Silence on tourne !
- Et voilà, murmure Camille en se réveillant, ça tourne !
Hugues s’est levé à trois heures comme le veut son nouveau boulot. Avant d’ouvrir la boulangerie, ils ont pris le temps de s’installer. Tout y est prévu et Camille n’a pas le droit d’organiser la boutique comme elle l’entend. Cela ne la dérange pas d’ailleurs, elle débarque dans ce boulot comme un chien dans un jeu de quilles. Elle n’a jamais écouté que d’une oreille extrêmement distraite tout ce qui a un rapport avec le commerce.
Camille, un peu nerveuse, ouvre pour la première fois son magasin. Les clients ne se font pas attendre. Camille prend un temps fou à servir chacun : elle choisit ses emballages en dépit du bon sens, bredouille devant sa caisse et ce jeton électronique qui sert de carte bancaire pouvant ainsi être dissimulée parmi n’importe quelle monnaie lors des tournages successifs. Les villageois sont conciliants et s’amusent gentiment à la voir patiner.
La voisine immédiate de la boulangerie, Hélène, débarque en fin d’après-midi. Camille et elle ont déjà eu le temps de sympathiser. La jeune femme est institutrice maternelle, elle leur avait apporté un dîner le soir de leur arrivée. Les deux femmes papotent joyeusement quand Cyril entre avec un autre homme.
- Bonjour Cyril, bonjour Monsieur, les accueille Camille.
- Vous ne vous souvenez pas de Grégoire ? demande Cyril, en présentant son compagnon.
Camille le dévisage un moment, cherche dans sa mémoire rapidement quand elle aurait vu cet homme, se rappelle enfin qu’il était dans la guérite lors de leur arrivée.
- Vous êtes gardien, c’est ça ?
Hélène pouffe dans son coin. Grégoire toise la voisine, légèrement contrarié, puis répond calmement à Camille :
- Non, je suis régisseur.
- Excusez-moi, Monsieur. Ne m’en veuillez pas, je suis extrêmement peu physionomiste, admet Camille confuse. Je ne comptais pas vous blesser !
- Il n’y a rien de désobligeant ou de comique, souligne-t-il en narguant Hélène. L’habitude au village est de s’appeler par nos prénoms, précise-t-il en revenant sur Camille. Moi, c’est Grégoire.
Camille sourit sans rien ajouter. Hélène quelque peu vexée s’éclipse sans demander son reste. Grégoire explique la commande, pour la régie, qui devrait être livrée par un coursier chaque matin, pour les équipes techniques. Cyril s’informe ensuite de la bonne conduite de leur installation, Camille lui raconte son cafouillage de débutante en matière de jeton et elle apprécie, somme toute, cette manière de payer qui la dispense de calculer.
Le régisseur ne dit rien, il observe cette drôle de boulangère qui avoue éprouver des difficultés à rendre la monnaie rapidement. Il balaie la pièce des yeux, tombe sur la poubelle débordant de papiers d’emballage. Cela l’intrigue. Il approfondit la question en demandant, pour sa consommation immédiate, une tabatière.
Camille le regarde avec des yeux ronds. Elle cherche rapidement dans l’étalage à quoi pourrait ressembler ces tabatières. Elle relève les yeux sur Grégoire en prétextant qu’elle n’en a plus. Grégoire sourit en les lui désignant d’un air un peu triomphant. Camille rougit, elle se sent totalement démasquée, puis, elle reprend pied en arguant que celles-là sont déjà réservées.
Grégoire hoche légèrement la tête avec une mine quelque peu sceptique, le sourcil relevé. Conciliant, il se rabat sur un croissant.
Un fifrelin ironique, il fixe la boulangère qui emballe consciencieusement le croissant en mordant légèrement sur sa lèvre. Il en touchera un mot à Olivia qui en saura plus via les enfants.
Cyril met un frein au supplice de Camille, en lui donnant rendez-vous avec tous les Français, le soir même, dans ce qui est actuellement l’église, pour l’explication du décor suivant.
Une fois sortis de la boulangerie, les deux hommes parlent de leur rencontre :
- Alors, pas trop vexé ? se moque Cyril, ça ne doit pas t’arriver souvent qu’une femme ne se souvienne pas de toi !
- Non pas du tout, mais c’était la dernière fois, je te promets qu’elle se rappellera de moi très rapidement ! Elle est autant boulangère que je suis régisseur. Comment peut-elle ignorer ce que sont des tabatières !
- Ben, moi non plus, je ne connaissais pas ça.
Quand les « Boulangers », ainsi qu’on les nomme désormais, arrivent dans l’église, il ne reste pas beaucoup de place. Une villageoise se pousse un peu et leur fait signe de venir s’installer à côté d’elle.
- Je m’appelle Sabine, j’habite au bout de la rue, dans la plus grande maison. Je suis lavandière.
- Moi, Camille, boulangère.
- Je sais, tout le monde parle de vous !
Les deux femmes échangent quelques mots avant que Cyril monte sur l’estrade accompagné de Grégoire et propose aux enfants de suivre Olivia qui leur transmettra les nouvelles règles dans la salle d’à côté. Nathan disparaît entraîné par les autres enfants tandis que Simiane s’agrippe encore à la manche de sa mère.
- La prochaine fois, tu iras avec Nathan, lui souffle Camille dans son oreille.
- Voulez-vous que je l’emmène ? demande une voix rauque derrière elles.
Camille se retourne et découvre Paulette qui se justifie :
- Ils m’emmerdent tous les deux avec leurs diapositives et leurs discours intellos. J’en ai rien à cirer de leurs recommandations, ce sont les mêmes à chaque tournage. C’est beaucoup plus drôle chez Olivia !
Camille regarde Simiane, les sourcils levés interrogatifs. Simiane hésite, ses yeux sautent de la tête de sa mère à celle de cette dame, plusieurs fois sans se décider. Elle finit par refuser en hochant la tête.
- Je ne vais pas la forcer aujourd’hui, s’excuse Camille. Merci pour la proposition.
- Tant pis ! se lamente la souris, j’écouterai leurs conneries !
Camille et Sabine rient en douce du franc-parler de la vieille.
- Timide ? demande Sabine.
- Non, traumatisée. Elle a eu un grave accident de voiture qui lui a retiré la parole. Depuis, elle reste perpétuellement dans mes jupes.
Cyril explique à force de diaporama, ce que sera l’époque qu’ils traverseront durant les semaines à venir. Il donne les différentes consignes d’usage précisées par le régisseur, et il permet un échange de questions. Cyril s’apprête à clore la réunion quand Grégoire lui souffle un dernier point dans l’oreille. Cyril se reprend et présente les nouveaux venus à l’assemblée. Tout le monde se tourne vers la famille des boulangers et les salue par quelques hochements de tête. Camille déteste ce genre de situation, elle maudit le régisseur et aimerait disparaître sous sa chaise. Dès la sortie, chacun vient leur souhaiter la bienvenue.
Le propriétaire de ce plateau est une société dont les principaux actionnaires sont les grandes maisons de production de films. Elle a acheté l’ensemble de cette péninsule, au sud du Maroc, assurant une météo clémente plus de trois cents jours par an. Ils y ont créé une dizaine de décors différents, dont celui du village. Celui-ci est bâti suivant un plan concentrique avec au milieu une place. Chaque chaussée est d’une mouvance linguistique distincte, c’est la langue maternelle de ses riverains. Actuellement, il y a quatre artères, espagnole, anglaise, allemande et française. De chacune d’elles dépendent quelques ruelles menant à une autre avenue. Les villageois sont obligés de parler dans la langue de la rue sauf avis contraire. L’artère française s’est créée quelques mois seulement avant leur venue, elle longe la mer le long de la crique qui permet les baignades.
L’idée de la société est simple : elle loue les décors proposés aux maisons de production. Le village et ses habitants sont à la merci du film demandé. Les résidents en sont les figurants en échange de quoi ils trouvent du travail, un toit, une école de qualité pour leurs enfants. Le village vit pratiquement en autarcie. Les métiers exigés pour y être admis sont en lien direct avec le bon fonctionnement de cette petite entité ou avec le cinéma. Seules les matières premières entrent dans le domaine.
Durant les cinq jours de changement de décor, les rues sont interdites à leurs habitants. Tous doivent prévoir de quoi se nourrir tout le long de la trêve. Le seul magasin restant ouvert est la boulangerie qui offre par l’arrière, côté plage, ses pains, pizzas ou pâtisseries.
Les quatre premiers jours de ces trêves sont quatre jours de vacances. Les familles organisent de grands pique-niques sur la plage, elles se retrouvent joyeusement au bord de la mer ou partent en excursion en dehors du domaine. Le soir du quatrième jour, un colis arrive dans chaque famille avec les costumes à essayer pour le lendemain.
Le cinquième jour, à midi, tout le monde sort dans la rue, déguisé. L’ambiance est très drôle, chacun défile comme il peut, les échanges sont joyeux. Cyril et une équipe de costumiers passent rectifier les tenues. La boulangerie est, ce jour-là, envahie par les décorateurs qui façonnent l’intérieur suivant l’époque voulue. Jour de repos bien mérité, pour ses hôtes.
Depuis maintenant plus d’un mois, les Boulangers sont aux Plateaux. Camille se réveille en constatant avec le sourire qu’elle dort décidément beaucoup mieux. Elle bénit Gonval qui avait lu, dans le journal, la petite annonce concernant le village. Il l’avait découpée sur sa table de cuisine et comme toujours, l’avait remise au chat.
Depuis le début des ennuis, ce matou était le messager idéal. Mangeant autant chez lui que chez eux, il passait d’une maison à l’autre le collier chargé. Ils savaient qu’une, voire deux personnes au bourg, les épiait et ils n’arrivaient pas à dénicher cette taupe. Camille et Hugues n’avaient pas hésité longtemps à accepter cette solution, leur vie était devenue un véritable enfer. Chaque matin, ils révisaient l’ensemble de leur système de protection ; ils vivaient dans la hantise d’un second « accident » qui, cette fois, serait fatal à l’un d’entre eux. Dès que le minou eut répondu « oui », Gonval avait planifié le reste. Le Réseau des Curés de Campagne étant très bien organisé, leur reconversion fut assurée.
Camille ne sait pas grand-chose de cette association des Curés de Campagne. Tout ce qu’elle en connaît, c’est qu’il s’agit d’un réseau de résistance tissé face à la rigidité de l’Église actuelle. Leur chef, un certain Jonas, avait déclaré leur protection prioritaire. Camille ne rencontrera sans doute jamais ce prêtre dont l’identité est soigneusement gardée, mais elle lui est infiniment reconnaissante. C’est grâce à lui s’ils sont encore en vie aujourd’hui.
Depuis leur départ, Camille entretient avec Gonval un rendez-vous secret, tous les quinze jours sur le net, dans un forum sur les chats. Le curé y donne quelques nouvelles de ses « grands chatons », Tanguy, Yohann et Visant. Elle n’a rien dit à Hugues. Elle n’ose pas, elle craint ses sautes d’humeur, il est à la limite de la violence physique. Elle soupire. Ça passera avec le temps.
L’un des clients les plus bavards est le facteur. C’est un Londonien jovial d’une soixantaine d’années, dégarni et grisonnant, avec de longues moustaches de colonel, de petites lunettes en demi-lune posées sur le bout du nez. Comme elle l’offrait chez elle, en Bretagne, Camille lui propose un café. Ils papotent de la vie du village, des différentes habitudes des nationalités ici présentes. Il passe chaque jour prendre son pain quotidien et claironne à chaque fois « pas de courrier pour vous ! », avec un terrible accent anglais et son large sourire.
- Il y a une nouvelle, chez les Espagnols, lui annonce-t-il ce jour-là. Elle s’appelle Anna, elle sera prof. Ils ont eu du mal à trouver une maîtresse espagnole parlant anglais et français. Nathan commencera l’espagnol dès lundi. Comment se débrouille-t-il à l’école ?
- Pas de problème ! Il adore apprendre les langues.
- Et votre petite ? Pourquoi est-elle privée d’école ?
- Simone a eu un grave accident, répond Camille. Pour l’instant, elle est mieux ici. Elle réapprend tout doucement à vivre et elle travaille à domicile, je ne la laisse pas sans instruction !
- Les langues, c’est important, miss Camille et votre fille perd un temps précieux.
- Que ferait-elle de trois langues si elle ne peut même plus s’exprimer dans la sienne ? Non, Mister James, je la garderai jusqu’aux grandes vacances. On verra ensuite.
- Et cet accident, si vous me le racontiez…
Camille se sent sur un terrain glissant. Elle n’a aucune envie de retracer cette péripétie si bien que quand Grégoire entre dans la boulangerie, elle en est soulagée. Le régisseur esquisse un petit bonjour de courtoisie, le facteur et Camille se taisent pour le laisser prendre commande.
Il ne se décide pas. Il analyse consciencieusement la pièce dans laquelle il se trouve, sans adresser la parole à ses hôtes. Les deux autres l’observent. Arrive à ce moment-là, Hélène. Toujours aussi enjôleuse, elle prend le temps de saluer chaleureusement le facteur, aperçoit enfin le régisseur, lui expédie un bonjour poli, un peu dédaigneux. Celui-ci ne répond que de la tête, indifférent. Elle paie rapidement son pain et s’en retourne.
Le technicien n’a pas bougé. Il reste le nez en l’air, à observer les murs et les plafonds. Au bout d’un temps indéterminé, Camille perd patience. Elle n’aime pas cette façon de procéder et elle s’en inquiète. Elle l’interpelle de manière un peu agressive :
- On est déjà venu prendre la commande régie, vous voulez autre chose ?
L’homme sort de son univers pour poser les yeux sur Camille. Il la dévisage un instant un peu moqueur, puis sans se départir de son flegme, il déclare :
- Non, ni croissant, ni tabatière ! Dans trois jours, il y a une scène qui doit se dérouler ici, je viens voir si tout est en ordre.
Le facteur ride son front sans rien dire. Il fixe le régisseur, vaguement méfiant. Il termine sa tasse de café et remercie Camille en prenant congé. Le technicien détaille encore la pièce, sous les yeux de la boulangère qui, farouche, ne le quitte pas d’un cil. Souriant, il finit par échanger quelques banalités avec elle pour « mieux se connaître ». Instinctivement, Camille est aux aguets, son corps entier se cabre, l’homme est trop charmeur. Sur la défensive, elle répond par de petites phrases anodines. Il semble jouer avec son désarroi. Sur le pas de la porte, il se retourne et lançant un regard légèrement ironique, il lui susurre :
- N’ayez pas peur, Camille. Tout va bien se passer.
Camille en est glacée.
- Au revoir, Monsieur, articule-t-elle.
- Grégoire, précise-t-il tout aussi doucement, un brin revendicateur. Appelez-moi Grégoire. On s’appelle tous par nos prénoms, ici.
Le soir même, les Boulangers reçoivent la visite de Cyril qui leur explique qu’en effet, un tournage aura lieu dans le magasin, ce qui donnera de petites vacances à Camille le temps de la matinée.
- Dès midi, la boutique vous sera rendue, finit-il par ajouter. Merci d’avertir vos clients qu’elle sera fermée de neuf à douze heures.
Après le départ de Cyril, Camille raconte à son mari la visite du régisseur.
- On ne vit pas une année entière dans la méfiance sans en avoir certains réflexes, explique-t-elle à Hugues. Ce type n’était pas net, je te le jure.
- Si tu te fies au facteur, demande-lui si c’est vraiment normal qu’on soit prévenu si peu de temps à l’avance, et qu’un technicien entre sans crier gare dans ta boutique.
Le lendemain, Camille attend de pied ferme le postier pour les quelques questions qui la taraudent. Il la rassurera indubitablement. Hélas, le facteur passe au même moment que trois autres clients et, ayant été retardé dans sa tournée, il ne s’arrête pas pour le traditionnel café. Camille ronge son frein, mais se rassérène en voyant que les chalands ne sont nullement étonnés d’aviser une porte close le temps d’un tournage. Elle prolonge alors son enquête auprès d’Hélène, qui n’a aucun mal à délier sa langue, maudissant le régisseur. Hélène suspend son envol à l’arrivée de Paulette qui, entendant ses derniers propos, sourit, indulgente. La voisine se retire tandis que la couturière choisit son pain.
- Quelle mytho, cette nana ! lâche la vieille dame, les mains sur les hanches. N’écoutez pas les potins de cette allumeuse, ce mec n’est pas mauvais. Il lui a juste demandé de ne pas sauter sur tout ce qui bouge !
Camille rit. Paulette l’amuse énormément. Elle continue dès lors :
- C’est quand même un drôle de type. Il est entré et il a fixé le décor sans un mot pour moi ou pour le facteur qui prenait sa tasse de café. D’autre part, c’est normal qu’on soit prévenu si tard ?
- Le facteur y était ? s’étonne la vieille dame. Ça arrive qu’on soit briefé qu’en dernière minute. C’est plus de la faute du scénariste ou du réalisateur que celle du régisseur. C’est eux qui changent le programme ! Profitez de votre congé et flippez pas, ajoute-t-elle en balayant l’air d’un grand mouvement de bras au-dessus de sa tête.
La couturière prend le temps de dévisager Camille avec un brin de tendresse. Bienveillante, elle lui sourit et assure, tandis que Sabine entre dans la boutique :
- Rien, Camille. Rien ne peut arriver ici.
- Que se passe-t-il ? intervient Sabine, captant la dernière phrase.
Camille explique la situation. Amusée, la lavandière, un brin coquine, fixe Camille.
- Comment ? Notre Don Juan ne vous a pas plus approchée ? lance-t-elle. Pas un brin de causette, un battement de cils ?
- Don Juan ?
- Oui, Grégoire. Bien bâti, bel homme, les cheveux ébène coupés juste assez courts pour être nets mais une frange tombant négligemment sur l’arcade sourcilière décrit-elle rieuse avec emphase. Les yeux vert émeraude qu’il souligne discrètement par un fin trait de mascara, il y a du sexe, dans cet homme. Trop sans doute ! Un briseur de cœurs. Toutes les villageoises en sont folles et la plupart prétendent qu’il les a regardées. Je les imagine assez fabulatrices ! Certes, le type est beau parleur et charmeur. Il aime avoir sa cour autour de lui, mais, à mon avis, trop malin pour avoir une maîtresse dans chaque port ! Je crois que cela s’arrête là ! Le reste, c’est pour les starlettes, mais de ce côté, il a l’air de s’en donner à cœur joie !
- Il se maquille ? demande Camille intriguée.
- Non ! s’exclame Paulette en riant. Ça, c’est une exagération de Sabine ! Mais pour le reste, je suis relativement d’accord. L’homme est poseur sûr de son charme, même si je peux vous affirmer que c’est un genre de chevalier des temps moderne. Il ne supporte pas les injustices et défend toujours la veuve et l’orphelin.
- Je veux bien parier qu’il se maquille ! s’exclame Sabine. Quant au chevalier, n’aurait-il pas tendance à défendre la veuve sans l’orphelin ?
- Sacré Sabine ! s’exclame Pauline en riant. Je tiens le pari ! Et vous Camille, vous penchez vers quel côté ?
- Je n’en sais rien, je n’y ai vraiment pas fait attention mais je serai l’arbitre !
- C’est donc à vous de découvrir la vérité ! s’écria Sabine dans un éclat de rire. Je me demande comment vous vous y prendrez !
- Oh c’est simple, la prochaine fois qu’il rentrera dans la boulangerie je lui demanderai la marque de mascara qu’il emploie ! ou alors, je pèlerai un oignon devant lui !
Les trois femmes rient de bon cœur. Paulette quitte la boulangerie se bidonnant encore.
Don Juan arrive le soir même, avec un certain François, le chef opérateur. Camille n’a qu’une vague idée du travail de ce monsieur dans le cinéma. Gentiment, François le lui explique : il est responsable de l’image. Camille pose une ou deux questions puis s’efface poliment en restant dans le fond de sa boutique.
Elle regarde le briseur de cœurs avec un petit air ironique tandis que les deux techniciens ne prêtent plus aucune attention à elle. Elle le scrute, l’examine, le dessine mentalement. Pas mal en effet, Un long corps félin d’une désinvolture étudiée, nez droit, fossettes rieuses, de larges sourcils en accent circonflexe protégeant des yeux étonnamment verts sur une peau mate. Maquillage ? Ses cils sont très noirs mais il faudrait qu’il s’approche du comptoir pour qu’elle puisse vérifier. Elle pense à la conversation de l’après-midi, cela la fait sourire. Elle se reprend bien vite, elle n’a pas envie qu’il s’imagine qu’il ne la laisse pas indifférente.
Elle jette encore un œil au régisseur, son croquis mental est terminé, rien d’autre ne se cache sous ce top-modèle ! Si elle devait réellement le peindre, elle ne devrait pas omettre ce vide rempli de futilités qui semble prendre une énorme place dans ce corps d’échalas.
Appuyée sur l’étagère derrière elle, bras croisés, elle n’écoute rien, mais elle veille, déterminée à ne pas quitter les lieux, vieux réflexe d’une vie aux aguets. Ils regardent les plafonds, définissent le type de projos qu’ils devront y installer. Tout en discutant « boulot », Grégoire s’amuse de l’attitude de la boulangère. « On serait de dangereux terroristes qu’elle n’agirait pas autrement. Je secouerais bien le cocotier pour voir à quel genre de cocotte j’ai affaire » décide le joueur.
Ce qui s’échange entre Grégoire et François, Camille ne l’a pas entendu, mais le regard des deux hommes braqué en même temps sur elle la réveille. Grégoire la dévisage, légèrement frondeur, tandis que François rougit jusqu’aux oreilles.
- Même pas besoin de maquillage ! insiste Grégoire. De toute façon, j’ai plus un euro pour te refaire un autre décor, alors c’est à prendre ou à laisser. Si tu veux, tu peux toujours garder les accessoires.
Camille hésite un moment. Elle peste de ne pas avoir écouté la première partie de la conversation. Elle fixe Grégoire, désarçonnée. Si elle a bien compris, il parle d’elle comme d’un accessoire, d’une potiche du décor. Pour se donner un peu de contenance, elle aligne les pots sur le comptoir et espère un nouveau client. Hélène entre, elle observe les acteurs de cette tension et recule en maugréant qu’elle repassera plus tard. Grégoire n’a pas lâché sa proie. Il fixe toujours Camille.
- Alors ? demande-t-il au chef op, tu prends ? Comme tu vois, il suffit d’un rien.
- Je m’en contenterai, grommelle François.
- De quoi ? raille son équipier.
- Arrête, Grégoire ! souffle le cameraman gêné.
Camille le toise, elle sent une lourde colère monter en elle. Ce mec est infernal, non seulement rempli de futilité mais en plus macho. Elle reste de marbre bien qu’elle bouille intérieurement.
- Et vous, qu’en pensez-vous ? la titille le régisseur.
Camille s’accoude au comptoir et regarde ses pots avec un air interrogateur, puis elle le dévisage la mine ahurie, écarte les mains, impuissante en soupirant bruyamment.
- Mm ? s’acharne le fanfaron en levant un sourcil. Vous devez bien avoir un avis sur le décor dont vous faites partie !
- À laquelle de nous parlez-vous, monsieur ? demande-t-elle en désignant les récipients devant elle. Avez-vous déjà vu une potiche répondre à une trompette ?
Le chef op sourit de la réplique tandis que l’autre avale sa chique de travers. Grégoire se tait, mi-étonné, mi-vexé. Il a rangé sa fanfare. Il agrandit les yeux et bredouille :
- Je ne vous prenais pas pour une potiche, Camille.
- Mm ? répond-elle sceptique, en levant un sourcil et imitant de la sorte la mimique qu’il venait de lui octroyer. Vous voulez mon avis sur la musique de la trompette ?
Grégoire serre les mâchoires. Eh bien voilà ! La cocotte est restée bien accrochée à son cocotier. Il se tend, il cabre ses rênes dans les yeux de son adversaire. Elle, tout aussi regimbée, ne le lâche pas d’un cil, attend qu’il batte en retraite. Ce qu’il fera sous l’impulsion de François. En sortant de la boulangerie, Grégoire grince entre ses dents :
- Cazzo, elle manque cruellement d’humour, la boulangère !
- Je ne trouve pas, tu ne l’avais pas volé, la trompette ! répond François hilare.
Hélène attendait dehors que les hommes quittent les lieux. Elle entend la remarque de Grégoire et ricane dans son dos. Il se tourne vers elle, lui lance un regard hautain, et il s’en va. Hélène entre dans la boulangerie :
- Alors ? Tu as donné une petite leçon à ce lapin ?
- M’oui, répond Camille assez fière d’elle-même. Je crois qu’il a compris qu’il ne devait pas jouer avec mes pieds !
- T’as bien raison ! Ce type n’est pas net. Je ne devrais pas te le dire, mais je sais de source sûre qu’il mène un double jeu.
- Ce n’est pas mon problème, tant qu’il reste à sa place ! réplique Camille fermement. Qu’est-ce que je te sers ?
Puisque le tournage lui laisse une matinée de congé, Camille en profite pour se promener avec Simiane. Le domaine est grand, il permet une belle balade dans un parc semi-animalier où l’on peut voir quelques animaux dressés à la comédie. Ceux-ci devenus presque apprivoisés offrent à Simiane l’occasion de leur donner à manger. En rentrant, la petite trottine gentiment devant, tandis que Camille s’est arrêtée pour saluer Paulette et Sabine qui papotent au milieu de la rue. La gamine entre sans sourciller dans le magasin. Elle en ressort aussitôt et court en sens inverse pour se réfugier à force de cris craintifs dans les jupes de sa mère. Grégoire sort à son tour de la boulangerie et il se dirige vers Camille, très ennuyé.
- Le tournage a pris du retard, elle vient d’assister à un meurtre. Je ne comprends pas comment cela a pu se produire, normalement, la porte est fermée à clé pour que nous ne soyons pas dérangés. Je suis vraiment désolé.
- Bande de biesses[1], maugrée Paulette devenue pâle.
La vieille couturière quitte le groupe immédiatement pour se diriger vers la boulangerie. De son côté, Camille s’est accroupie devant sa fille, elle entreprend de lui expliquer que ce n’est que du cinéma. La petite vomit la glace offerte au parc et se met à trembler encore plus fort. Camille la prend dans ses bras, contourne la boutique par la plage et la calme avec une tisane.
L’après-midi, le magasin ne désemplit pas. L’incident s’est rapidement répandu dans le village et tous viennent quérir les détails de l’accroc. Personne ne comprend l’erreur. Les tournages se jouent toujours en huis clos, sauf quand ils nécessitent la présence des figurants, mais ça, ça fait partie du contrat.
Les deux comédiens débarquent dans la soirée avec un grand plateau de fruits pour prendre des nouvelles de la fillette. Ils proposent de se montrer bien vivants auprès d’elle, un des jours prochains, pour qu’elle puisse constater qu’il ne s’agissait que d’un jeu.
Un jeu… drôle de jeu, comment apprécier un jeu dont on n’est que des pions renversés ?
Camille ne sait plus que penser. Une fois les comédiens partis, elle rejoint la mer, avec un verre de yaourt. Assise face à l’océan, éclairée par la pleine lune, elle rumine l’incident sans trouver ce qui pourrait sortir Simiane de son traumatisme. Peut-être, en effet, c’est bien que sa fille constate que le personnage mort ne l’est pas et qu’il s’entend très bien avec celui qui le tue, que ces deux-ci s’excusent auprès d’elle.
S’excuser…
S’était-on excusé la première fois ? En guise d’excuses, Simiane s’était retrouvée en dessous d’une voiture, laissée pour morte le long d’une route de campagne. En guise d’excuse, on avait intimidé son frère jusqu’à la moelle. Il ne s’était confié qu’à Gonval, lors d’une partie de pêche sur un bateau loué à cet effet avec ses propres économies. Quand celui-ci mit les parents au courant, Hugues et Camille en avaient été soufflés, comment un enfant de cet âge avait-il pu se battre tout seul ? Sous quelle menace l’avait-on assiégé pour qu’il prenne tant de précautions ? Camille avait vite vérifié la véracité de ses dires : sa propre maison était truffée de micros.
Ce maudit incident tombe vraiment trop mal parce que c’est le second meurtre.
Grégoire passe les pieds dans les dernières vaguelettes. Il s’arrête un instant, dévisageant la boulangère. Il hésite à l’accoster. Il cherche quelques mots d’excuse et de réconfort à prononcer. Camille se lève, tourne les talons en abandonnant son verre de yaourt. Elle n’a envie de parler à personne, surtout pas à ce fanfaron !
Grégoire fixe le récipient, le ramasse. Il hésite à courir derrière elle pour le lui rendre et y renonce en continuant sa promenade, le gobelet en main.
[1] biesse : juron belge, se dit de quelqu’un de stupide
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