La lettre d'une jeune fille en larme

21 minutes de lecture

Visant arrive le premier à la maison familiale. Il sort de sa voiture et reste devant le jardinet face à la fermette. Il la dévisage comme on redécouvre une vieille amie d’enfance. Elle a vieilli, constate-t-il, la chaux s’est écaillée, elle est auréolée par le sel ; les volets mériteraient une large couche de peinture bleue. Quant au toit, les ardoises ont l’air d’avoir tenu le coup. Elle en a supporté des tempêtes. Visant l’aime. Cette maison fait partie de lui. Il est là debout, idiot à sourire béatement devant ce long corps endormi.

Il se reprend, fait le tour de la maison, entre, ouvre les volets et, quand il éveille le salon, il aperçoit par la fenêtre Tanguy qui sourit benoîtement dans la même position que lui, quelques minutes plus tôt. Autour de lui, trois enfants regardent aussi la maison avec un brin de timidité. Ce sont des petits Parisiens venus tout droit de la paroisse de Tanguy pour respirer l’air iodé de la mer.

- Alors Tanguy, l’interpelle-t-il. Tu comptes prendre racines ? Bonjour les mômes, poussez-le donc avant que ses pieds ne s’enfoncent dans la terre !

Les deux frères sirotent un café quand Yohann et Saïd débarquent. Leïla, leur aînée, se dirige directement vers les trois autres gamins qui jouent dans le fond du jardin, tandis que Saïd tient la petite Anna-Lou, gros bébé joufflu, qui s’est endormie dans la voiture. Yohann suit en regardant l’état des plantations. Elle ne peut s’empêcher d’enlever quelques mauvaises herbes au passage.

- Où est Martine ? demande-t-elle en embrassant ses frères.

- Elle ne viendra pas. Elle a un boulot fou à la paroisse, c’est la Semaine Sainte, n’oublie pas !

- Trop dommage ! répond Yohann sans aucune conviction. Vous avez fait le tour de la maison ?

- Pas encore, mais j’ai ouvert les volets ! se vante Visant.

- Bravo, quel progrès ! sourit Yohann tendrement.

- Assieds-toi Yohann ! propose Tanguy. On a décidé que c’était les vacances pour tout le monde, toi y compris ! Donc, ce n’est pas toujours toi qui es debout et qui t’actives ! C’est possible ?

- Très possible, totalement réalisable ! déclare-t-elle en s’asseyant sur la chaise longue.

- Et voilà le thé, ajoute Tanguy. Bien sûr, il ne vaut pas celui de Saïd, mais il a le mérite d’être chaud dans un habitat qui ne l’est pas !

Yohann ferme un instant les yeux, goûtant ce petit réconfort. Elle avale la première gorgée qu’elle recrache aussitôt, se lève d’un bond et lance :

- Il a un sale goût ! Qu’est-ce que t’as mis dedans ?

- Ben, c’est un simple sachet Earl Grey. C’est l’eau alors, pourtant j’ai rincé la bouilloire !

Machinalement, Yohann hume la vapeur qui s’échappe du bec.

- Ah ben oui ! Sens ! impose-t-elle à Tanguy en lui appliquant le goulot sous le nez, ça pue la colle à bois.

- Et ta bouilloire a un bruit métallique, ajoute Visant. Verse l’eau à terre pour voir !

Yohann s’exécute. Un trousseau de clés tombe avec encore un peu de colle à bois non fondue. Yohann la ramasse, la reconnaît et éclate de rire en expliquant à ses frères :

- Maman m’avait dit lors du dernier déjeuner qu’elle n’arrivait pas à remettre la main sur les clés de nos chambres. Elle en était fort contrariée, devant faire sauter les trois verrous. C’est un coup des petits ! Quelle drôle d’idée de les avoir planquées là-dedans ! Puisque c’est foutu pour le thé, et qu’on a la clé, allez hop ! On va faire nos lits !

Chacun s’installe dans ses appartements tandis que Saïd réchauffe un tagine.

–



Il est pourtant plus simple de rester dans les salles communes, de ne pas brûler les étapes. Mais Visant persiste à vouloir trouver une faille, Tanguy désire exorciser les lieux et Yohann voudrait une dernière fois respirer sa maman. Si bien que, dès le lendemain, quand Saïd propose aux enfants de faire les courses avec lui, la fratrie lui rend hommage. Une fois la troupe embarquée, Yohann déclare péremptoire :

- Je prends l’atelier de Camille.

- Moi, le bureau d’Hugues, ajoute Visant.

- Et moi, la bibliothèque, conclut Tanguy.

Visant entre dans l’antre de son beau-père. Tout est propre, rangé, aucun papier ne traîne sur la table. Les tiroirs sont vides, excepté deux ou trois crayons. Les livres de son étagère sont ordonnés suivant l’ordre que Visant a toujours connu. Dort dans le coin de la pièce, un vieil ordinateur qu’il allume aussitôt.

Hugues n’a jamais été un fanatique de l’informatique. Il s’y est mis par devoir plus que par plaisir. Prof de géographie au lycée, il a dû se moderniser, mais il regrettait le bon vieux papier. Visant avait passé un temps fou à l’initier au clavier, ce furent leurs dernières disputes. Le jeune homme regarde quand même ce que « la bête » a dans le ventre. Rien. Tout a été soigneusement effacé. « Peut-être a-t-il dû le reformater avant de partir ? … » en déduit-il déçu.

Ce bureau ressemble à n’importe quel cabinet, tant il est propre et sans âme. « C’est bien cela qui détonne. Ce « sans âme » ne correspond pas à Hugues. » Même si Hugues était un peu pointilleux quant à l’ordre et la précision, sa table était toujours encombrée par une abondance de copies à corriger et d’éléments de cours à organiser. Ses murs étaient tapissés de dessins des petits, de quelques photos de vacances et d’une ou deux toiles de Camille donnant à l’ensemble de l’antre un aspect quelque peu anarchique.

Visant s’assied derrière la table et observe la pièce. Autre chose rend cette pièce comme un décor de théâtre. Trop impersonnelle pour son beau-père… Les murs ! Toutes les photos ont été remplacées par des images de calendrier, les toiles de Camille par des croûtes achetées dans une brocante et les dessins de Nathan et Simiane par d’autres croquis d’enfants.

- Pourquoi ? murmure-t-il. Je suis sûr qu’il y a une faille.

Visant continue à examiner l’endroit. Oui, cette pièce a été trafiquée. On a retiré tout ce qui faisait d’elle, le refuge d’Hugues. La pièce où il entrait sur la pointe des pieds, dont il sortait soit en colère, soit soulagé. Elle désignait l’autorité d’Hugues.

Visant déboule dans l’atelier de sa mère. Il trouve sa sœur assise sur un tabouret au milieu du local.

- Hugues a déménagé son bureau avant de partir !

- Ah oui ? soupire-t-elle. Ici aussi. Je regarde ce local depuis tout à l’heure, c’est comme si cet atelier n’avait jamais existé. Comme si ces murs n’avaient jamais vu, ni entendu Maman. Comme si tout ce qui s’était vécu dans ce lieu n’avait jamais été prononcé. Je me souviens de ces moments avec Camille où sur ce même tabouret nous discutions, refaisions le monde. Elle s’en est allée avec les cadeaux de la fête des Mères, les photos des enfants, même les paroles, elle les a emportées ! Je suis venue dans cette pièce pour retrouver l’odeur des pastels, de la térébenthine et jusqu’aux taches de peinture, tout a disparu. Non seulement nous sommes orphelins, mais en plus ils ne nous laissent aucun souvenir.

Désespérée, Yohann se retourne lentement vers son frère :

- C’est quoi ta plus grosse connerie, un truc dont les murs devraient se souvenir ?

- …

- Réfléchis ! Tu as bien réalisé une belle bêtise pas pour rire, dont il reste une trace indélébile dans la maison !

- Dans le grenier, j’ai écrit toute ma colère contre Hugues quand il s’est marié avec Camille…

- Tu as fait ça, toi ? se moque mollement Yohann.

- À l’époque, confesse le petit frère, j’étais vert de rage à l’idée que Maman puisse refaire sa vie, rappelle-toi. Il m’enfermait dans le grenier quand je poussais le bouchon un peu trop loin et Dieu sait combien de fois j’ai forcé la dose ! Sur un mur qu’on ne voyait pas parce qu’il était couvert de caisses, j’ai griffonné toutes les injures que je pouvais lui attribuer.

- Il l’a remarqué ?

- Oui, il n’y a pas très longtemps, lors du vide-grenier de Douarnenez. Nathan avait décidé de tenir un stand, ils en avaient profité pour ranger le grenier. On en a ri à deux. 

- Tu crois qu’il reste des traces ?

- Pour sûr. Quand on est remontés ensemble, il m’a juré qu’il les laisserait intactes pour les montrer à mes enfants une fois dans leur crise d’adolescence !

- Montons, ordonne Yohann en quittant la pièce précipitamment, suivie directement de Visant, puis de Tanguy qui a entendu la cavalcade vers les combles.

- Incroyable ! souffle Visant, il n’y a plus rien ! Il caresse le mur blanc espérant percer le mystère.

Yohann se tourne vers Tanguy :

- Et dans la bibliothèque ?

- Quoi ?

- Que reste-t-il de nous ?

- C’est ça qui cloche ! constate Tanguy. Depuis tout à l’heure, je me demandais pourquoi cette pièce que j’adorais ne me parlait plus. Je croyais que j’avais tout simplement vieilli ! ajoute-t-il avec un petit sourire.

- On va dans la chambre des petits ? propose timidement Yohann.

Sans répondre, les deux frères s’y précipitent. Même impression : la revue Ikéa n’aurait pas été plus impersonnelle. Plus un vêtement, pas un papier, l’édredon tendu et neuf, les meubles vides.

On reconnaît sans reconnaître. Comme si tout avait été aseptisé.

- Pourquoi ? Pourquoi ce vide ? demande Tanguy de plus en plus interloqué.

Yohann regarde Visant extrêmement pâle. Puis elle se réfugie dans sa chambre en titubant. Elle se laisse tomber sur son lit, feuillette son ancien univers. Ici, rien n’a bougé, faut dire qu’elle l’avait déjà vidé consciencieusement au moment où elle avait emménagé à Paris. Quelques vieilleries sont encore là, des petits cadeaux inutiles qu’elle avait reçus des copines. Cet éventail, par exemple, made in China, cadeau de Coralie, une amie d’enfance. Elle l’avait pendu à un clou derrière sa porte. Elle tourne la tête en direction de l’objet, pour constater qu’il a disparu. Il est remplacé par la chaînette en or de Simiane.

- Purée, Simiane ! où es-tu ? chuchote-t-elle, en prenant le collier.

Tanguy et Visant se calfeutrent également dans leur univers. Pour la ixième fois, Tanguy relit le mot de Camille.

- Maman, murmure-t-il tout haut, j’aurais tant voulu me réconcilier avec toi !

Vers midi, Saïd rentre des courses avec les enfants sur ses talons, chargés tout comme lui de cartons pleins de victuailles. Le vent et une pluie fine les poussent dans le dos, les forçant à rejoindre la maison rapidement. Le cortège sort les trois aînés de leur torpeur.

- Si nous oublions un jour où se trouve le Cardouf, sachez que le Cardouf se souviendra de nous ! déclare Saïd en embrassant sa femme. Les enfants m’ont été d’un grand secours : ils m’ont rappelé les céréales, les goûters, les sucettes et les apéros. Bref, rassurez-vous, nous avons de quoi tenir un siège, si les Sarrasins nous attaquent ! C’est neuf, ça ? ajoute-t-il en montrant la chaînette autour du cou de Yohann.

- Cadeau de Simiane, murmure-t-elle.

Saïd la regarde intrigué mais il s’abstient de commentaire.

–




Le soir venu, la famille est rassemblée autour de la table familiale, assommée par le vent, la pluie, l’iode de la promenade de l’après-midi. Le repas est silencieux, chacun perdu dans ses pensées.

- Salut à la compagnie ! clame Gonval, en entrant dans la salle à manger.

Le salut est accueilli avec joie par les convives :

- Je te mets une assiette ! lui propose Yohann.

- Non, j’ai déjà dîné, mais je prendrais volontiers un petit verre ! suggère-t-il en dévoilant une bouteille de cidre.

- Je venais voir comment vous alliez tous les… 9 ! dit-il après avoir compté les hôtes.

- Bien, répond Yohann, machinalement. Et toi ?

- Bien. Cela m’a coupé les jambes, cet accident.

- Nous aussi… dit-elle.

- Maman t’avait-elle parlé de son voyage ? demande Tanguy.

- Un peu, nous nous étions croisés deux ou trois jours avant le départ. La maison était rangée à souhait ? N’en veuillez pas à Yvonne, elle m’est précieuse, mais elle intervient toujours à tort et à travers !

- Il n’y a plus rien dans cette maison ! s’exclame Yohann avec une pointe de colère. Plus un cadre, plus une photo ! C’est pas pour rire !

Yohann explique la manière dont les pièces ont été banalisées de la présence de ses proches. Le prêtre vire au vert, avale deux grandes gorgées de cidre :

- Et vos chambres aussi ? parvient-il à articuler manquant de s’étouffer.

- Non, Camille recevait toujours les petits voisins qui jouaient avec Nathan et Simiane. Elle ne voulait pas qu’ils aillent dans nos chambres et les avait fermées à clé. On a d’ailleurs trouvé le trousseau collé au fond de la bouilloire. Heureusement qu’on a décidé de prendre un thé avant de s’installer, sinon on le chercherait encore !

- Ça, c’est un coup des petits ! dédramatise faiblement le vieil homme. Dis-moi, Tanguy, enchaîne-t-il rapidement, comment va ta charmante épouse ?

- Très bien ! Elle n’a pas pu nous accompagner, tu sais ce que c’est : la Semaine Sainte !

- Oui, sourit le curé. Au fond, tu ne m’as jamais raconté comment tu l’avais rencontrée.

- C’est vrai ? s’étonne l’aîné. C’est pendant le coma de Simiane ! J’allais la voir pendant les heures de midi et je lui lisais des contes. En sortant de l’hôpital, je croisais toujours un prêtre et on se saluait gentiment. Un jour, il m’a accosté et il m’a proposé de rejoindre un groupe de prières dans l’église qui juxtapose la clinique. J’ai décliné tout de suite l’invitation. Je l’ai entrevu encore de temps en temps. Un mois après, il était accompagné d’une jolie jeune femme qu’il m’a présentée. Simiane était sortie du coma, mais elle restait muette, les docteurs ne pouvaient plus rien entreprendre. Pour finir, j’ai accepté d’aller prier avec eux. Et voilà, de fil en aiguille, on s’est aimé !

- Le curé que tu croisais, intervient Yohann, c’est le prêtre qui vous a mariés ?

- Oui. C’est mon père spirituel. Et eux, ajoute-t-il en désignant les trois enfants qu’il a emmenés, ce sont ses neveux. Cet homme est remarquable, il me dicte ce que je dois entreprendre, c’est à la fois très reposant et en plus je suis sûr d’être dans le droit chemin. C’est vraiment très agréable de faire partie de cette grande famille qu’est l’O.D.D.

- C’est une secte, Tanguy ! réagit violemment Yohann. Ils te manipulent !

- Non ! s’indigne le grand frère. Tu te trompes, avant l’Oeuvre du Digitus Deis n’était qu’une petite secte d’extrême droite chassant le communisme en Europe du sud. Maintenant, c’est devenu une force. Si nous les suivions tous, nous serions sans peur ! Ça va changer le monde, je t’assure. Vous devriez faire comme moi et vous choisir un père spirituel.

- Tes deux nièces sont considérées comme bâtardes parce que métisses, s’emporte Yohann. Le divorce n’existe plus et l’adultère vachement sanctionné pour les femmes, toléré pour les hommes. Les filles ne peuvent plus faire d’études universitaires et j’en passe ! C’est sûr que ça va changer le monde !

Le vieux curé rit :

- Sacrée Yohann ! Toujours à t’emporter facilement. Ces conversations n’amusent sûrement pas toute cette jeune assemblée.

Gonval dévisage Yohann d’un air entendu. Tanguy la fixe également le regard tendu, peut-être sévère. Coupant tout de suite court à une réponse plus qu’oiseuse, le curé se tourne vers Saïd :

- Et toi, Saïd, toujours prêt à entamer une formation de géobiologiste ?

- Oh oui !

- Eh bien, première leçon demain. Vers 14 h, ça te va ?

- Parfait !

- Bon ! Ce n’est pas tout ça, mais moi, j’ai une leçon d’amour à recevoir d’une jeune fille en larmes ! ajoute-t-il en regardant Yohann dans les yeux.

Le vieil homme quitte la pièce aussi vite qu’il est entré, laissant la fratrie interloquée.

- Toujours un courant d’air, cet homme, sourit Tanguy. 

- Oui… répond Yohann pensive. Pourquoi a-t-il parlé de leçon d’amour d’une jeune fille en me fixant ?

- Tu lui avais peut-être raconté tes déboires avec ton petit musulman ? lui suggère Saïd avec un sourire moqueur.

- Jamais de la vie ! Je ne me confie pas à un curé !

Elle quitte la table et retourne dans sa chambre. Les lettres de « la jeune fille en larme » elle connaît. C’est sa mère qui avait désigné ces petits messages amoureux qu’elle avait reçues entre 13 et 17 ans. Elle se dirige tout droit vers la troisième latte du plancher en commençant de la fenêtre. Dehors, debout devant la portière de sa Twingo, le vieil homme observe ladite fenêtre avec satisfaction.

Yohann s’est assise devant la lame de ce ventre ouvert. Bien sûr qu’elle a retrouvé toutes les lettres d’amour  ! Elles sont toutes là, gentiment ficelées, ce qu’elle n’avait jamais fait : elle les envoyait, parfois non lue, sous le plancher pour les oublier.

Ça, ce n’est rien ! Elle craint d’aller plus loin. Une sourde angoisse monte en elle. Ça risque de faire mal. Elle se souvient brutalement de son appendicite. Si l’opération n’est pas périlleuse, sa vie en dépend. Elle trifouille dans les entrailles de sa chambre, l’appendice se dissimule sous la forme d’un dossier épais nommé Simiane, relié par la même ficelle que les missives. Une enveloppe à son nom a été glissée entre les documents et la cordelette. Yohann reconnaît directement l’écriture de sa mère.

Elle est tentée de tout descendre, puis se ravisant, elle laisse la chemise et lit la lettre qui lui est adressée.

« Yohann, Visant, Saïd,

Non, ce n’est pas vrai, nous ne sommes pas morts. Nous avons été contraints de « quitter la terre » pour notre sécurité.

Nous vivions un cauchemar sordide. Simiane n’a pas eu d’accident : c’était un assassinat raté. Depuis, ils exercent un odieux chantage sur Nathan. Vos petits déboires furent pour lui la preuve qu’ils ne plaisanteraient pas.

Yohann et Saïd, les coups de téléphone anonymes ont-ils cessé depuis notre disparition ?

Et toi, Visant, ta voiture a-t-elle encore été fracturée ?

Le seul à l’abri est Tanguy, et pour combien de temps ? Sans doute, le temps que durera son mariage avec Martine.

Je ne veux, ni ne peux croire que Tanguy soit de mèche. Tant que vous n’avez pas débroussaillé le terrain, je vous en prie, ne lui en parlez pas : il y va de votre sécurité. Aujourd’hui, j’ai la certitude qu’ils finiront par nous tuer. Tous. Vous et nous, puisqu’ils ont déjà commencé. Je vais me cacher avec les petits, en espérant vous protéger ainsi.

Voici toutes les pièces que nous avons rassemblées. Lisez-les. Vous trouverez peut-être ce qui nous a échappé. Je ne sais pas jusqu’où vont les ramifications de cette odieuse histoire.

La seule personne à être au courant de l’ensemble de cette affaire est Gonval. C’est lui qui nous a permis de nous enfuir. Vous pouvez compter sur lui. 

Ce soir, je pense particulièrement au jour où nous avions crié le nom d’Alan sur la falaise. Je pars avec cette énergie que vous m’avez offerte, puisez-la également pour rester forts.

Peut-être qu’un jour le vent tournera et qu’on se retrouvera…

Je vous aime, Camille.

P.-S. La maison est truffée de micros. »

Après la première émotion, Yohann prend le temps de relire deux fois la lettre. Cette bafouille a été écrite à la « va-vite », cela prouve que Camille a dû la griffonner juste avant de partir. Elle remet tout en place en tremblant comme une feuille, elle a du mal à respirer. L’opération est terminée. Pour l’heure, il faut descendre et se taire devant Tanguy.

Elle enfile un pull et retourne près des autres, le ventre noué.

- Alors ? dit-elle d’un ton enjoué en passant la porte, les enfants sont au lit et la vaisselle rangée ?

- Bien vu, soeurette ! lui répond Tanguy. Saïd raconte une histoire aux grands et je viens d’initier Visant à la vaisselle !

- Bravo ! Décidément, ces vacances sont très formatives pour ce pauvre Visant ! Chiche qu’à la fin du séjour, il arrive à mettre une nouvelle couche à Anna-Lou !

- Holà n’exagérez rien ! calme joyeusement Visant. Et toi Tanguy, c’est pour quand ce feu ? Tu n’es pas encore prêt à être animateur ado-nature !

Saïd s’assied près de sa femme, Yohann se love contre lui. Ils regardent tous les trois Tanguy s’activer devant les quelques flammes qui ne se décident pas à attaquer les bûches. Visant se marre. Il est dans son élément à la campagne. Au bout de dix minutes, n’y tenant plus, il pousse doucement Tanguy :

- Laisse faire les pros !

L’aîné abdique sans aucune résistance, il réintègre le vieux fauteuil tout défoncé de son beau-père. Trois minutes après, le feu éclaire l’ensemble des convives. Tanguy regarde avec envie Yohann blottie contre l’épaule de son mari. Martine revient parfois très tard de ses réunions. Ils se croisent plus qu’ils ne vivent ensemble. Martine a horreur des démonstrations physiques, elle reste épouvantablement distante. N’y tenant plus, il se lève en déclarant :

- Je vais me coucher !

Yohann attend un moment, écoute le pas de Tanguy dans sa chambre, puis elle explique les progrès de langage chez Anna-Lou tout en laissant circuler la lettre de Camille à Visant qui continue la conversation en permettant à Saïd de la lire.

La maison ne s’est pas endormie cette nuit-là, dérangée régulièrement par ses occupants qui déambulaient dans les couloirs dévalisant la cuisine ou tirant la chasse impétueusement.

Visant a profité de sa dernière insomnie pour aller à la pêche. Quand il revient deux heures plus tard la calebasse pleine, il croise Loïc aux abords du jardin. C’est un copain d’enfance. Toutes les bêtises d’ado, il les a réalisées avec lui. À la naissance de Nathan, Visant s’en est quelque peu éloigné tandis que son compère persistait sur la pente vertigineuse de la petite délinquance. Son père, Serge, lassé par les retours de son fils entre deux gendarmes, l’a envoyé chez son oncle à Moscou où il s’est calmé à son tour. Loïc habite au pays depuis trois ans ; il a même donné des cours de voile à Nathan, les deux années précédentes.

Les deux amis parlent du passé et du présent sans s’arrêter sur la disparition de leurs proches. Loïc travaille à la boulangerie de son père, dont il est en train de réaliser la tournée. Il offre des croissants pour toute la famille avant de poursuivre sa route.

Le même après-midi, Saïd se dirige droit vers la maison du prêtre quand il entend de l’intérieur :

- C’est ouvert !

Gonval enchaîne joyeusement dès que Saïd a passé le pas de la porte :

- Prêt pour la grande aventure ?

- Oui, Maître ! répond Saïd tout aussi heureux. Mais je n’ai pas de baguettes !

- J’en ai pour toi, ne t’inquiète pas !

Ils traversent le village ; ils se dirigent vers un champ d’herbes folles en amont. Ils forment un drôle de couple : le vieux curé qui n’a jamais quitté sa cape et son béret à « l’abbé Pierre », à côté de ce fort gaillard basané et bouclé, en blouson de cuir et en jeans savamment troué. Tout le long du trajet, Gonval explique à son élève les premiers rudiments de son art : tenir les baguettes, savoir ce qu’on recherche, sentir la terre. Saïd écoute, pose des questions de temps en temps, s’applique.

- Alors, dis-moi, s’interrompt le vieil homme au milieu de son champ, Yohann a retrouvé toutes ses lettres d’amour ?

- Vous voulez me rendre jaloux ? plaisante Saïd.

- Sûrement pas !

- Oui, elle a tout trouvé, continue Saïd sérieusement. Pourquoi Camille écrit-elle qu’ils ont déjà commencé leur persécution ? Sont-ils encore en danger ? On ne sait pas très bien si nous devons ouvrir le dossier maintenant, presque devant Tanguy parce que c’est urgent, ou s’il vaut mieux attendre qu’on soit rentrés. Qu’en pensez-vous ?

- Elle vous a écrit ? tique Gonval.

- Oui, affirme Saïd en détaillant la lettre glissée entre la chemise et le dossier.

Le vieil homme sourit. Il comprend aisément que Camille n’a pas pu les abandonner comme ça. Même si ce n’est pas prudent, il est content qu’elle ait entrevu une possibilité de retour, donc d’espoir. Il s’arrête devant une tour en ruine. Les murs sont lézardés de toutes parts. Il regarde longuement les fissures et confie à Saïd :

- Ils sont vraiment en sécurité, là où ils sont. Ne craignez rien ! Je resterai en contact avec Camille par un forum. D’autre part, il n’y a rien qui urge et le jeu de Tanguy n’est pas assez clair pour prendre le moindre risque. Son fameux père spirituel est un véritable salaud.

Saïd et le vieil homme glissent ainsi de la géobiologie à l’affaire qui les occupe de temps à autre sans transition, une petite question suivie du cours puis de la réponse en fin de phrase. Saïd, en rentrant vers la maison, se doute que rien n’est terminé : si le curé met tant de gants, c’est parce qu’ils doivent être étroitement surveillés. Saïd décide d’écrire une lettre à Visant, avec les quelques informations qu’il vient d’apprendre, y suggère d’examiner ce brûlant dossier un soir, dans l’arrière-salle du bistrot de son frère.

–



Le lendemain, quand la postière passe, Tanguy offre la traditionnelle tasse de café, à l’image de sa mère. Yohann descend à ce moment-là avec son mari, tandis que Visant est encore à la pêche avec deux des petits protégés de Tanguy.

- J’ai un paquet de lettres pour vous ! émet la postière. Depuis la disparition de vos parents, j’ai tout gardé, puis-je vous les donner ?

- Volontiers, je passerai les prendre à la poste tout à l’heure, impose Tanguy rapidement. Quelles sont les autres nouvelles du village ?

- Pas grand-chose, la vie à la campagne est très paisible. Nous ne dépassons que rarement la rubrique des accidents de la route…

Réalisant sa bourde, la jeune femme s’interrompt et se confond en excuses. Visant coupe court à la gêne qui s’est installée en déboulant avec les enfants et la pêche du jour :

- Voilà le déjeuner ! s’exclame-t-il après avoir salué la postière. Du poisson et… un kouign amman[1] offerte par Loïc, que nous avons croisé. Il trouvait indispensable que nos petits Parisiens en goûtent!

- C’est obligatoire, en effet, se reprend la postière. Elle continue à l’adresse de Tanguy : ne vous dérangez pas pour les lettres, je vous les déposerai demain.

- Ce n’est pas un dérangement, objecte Tanguy, c’est un but de promenade pour les enfants !

- Non, on va faire plus simple : je repasserai cet après-midi en allant chez ma mère. Cela ne sert à rien d’aller jusqu’à la poste, ma collègue ne sait pas où je les ai rangées. Merci pour le café, les salue-t-elle en se levant.

- Je vous suis, insiste Tanguy. Je prendrai le courrier dès ce matin, alors !

- Non, refuse fermement la postière. Je n’ai pas fini ma tournée !

Yohann observe son frère. Elle cherche dans ce bout de dialogue, s’il agit par serviabilité ou par calcul. Tanguy garde un air doux et innocent pourtant elle n’en est pas persuadée, ce petit mouvement de la glotte n’est peut-être pas anodin et il paraît même relativement tendu…

L’après-midi, la postière ne revient pas. Le lendemain, c’est sa collègue qui accomplit la tournée et il n’y a évidemment pas de courrier pour eux. Trois jours plus tard, on retrouve sa voiture dans la mer, tombée du haut d’une falaise.

- Morte sur le coup, explique Gonval en leur annonçant la nouvelle. Elle était juste passée au bureau, puis devait aller chez sa mère qui ne l’a pas revue !

Visant, Yohann et Saïd sont blancs, muets, crispés tandis que Tanguy abasourdi se tait, mais ne semble pas aussi paniqué que son frère et sa sœur.

- On doit être pratiquement les derniers à l’avoir vue alors, murmure-t-il au bout d’un moment. On n’aura sans doute jamais le dernier courrier des parents.

Gonval avale sa salive et écoute les quelques explications données naïvement par Tanguy. Il se dépêche de prendre congé et sur le pas de la porte, il s’adresse encore une fois à Yohann :

- J’ai entendu dire que tes enfants adoraient ma confiture de lait, j’en ai encore un ou deux pots, puis-je te les offrir ?

- Avec plaisir, lâche Yohann d’une voix rauque, je passerai les chercher.

- Pas avant quatre heures, attends que je te les sorte !

Yohann est à quatre heures précises devant le presbytère. Yvonne balaie l’église ; Gonval lui lance un regard las, puis il donne les pots à Yohann, sans rien émettre sur le sujet qui les préoccupe. Frustrée, elle rentre à la maison, maudissant la présence de sa bonne qui rend manifestement le curé muet. Comme il lui a conseillé, elle ouvre le plus petit des bocaux pour le goûter des enfants. Le message est simple et direct, collé au fond du couvercle :

FUYEZ !

Ils n’attendaient que ça : l’ordre de quitter ce lieu pour oser franchir le pas. Saïd déclare à Tanguy que sa mère a eu un malaise, Visant prétexte un boulot fou, Tanguy les regarde, déconfit, puis décide de retourner lui aussi sur Paris, réalisant de la sorte une gentille surprise à sa femme.

Le dernier tour de clé est interrompu par la visite de Serge, le boulanger. Il apporte une caisse avec les restes de pâtisseries qu’il n’arrivera plus à vendre, pour leur retour. Yohann le remercie et l’embrasse chaleureusement, promettant de revenir pendant les grandes vacances. Elle distribue les viennoiseries dans les voitures de ses frères et garde le carton avec les dernières pour sa route.

Sur l’autoroute, alors qu’elle choisit le gâteau qu’elle va donner à Leila, elle tombe sur un second paquet bien ficelé : le courrier.


[1] gâteau au beurre spécialité de Douarnenez

Annotations

Vous aimez lire Yaël Hove ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0