Pour jouer de la trompette, il faut en connaître la partition
Sa maman l’a prévenue : ils viendront. Simiane pourra ainsi constater que ce n’est pas la même chose. Qu’ici on tue pour du « faux », qu’ici on s’excuse quand on a fait une bêtise, qu’ici on ne voulait pas lui faire peur.
Simiane s’en fout.
Elle ne sait pas, sa maman, ce qui s’est passé la première fois. Elle était seule. Elle voit encore leurs bottes se diriger vers elle, avec le sang qui y restait collé. Elle ne regardait que ça d’ailleurs, ce sang qui dessinait de jolis nuages rouges dans une flaque, comme le lait dans le café...
Tout a commencé par un petit pipi dans un buisson en revenant de l’école. Nathan ne l’avait pas attendue. Elle a entendu la voiture s’arrêter, elle a vu le gros monsieur en sortir et elle a reconnu les deux hommes qui ont suivi. Elle s’est levée, prête à saluer le père et le fils qu’elle connaissait si bien mais elle s’est tue, figée, le bras suspendu dans le vide, parce qu’ils avaient une arme et une autre tête. Elle a recroquevillé son bras sur sa poitrine sans rien émettre de plus, la peur au ventre.
Quand le coup de feu est parti, le gros s’est affaissé et le fils a pesté :
- Merde ! Pourquoi il a tourné la tête, ce connard ? J’en ai partout !
- On s’en fout, on rentre.
Simiane était restée debout, tétanisée. Ils l’ont remarquée et se sont braqués sur elle. Alors, Simiane a fixé les bottines et le sang qui se diluait en de jolies traînées rouges sur la route.
Le fils a pris son menton, ses mains poissaient et il a voulu le redresser pour qu’elle le regarde. Simiane refusait obstinément de relever la tête, les yeux scotchés aux bottes.
- Désolé a dit le fils en braquant son révolver sur le front de la fillette.
- Non, on ne tue pas un gosse, a répliqué le père en détournant l’arme. Elle se taira.
Il pencha la tête sur le côté, tentait de capter le regard de Simiane. Celle-ci ne parvenait pas à lever les yeux. Elle tentait douloureusement de retenir son goûter qui lui remontait à la bouche. La grosse main du père se cala doucement sur sa gorge, il l’étrangla lentement.
- Tu ne diras rien, n’est-ce pas, mon raton ? menaça-t-il. On n’a fait que jouer avec le gros monsieur. Il a perdu, c’est tout ! Si tu émets le moindre mot sur ce que tu as vu, tu auras aussi perdu… d’accord?
- T’es qu’un débutant, Papa ! a reproché le fils. J’la bute !
Il a pointé son arme rapidement sur la tempe. Le père a immobilisé le bras violemment.
- Ta gueule, c’est mon contrat, c’est moi qui gère et j’élimine pas une mouflette. Mon petit raton, t’as entendu ? Je te laisse une chance : tu ne dis rien sinon : pan ! t’es morte ! ajoute-t-il en plantant l’ongle de son index sur son front.
- Viens, on se tire, a décidé l’assassin, On est déjà resté trop longtemps ici. On va se faire repérer. N’empêche, a-t-il encore maugréé, en entrant dans la voiture, Marcial l’aurait liquidée !
Simiane n’a rien dit. Elle a mis ses deux mains contre son cou, là où l’homme l’avait étranglée. Elle a vomi mais elle s’est tue.
Elle a attendu que la voiture disparaisse. Elle a entendu l’autre auto détaler, celle de la dame qui leur avait donné un bonbon à la menthe juste avant le pipi.
Quand le soir aux infos, elle a reconnu le gros monsieur, elle a claqué des dents et s’est mise à trembler. Elle est vite montée dans sa chambre. Sa maman n’était pas dupe. Elle est venue la voir, l’a turlupinée pour comprendre son état.
Mais Simiane n’a rien dit.
La police l’a interrogée plusieurs fois, le meurtre faisait la une des journaux et cela s’était déroulé entre l’école et sa maison sur cette toute petite route de campagne où il ne passe qu’une voiture par heure. Ils l’avaient cuisinée longtemps avec son frère, ils étaient sûrs que ces enfants avaient dû être témoins, c’était logique, l’heure, la proximité.
Mais elle n’a rien dit.
Même à Nathan, elle n’a rien dit.
Malgré cela, deux semaines plus tard, un peu plus loin sur la route de l’école, un monsieur en longue robe noire la guettait au volant de sa grosse 4X4. Cette fois, c’était Nathan qui traînait, il était en train d’échanger des pétards avec ses copains. Depuis le jour de l’assassinat, Simiane courait tout le long du trajet jusqu’à la maison. Elle avait vu l’auto noire avec d’imposants pare-buffles ; elle avait hésité trois secondes avant de continuer sa course. L’homme attendit qu’elle arrivât à sa hauteur, en la fixant dans son rétro ; il lui parla gentiment. Elle n’avait pourtant pas répondu à ce curé qui testait son silence. Elle n’avait rien dit, elle le considérait, butée, puis elle reprit sa galopade. Il démarra la voiture. Il accéléra brutalement, Simiane sauta dans le fossé.
Elle apercevait la cheminée de sa maison de loin, la douce fumée qui s’en dégageait, elle mesurait les trois cents mètres pour y parvenir. Cela ne servait à rien de crier. Simiane quitta le chemin pour filer sur la lande qui la séparait de son refuge, l’homme entamait déjà sa manœuvre. C’est long, trois cents mètres à cavaler quand un bolide vous pourchasse. Il déboula en face d’elle, sur la friche. Il la heurta de plein fouet.
Nathan avait assisté à la scène, hors de portée. Il aperçut le corps de sa sœur voler comme dans les dessins animés. Il se coucha dans les hautes herbes. Il observa l’homme sortir de sa voiture, ramasser Simiane. Il vit la robe noire lui susurrer quelque chose et la déposer sur la route. Il découvrit que les bras bougeaient encore et se douta qu’elle était vivante. Il avança prudemment sans se faire repérer tandis que l’assassin retournait vers son véhicule, la soutane noire boueuse dans le vent. Nathan le vit manœuvrer et comprit qu’il allait l’achever.
Nathan sortit sa catapulte fraîchement échangée et un pétard pirate. Il lança son ridicule explosif qui claqua sur la banquette arrière du tout-terrain. Le conducteur distrait par cet artifice puéril, effleura Simiane et s’enfuit.
Nathan restait obstinément près de sa sœur, en tenant sa tête dans les mains. Il pleurait, était perdu. La postière passa quelques minutes plus tard, appela les secours.
De tout ça, Simiane se souvient trop bien. Alors, quand on lui dit que ce qu’elle avait vu dans la boulangerie n’était qu’un jeu, elle n’y croit pas. Il y avait du sang partout. Dès qu’elle les entend arriver dans le magasin, elle quitte son devoir et se sauve au sommet du figuier. Elle attrape cinq figues qu’elle s’apprête à jeter s’ils la remarquent.
Camille est avec eux. Ils la cherchent dans le jardin. Simiane se terre à la cime de son refuge, les cinq fruits cachés dans sa robe qu’elle a repliée en panier. L’un d’eux tombe aux pieds de Bruno, le comédien mort qui ne l’est pas. Bruno lève les yeux et aperçoit la fillette. Il met ses mains à la taille et la regarde avec un sourire engageant, sans rien dire. Elle lui lance une figue sur la tête. Il s’assied au pied du fruitier, très décontracté et enjoint les autres de suivre son exemple.
- Vous savez que c’est un arbre rieur ? On va se raconter des blagues. Si c’est drôle, on a gagné ; si ça ne l’est pas, on reçoit une bombe sur la tête. Attention, le génie du figuier est un singe très, très sévère. Soyez bons ou bien gare à vos têtes !
Il a à peine prononcé la fin de sa phrase qu’il est assailli par une seconde figue.
- Hé, le singe, rouspète-t-il en se frottant le crâne, j’ai pas fini les règles : si l’histoire est très drôle, mais alors là extrêmement comique et que même le maître rit, et je vous jure qu’il va être difficile à dérider, le babouin quitte son repère. D’accord ?
Au bout d’une vingtaine d’histoires, Simiane n’a plus de figue à cueillir. Elle est descendue au fur et à mesure des plaisanteries pour attraper des fruits supplémentaires parce qu’elle n’a pas envie que le jeu s’arrête. Pourtant, la dernière était franchement comique, même Camille en a ri. Simiane est au nœud du tronc entre les trois grosses branches qui démarrent la ramure. Ses pieds pendent dans le vide. Elle s’amuse. Elle s’est déjà bidonnée, mine de rien. Ils s’en sont aperçu, mais ont continué le jeu comme s’ils n’avaient rien entendu. Camille n’a pas le bagout des deux comédiens et peine à trouver encore une histoire.
- Connaissez-vous les trois raisons pour lesquelles il faut péter dans son bain ? finit-elle par sortir.
À l’énumération des arguments, Simiane glousse. Secouée par son fou rire, elle se libère de ses dernières peurs.
- Ah ! s’exclame Bruno. Camille, vous avez gagné, le maître a ri ! Viens ici, le singe ! ajoute-t-il en se relevant vers Simiane.
Simiane hésite un moment puis s’élance dans ses bras.
- Tu vois, ouisititi, lui murmure-t-il doucement, ici tout est vraiment pour du faux. Il n’y a personne pour te vouloir du mal. D’ailleurs, il n’y a même pas de voiture, lui souffle-t-il à l’oreille. D’accord ?
Simiane hoche la tête en le regardant. Camille sourit, même si elle tique légèrement sur le laïus.
- Tu voudrais qu’on rejoue au jeu du singe ?
Simiane acquiesce également avec un large sourire.
- C’est OK ! On reviendra demain ! Sois au-dessus d’un arbre, ouistiti. Mais pas d’un cocotier, hein ?
Simiane rit. Bruno l’embrasse et la dépose.
Ils tiennent promesse : presque chaque soir, ils se présentent à la maison. Le jeu du singe sera suivi par d’autres divertissements créés par les deux comédiens. Camille aime bien leur présence, Simiane sort petit à petit de sa réserve et Nathan est aussi heureux que sa sœur des activités proposées. Une véritable amitié se lie entre eux.
*
Un après-midi, en fin de tournage, alors que Camille et Sabine prennent une tasse de thé sur la terrasse derrière la boulangerie, la clochette annonçant un client les interrompt. Camille se lève sans se presser en terminant sa phrase et salue déjà Paulette qui vient acheter son pain. Celle-ci n’a pas le temps de passer sa commande que Grégoire déboule en tenant Simiane par l’épaule. Il l’accoste vertement :
- Je vous ramène votre fille, Madame la Boulangère. Avez-vous lu votre contrat quand vous l’avez signé ?
- Vous vous doutez bien que les potiches n’ont aucune instruction, Monsieur ! réplique Camille ironique, tout en poussant Simiane calmement de son côté du comptoir. Mais rassurez-vous, il y a toujours un fanfaron pour leur en rappeler la teneur. Donc, je vous écoute !
Grégoire avale la couleuvre d’un mouvement de tête. Sûr de son fait, il riposte, arrogant :
- Elle s’est précipitée dans les bras de l’acteur en criant son prénom !
- En criant son prénom ? répète la boulangère dubitative.
Elle ne sourit plus, sa mine devient plus dure. Elle n’a pas encore digéré le mutisme de Simiane. Elle le sait d’origine psychologique et ce n’est pas avec des interventions de la sorte qu’elle se débloquera ! Simiane s’est accroupie dans le dos de Camille le long de l’étagère. Elle pleure doucement.
- Voilà un élément qui prouve que pour pouvoir jouer de la trompette, il faut en connaître la partition ! grince-t-elle. N’utilisez pas ma fille pour régler vos différends, Monsieur !
Grégoire fulmine, offusqué, soutient le regard, frappe ses deux poings sur le comptoir en crissant :
- Je n’emploie pas votre fille, Camille. Je ne fais que mon boulot, apprenez donc le vôtre ! Potiche vous êtes et potiche vous resterez.
- Mais j’y compte bien, Monsieur, rétorque-t-elle sèchement. N’ayez aucun doute là-dessus. À propos, dites-moi, votre job, c’est jouer de la trompette ou bien c’est gérer le bon déroulement des prises de vue, en limiter l’accès et fermer les portes lors des tournages en huis clos, par exemple ?
- Mais, je… bredouille Grégoire, fou de rage.
La pointant du doigt, il contient à grand-peine sa colère en ajoutant :
- Ça, Camille, ça… Ne croyez pas un instant que c’est moi qui ai laissé cette porte ouverte !
- Eh bien, cherchez-en l’auteur !
Bruno débarque à son tour, dans la boulangerie, suivi de Germain le réalisateur, et Jacques le scénariste.
- Camille, c’est génial ! s’excite-t-il en ignorant Grégoire dont les poings n’ont pas quitté le comptoir. Elle m’a parlé !
Interdite, Camille regarde Bruno, puis le régisseur plusieurs fois.
- Qui t’a parlé ? murmure-t-elle, toute blanche.
- Simi ! s’exclame-t-il.
Camille se tourne vers Simiane. Toujours accroupie, elle a mis sa tête entre les mains et forme au pied de Camille une petite boule secouée par des sanglots. Camille se penche vers elle, lui caresse la joue, relève la tête doucement.
- J’veux pas mourir, maman ! souffle la petite dans un fifrelin de voix.
- Il n’y a aucune raison que cela t’arrive, murmure Camille avant de la prendre dans ses bras.
Elle est émue jusqu’au fond de ses entrailles.
- On ne viendra jamais nous chercher ? murmure Simiane.
- Non, je te le promets, émet Camille d’une voix rauque, en la pressant contre sa nuque, les larmes dans les yeux.
- Je peux vraiment parler ?
- Oh oui !
- Il n’y aura plus d’accident ?
- Non, souffle Camille.
Le silence s’est imposé dans la pièce. Camille dépose sa fille sur le comptoir, l’émotion est à son comble. Elle doit reprendre ses esprits très vite avant que Simiane n’aille trop loin :
- Simi, ici on est des figurants. Certains même nous prennent pour des potiches, lui confie-t-elle à mi-voix avec un petit sourire défiant le régisseur devenu aussi blanc qu’une miche. Donc, on se tait quand il y a un tournage. On ne dérange pas les comédiens, mais quand on est à la maison, tu peux parler autant que tu le veux !
- Mais c’est ce monsieur qui m’a dit que je pouvais y aller.
- Il s’est sans doute trompé, ce monsieur. Ne parle plus à Bruno ou Éric quand ils travaillent, d'accord ?
Simiane opine du chef, Camille redresse la tête vers les personnes présentes et déclare, la voix encore enrouée :
- Excusez-la, ça ne se reproduira pas !
Grégoire analyse la scène, rien ne lui échappe, ni la manière dont Camille a protégé sa fille en la glissant derrière elle, ni les répliques de Camille, ni, surtout, les phrases de la petite. Il trouvera qui est « ce monsieur » qui joue aux fléchettes dans son dos. « Elle n’a pas tort sur ce coup-là ! N’empêche, pour le reste c’est moi qui devais gagner, râle-t-il. Elle m’emmerde, la petite boulangère du haut de sa tour, qu’est-ce qu’elle m’emmerde, cette potiche ! » Ruminant sa défaite, il quitte la boutique en même temps que le reste de l’équipe.
Camille reste sur le pas de sa porte à jubiler silencieusement de l’événement. Sabine et Paulette sont à côté d’elle, tout aussi heureuses. Elles entendent un énorme :
- Toi, ta gueule !
Elles cherchent l’auteur de cette injonction et découvrent Grégoire pointant un doigt vers Hélène. Celle-ci, vaguement étonnée, le regarde méprisante. Il continue son chemin, toujours rageur. Camille s’en moque doucement :
- Oh, il n’a pas l’air content, Don Juan et la pauvre Hélène en essuie l’écume.
Sabine, espiègle, lui souffle juste derrière son épaule :
- Camille, je ne t’imaginais pas si belliqueuse !
- Moi, belliqueuse ? C’est lui la soupe au lait !
- Vous l’avez quand même sérieusement grattouillé ! intervient Paulette.
- C’est lui qui a commencé ! se défend Camille de mauvaise foi.
- Allons donc, Camille ! secoue la vieille dame, vous avez bien retourné la vapeur ! Je ne l’ai jamais vu autant en rogne et pour tout vous cracher, je vous trouve un peu gonflée de lui imputer la responsabilité des incidents…
- Je crois peu au hasard, répond Camille boudeuse, tout en fixant Grégoire qui disparaît au bout de la rue.
- Moi non plus, je n’y crois pas ! rétorque la couturière en plissant les yeux.
Camille se tourne lentement vers elle, n’osant comprendre ce que l’ancêtre insinue. Celle-ci lui adresse un petit sourire entendu.
- Je maintiens qu’il se maquille ! intervient Sabine un peu hors propos. Camille tu as pu vérifier ?
- J’avais pas le cœur à ça répondit Camille.
- Regardez-moi ça. C’est Jacques qui va consoler la pauvre Hélène ! Voilà une nouvelle histoire en vue, se délecte la commère. Bon ! Il faut que j’y aille ! Pour le maquillage, tu regarderas la prochaine fois, hein ?
*
- Toujours pas de courrier pour vous ! clame Mister James en entrant joyeusement dans le magasin.
- Une tasse de café ? propose Camille.
- Volontiers.
Le facteur s’enquiert de la fillette et lui offre une sucette. Simiane remercie gentiment avant de disparaître dans le jardin.
- Quelle est son histoire ? demande le vieil homme, au bout d’un moment. Pourquoi s’est-elle arrêtée de parler ?
- Traumatisme crânien, explique Camille évasivement, après un accident de voiture.
- Pourquoi a-t-elle murmuré hier, « on ne viendra pas nous chercher » ?
- Elle a dit ça ? répond Camille. Je ne sais pas. Le monde des enfants est tellement différent du nôtre, qui peut prétendre connaître les méandres de ces petites têtes blondes ?
- C’est vrai, mais il n’y a pas de fumée sans feu… titille le facteur.
Au-dessus de ses demi-lunes, le postier observe Camille. Elle range consciencieusement les sachets en lissant chaque papier, réoriente les pots sur le comptoir, frotte l’étal pour en retirer des miettes imaginaires, mais surtout, évite de le regarder. La voilà au milieu d’une patinoire, tâtonnant désespérément pour ne pas glisser sur ce terrain boueux. En entrant dans la boulangerie, Sabine et sa fille lui offrent la branche qui la sortira de ce bourbier.
Le postier bat en retraite, légèrement contrarié de n’avoir pas pu aller au bout de son enquête. Les deux femmes s’installent à l’ombre de la terrasse.
- Eh bien, commence Sabine, c’est quoi cette histoire de potiche ?
Camille rit en racontant la première scène dans la boulangerie.
- Je sais par Bruno,poursuit-elle, que cette scène a fait le tour des équipes techniques. Et qu’ils n’ont pas été très tendres envers lui l’appelant trompette à tout bout de champ ! Depuis, chaque fois que Grégoire me croise, soit il est très gentil, vaguement mielleux, soit ironique. J’ai l’impression qu’il cherche une revanche.
- Aurait-il essayé hier ?
- Possible, il n’aime pas perdre, ce petit ! Mais à la fois, ça m’étonne, je le pensais plus fin que ça pour prendre Simi en otage. Non, en déduit-elle. Là, il effectuait son boulot, Simi n’avait pas à intervenir sur le tournage. Il était d’ailleurs furieux que j’utilise l’argument de ma petite potiche comme prétexte. C’était pour lui un mauvais coup de ma part ! Il avait la conviction que je trichais aux règles de son jeu.
- Et c’est quoi, son jeu ?
- Il veut m’obliger à sortir du bois.
- Et ? Il a encore perdu ?
- S’il a appris avec quel bois je me chauffe, je ne suis pas vraiment sortie de ma forêt ! affirme Camille en riant. Décidément, il n’arrive pas à quitter la case départ !
- Méfie-toi, il est tenace et, à mon avis, plus le jeu est serré, plus il en est excitant !
- Mais moi, j’ai les dés en main et je ne les lui donnerai pas ! Je vais le forcer à arrêter son petit jeu de macho ! rétorque-t-elle, résolue et défiante. On ne joue pas à ça avec moi !
Les deux femmes sirotent encore un peu de thé quand, au loin, elles aperçoivent le pauvre régisseur longer la mer en regardant ses pieds.
- Quand on parle du loup… lâche Sabine en le désignant avec sa tasse.
Grégoire relève la tête et se tourne vers les habitations. Il tombe sur les deux villageoises qui le zyeutent, moqueuses. Il se tend imperceptiblement et il reprend sa promenade bien plus rapidement en contemplant les flots.
Grégoire freine brutalement, leur lance un dernier regard méprisant et calme son pas : « Tu riras moins, ma petite Camille, se jure-t-il. Tu ne m’échapperas pas, je découvrirai ce que cache ta cazzo de tour. »
Les deux femmes se gondolent dans son dos, ce qui le rend encore plus rageur.
*
- Je voudrais me coucher, déclare Hugues, le même soir, après le dîner. Tu prends d’abord la salle de bains ?
Camille est à peine sous la douche qu’une voix se fait entendre :
- Y a quelqu’un ?
- Putain, râle Hugues immobilisé juste au-dessus des escaliers.
Il crie à son tour :
- C’est fermé !
- Je n’ai pas besoin de pain, mais de votre fille !
- Et merde, pousse Hugues en faisant demi-tour.
Au milieu de la boulangerie, le producteur accompagné d’une délégation dont Grégoire et Cyril, attend que Hugues apparaisse.
- Bonsoir, s’annonce-t-il. Excusez-nous d’arriver si tard, je me doute que vous devez vous coucher de bonne heure pour vous lever aux aurores.
- Avant les aurores ! rectifie Hugues avec un petit sourire.
D’une main, il les invite à passer au salon.
- Nous n’en avons pas pour très longtemps. Ce n’est qu’une formalité, mais nous trouvons plus correct de vous prévenir, explique l’homme en suivant Hugues.
Les autres leur emboîtent le pas, et s’installent dans les fauteuils. Camille apparaît, encore ruisselante. La demande est exposée : prendre deux ou trois vues de Bruno avec Simone. En la voyant sauter à son cou, le scénariste en a établi un père de famille ; le film n’en serait que plus fort puisqu’ils ont déjà la scène du meurtre dans la boulangerie. Ce n’est qu’une demi-journée de tournage et on leur assure que…
- Pas question, claque Hugues. Simone ne passera pas à l’écran.
Camille est blanche, mâchoires serrées, elle se tait. Elle fixe son verre avec la ferme intention de le réduire en bouillie rien qu’avec les yeux. Recroquevillée autour de son calice, jambes croisées, pieds recroisés, tout son être est sous tension. Grégoire a, enfin, tout le loisir de la scruter tant elle est concentrée sur son récipient. Il ne s’en prive pas d’ailleurs, le couple est à cent lieues de lui prêter attention et Camille est en face de lui. « Elle n’est pas si mal, presque jolie. Elle a du chien ! Une sacrée force bout en elle. Cette demande l’oblige à descendre de ses créneaux, mais c’est pour mieux s’enfermer dans sa tour, explore-t-il. En quoi est-elle tellement paniquante pour elle, la plupart des villageois en seraient flattés ? »
Presque par habitude, il détaille le corps de Camille, des quelques gouttes qui perlent encore sur sa nuque à sa clavicule, puis plonge dans son décolleté dévoilé par le cordon défait de la chemise du costume qu’elle a réenfilé à la hâte pour redescendre. Il y découvre la base de ses seins, se lève espérant en surprendre davantage. Camille lui jette un regard distant qui le remet à sa place. « Cazzo, se reproche-t-il pivoine, qu’est-ce qu’il me prend ? » Il en est troublé, honteux. Il se donne un peu de contenance, en passant en revue la pièce dans laquelle il se trouve.
- Je crois qu’on s’est mal fait comprendre, réplique le producteur calmement. Votre contrat nous autorise à utiliser votre image ainsi que celle de vos enfants. La demande du réalisateur est de prolonger juste quelques vues.
Les boulangers se taisent. Camille, toujours accrochée à son calice, est devenue une statue de sel tant par sa couleur, que par son immobilisme. Hugues triture son verre nerveusement. Il se ressert, se lève, vide d’un trait son whisky et se rassied.
- Quand quitte-t-on la fonction de figurant pour endosser celle d’acteur ? demande-t-il.
- C’est difficile à déterminer, répond Cyril tout aussi pondéré. Dans ce cas-ci, la question ne se pose pas : nous pourrions tout aussi bien puiser dans ce qui est capté dans la rue dans laquelle se trouve Simone. Ce serait moins bon, et Simone serait tout aussi dévoilée. Si vous voulez préserver son anonymat, il est plus facile de coopérer et de maquiller la petite. Je vous assure qu’on ne la reconnaîtra pas.
Le silence est toujours aussi pesant. Grégoire s’est appuyé à la cheminée et examine une photo de famille. C’est un cliché récent, pris il y a un an ou deux. Camille est au centre, soutenant fermement Simone. Devant elle, Nathan porte sa sœur sur ses épaules, cela forme l’axe vertical de la prise de vue. Dans un sens horizontal, trois jeunes gens entourent Camille passant les mains autour du cou telle une équipe sportive, deux hommes aux extrémités et une femme à ses côtés. Ces trois jeunes se ressemblent terriblement, sans pour autant s’apparenter à Camille, ils sont aussi blonds que Camille a des cheveux de jais et doivent tous avoir une bonne vingtaine de centimètres de plus qu’elle.
- Simone a enfreint le contrat en se jetant dans les bras de Bruno, nous pourrions exiger un dédommagement… assène un membre de l’équipe.
Grégoire se redresse, cherche à savoir qui a osé proférer ce genre de menace. C’est Jacques, le scénariste. Silencieusement, il lui signifie son désaccord. Celui-ci le regarde en lui demandant par geste ce qu’il a dit de si perfide.
- Mais rassurez-vous, se précipite Grégoire en fusillant Jacques. Il n’en est pas question.
Jacques se lève et rejoint Grégoire près de la cheminée. Il s’apprête à s’expliquer avec le régisseur quand il tombe sur la photo. Grégoire l’entend murmurer un juron entre ses dents. Le scénariste fixe l’image sans pouvoir s’en détacher.
- Tu reconnais quelqu’un ? chuchote Grégoire.
- Non, bredouille l’homme sur le même mode. Mais ce cliché est un scénario à lui tout seul !
Camille relève douloureusement la tête et découvre les deux hommes analysant sa photo. Indignée, elle se lève, l’arrache des mains du scénariste et fusille le régisseur vaguement surpris. L’un et l’autre se mesurent de la sorte, elle outrée, lui de marbre. « Cazzo, cette femme » ronge-t-il en baissant les yeux.
Elle se tourne vers l’ensemble de l’équipe qui guette sa réaction et lance :
- -Bon ! Puisque nous n’avons pas le choix, puis-je rester à proximité d’elle ? Et pourra-t-on voir le film avant qu’il sorte sur les écrans ?
- Cela va sans dire, soupire Germain soulagé. Si vous voulez, vous pouvez même prendre le rôle de la femme de Bruno. Elle ne parle pas et n’apparaît qu’avec sa fille dans le fond de la scène, une seule fois au milieu du film.
- Jamais de la vie, je me suis engagée à être « potiche » et potiche je demeurerai ! précise-t-elle, un brin ironique, en élevant son index au-dessus de sa tête.
Plusieurs regards moqueurs sont lancés vers Grégoire. L’homme serre les mâchoires en continuant à la fixer sans rien ajouter.
*
Dès sept heures du matin, une maquilleuse et le scénariste débarquent à la boulangerie, surprenant Camille en plein petit déjeuner. Elle réveille les enfants et leur explique le déroulement de la journée.
Simiane fort impressionnée se laisse maquiller avec la joie qu’ont les gamines à prendre un rôle de grand. Camille, elle, est nettement plus tendue. Elle regarde avec inquiétude la métamorphose qu’on opère sur sa fille. Jacques, le scénariste lui explique consciencieusement les scènes qui vont se tourner et dans lesquelles elle intervient.
Il laisse la maquilleuse à son travail tandis qu’il parle avec Camille. C’est un homme attentif et gentil, un peu maniéré. De taille moyenne, assez mince, il passerait volontiers inaperçu si ce n’est la coiffure très soignée, peut-être un peu trop soignée. Camille l’observe un instant en se demandant s’il n’a pas une perruque. Il vient régulièrement chercher son pain, Camille est chaque fois frappée par le maintien de cet homme, toujours tiré à quatre épingles, manifestement un peu maniaque, il ne commet aucune fausse note vestimentaire.
Elle se souvient d’un jour où choisissant un pain de campagne, il s’était mis un peu de farine sur le veston. Fort contrarié, il lui avait demandé une petite brosse pour l’enlever directement, et un plastique pour la miche. Elle en avait légèrement souri en accédant à sa demande. Quand elle était revenue avec sa brossette, la boulangerie semblait vide. En réalité, Jacques était sous le comptoir, il frottait ses chaussures avec conviction pestant sur la rue qui dégageait beaucoup de poussière.
Très doucement, il rassure la mère quant à la suite des opérations. Il plaisante avec elle sur l’attitude de Grégoire et s’excuse d’avoir regardé la photo que ce dernier lui tendait. Il rit gentiment en se moquant du régisseur, ce type reconnaît difficilement ces erreurs.
- En tout cas, ajoute-t-il à mi-voix, vous avez raison de lui tenir la dragée haute, cet individu n’est pas que régisseur. Je ne serais pas étonné qu’il vous pourchasse pour autre chose que son lit.
Camille sent son ventre se nouer même si elle garde un air innocent. Elle tente d’évaluer à la mine de Jacques la véracité de ses dires. Celui-ci lui adresse un large sourire, et il revient sur le décor du salon dans lequel ils se trouvent.
- Pourquoi si peu de cadres ? Voudriez-vous qu’on prenne quelques photos de Simone pendant le tournage pour les encadrer ?
- Non merci, c’est gentil, répond Camille mal assurée. Nous préférons garder le lieu blanc, cela influence moins notre humeur.
Jacques lui sourit en hochant la tête. La maquilleuse intervient en signalant qu’elle a fini son travail. Camille appelle Hugues pour qu’il puisse juger du résultat. Avec un sourire soulagé, il lui promet que bien malin sera celui qui la repérera.
À la fin des prises de vue, le réalisateur et le scénariste discutent encore en lançant à la dérobée quelques regards en direction de Camille. Germain se décide à lui expliquer la scène où de dos, la femme laisse partir la petite vers son père. Germain appuie pour qu’elle campe ce personnage : il réutiliserait bien les images où Simone découvrant le meurtre se précipite dans ses jupes, il n’a pas d’autres comédiennes sous la main qui auraient la même stature qu’elle, refaire cette scène ne serait jamais aussi naturel. Catégorique, Camille commence par refuser net. Simiane insiste tant auprès d’elle qu’elle finit par accepter : après tout, si on ne voit que son dos…
La fin de la semaine marque le changement de décor avec, pour les Boulangers, un travail supplémentaire. La société profite des grandes vacances pour tourner un film se déroulant au temps des Grecs anciens où de nombreux enfants apparaissent. Chacun reçoit trois toges pour le mois à venir.
Anna, la jeune institutrice espagnole, a sympathisé avec le couple. Toute en rondeur, affable et spontanée, elle ne rate pas l’occasion d’un détour vers la boutique où elle a manifestement décidé de goûter à toutes les spécialités. Elle propose de prendre Simone quelques fois pendant les vacances qui s’annoncent, pour la « remettre à flot ». Camille accepte avec joie.
Grégoire reste dans l’ombre. Il s’est placé sur la case « Mettez de la distance ». Autant pour lui que pour son adversaire, il a besoin d’air : cette femme l’étouffe. Il doit reprendre le dessus, ne veut pas se laisser mener. Il recule pour mieux sauter.
Il peut désormais demander au service des renseignements de l’éclairer sur les origines de Camille, ses antécédents. C’est elle qui lui en a donné l’idée en lui suggérant de chercher l’auteur des troubles durant les tournages. Germain a appuyé la demande, lassé de subir ces aléas. Le régisseur a très vite compris qu’elle en était la cible.
Pourquoi ?
Qui ?
Il ne l’a pas encore découvert, mais il est confiant. Elle aura beau rester au sommet de sa tour, il saura avec quel ciment elle l’a bâtie.
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