque nuit, de celui qui manque à sa vie chaque seconde mais qu'il n'a guère eu le choix de laisser derrière lui. Ses parents n'auraient pas accepté une telle relation, pas même à l'aube de ses trente-cinq ans. Il a préféré dire adieu à son cœur et souffrir tel un martyr esseulé plutôt qu'à sa famille à qui il doit tout.

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