Un homme peut en cacher un autre

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Quand Camille passe dans la rue avec son panier à linge, elle aperçoit au bout de l’artère, Grégoire et Olivia en grande conversation. Il lui explique manifestement les dernières directives du tournage du jour, elle l’écoute, attentive. Camille apprécie cette femme discrète qui coache les enfants. C’est elle aussi qui donne le cours d’escrime, pas étonnant qu’ils soient tant à le suivre ! Nathan et Simiane font partie du nombre. Olivia dirige son petit peuple, toujours souriante, jamais un mot plus haut que l’autre, avec beaucoup de calme et de détermination. Une autorité naturelle se dégage d’elle.

Olivia est la seule membre de l’équipe à être déguisée perpétuellement, passant de part et d’autre de la caméra. Grégoire endosse le déguisement, de temps en temps, quand il doit déambuler dans le village. Ils ont opté tous les deux pour une toge courte permettant de plus amples mouvements. Camille prend le temps de les observer. De même gabarit, la même courbure des jambes. Ils sont musclés, sans un poil de graisse, extrêmement sportifs. Elle les surprend souvent le matin tôt, pratiquant leur jogging à deux sur la plage. « C’est peut-être sa femme, suppose-t-elle. Non, elle a trop de caractère pour lui. S’il a une femme, elle ne doit pas avoir beaucoup de couleurs. Les nanas qu’il se paie doivent être plus transparentes que ça pour pouvoir supporter ses humeurs ! »

La boulangère peste quelque peu de ne pas pouvoir sortir son carnet de croquis, elle en ferait bien dans la rue de temps en temps, pour garder en mémoire ces décors et cette ambiance, mais elle n’a pas le temps. Elle grappille quelques minutes par-ci par-là, pour déposer le linge ou faire les courses. Ce sont les seuls moments de pause que Hugues lui octroie. Dès qu’elle a un pied dans le magasin, elle est assaillie par de nouvelles consignes de son mari.

Grégoire explique en désignant par de grands mouvements les lieux de tournage tandis que sa collègue, mains sur les hanches, les jambes tendues plantées légèrement écartées dans le sol, ne bouge pas d’un cil. Grégoire s’arrête, il prend la même position qu’elle et il demande alors que Camille n’est plus très loin d’eux :

  • Autre chose, je voudrais savoir qui sont ces petits salopards qui s’amusent à construire des cabanes dans les arbres.
  • Ces petits salopards, comme tu dis, ont moins de douze ans et ne font rien d’autre que ce que font tous les enfants de cet âge ! réplique-t-elle cinglante.
  • Olivia, ils clouent dans les branches ! insiste-t-il, choqué.
  • Sont-ils conscients du méfait qu’ils sont en train de commettre ? Ils jouent ! riposte -t-elle.
  • Ce n’est pas une raison, réfute-t-il, encore furieux.

Camille surprend l’échange et espère que Nathan ne fait pas partie du lot des « petits salopards ». Elle croise le regard d’Olivia, elle lui grimace une tête désolée pour les enfants visés. La coach lui sourit, complice et fataliste. Grégoire suit les yeux de sa collègue et tombe sur ceux de la boulangère qui change rapidement de figure pour adopter une allure innocente. Soupçonnant la grimace précédente, il lui adresse, un peu contrarié, un salut poli d’une brève inclinaison. Camille lui répond sur le même mode, dissimulant à peine au mouvement, un petit air moqueur qu’elle n’arrive pas à éteindre. Grégoire en rougit légèrement. Olivia a observé le manège et s’en amuse. Grégoire attend que Camille les ait dépassés pour interpeller Olivia à mi-voix :

  • Tu en sais plus ?

Elle réfute de la tête en gardant le sourire, ce qui exaspère Grégoire.

  • Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il nerveux. Toi-même m’as assuré que ces deux enfants ne réagissent pas comme les autres. Il doit y avoir une raison.
  • Là n’est pas la question, Grégoire ! Tu le sais très bien. Tu es tombé sur un os, je t’avais prévenu !
  • Je ne fais que mon boulot, rétorque-t-il pincé.
  • Tu y mets beaucoup de zèle ! note-t-elle encore plus ironique.
  • Cazzo, Olivia ! s’énerve-t-il, rouge pivoine. Fous-moi la paix.
  • Bien trop d’ardeur pour une simple potiche, attise-t-elle toujours.

Il la fusille sans pouvoir lui répondre. Olivia éclate de rire avant de s’éloigner, le plombant dans son aveu silencieux.

Camille n’a pas parcouru dix mètres que Paulette, les bras croisés, l’apostrophe :

  • Hé bien, Camille ! Avez-vous remarqué la manière dont ce type a donné les instructions à la coach ?
  • Qu’y avait-il de si extraordinaire ? s’étonne Camille en jetant un regard interrogateur sur Grégoire.

Celui-ci, mains toujours sur les hanches, la fixe, piteux. Elle lui sourit, vaguement frondeuse, avant de se retourner sur la couturière.

  • Rien, répond la vieille pomme, si ce n’est une précision et une exactitude qui ne permettent pas qu’on puisse douter qu’il laisse traîner derrière lui quelques manquements comme une porte ouverte ou une enfant qui intervient malencontreusement lors d’un tournage…
  • Vous trouvez que j’ai été un peu dure, dans mes propos, l’autre jour, c’est ça ?
  • Vous avez été « hard », mais je m’en fous autant que de ma première culotte. Ouvrez les yeux Camille, pensez-vous vraiment qu’on puisse vouloir du mal à un mec comme ça ?
  • Peut-être un mari jaloux ? suggère Camille butée.
  • Non Camille, réplique fermement Paulette, l’avez-vous vu regarder une villageoise avec un regard croustillant ? Cet homme est droit ! Il n’y a qu’une femme qui l’intéresse et celle-là est tellement surveillée par le pingouin avec lequel elle habite, qu’il s’y cassera les dents ! 
  • Donc, je n’ai pas tort : le mari jaloux ! rétorque Camille, triomphante. Mais sachez que je me moque complètement de ses histoires de cœur.

Paulette se donne le temps d’analyser la réaction de Camille. Elle plisse légèrement les yeux.

  • Eh merde, Camille ! Certains hommes n’hésitent pas à épier la femme avec laquelle ils vivent pour autre chose que le sexe !

Camille prend la mouche, cette vieille dame commence sérieusement à l’exaspérer. Grégoire dans son dos ne doit pas avoir quitté sa position et elle n’a aucune envie de se justifier.

  • Qu’est-ce que vous entendez par là ? reprend-elle, passablement agressive.
  • Un homme peut en cacher un autre, répond Paulette les yeux bien accrochés à ceux de la boulangère. J’ai assez roulé ma bosse pour percevoir les jeux des uns et des autres et son jeu à lui, ajoute-t-elle en le désignant, est plus innocent que celui du pingouin.
  • J’ai passé l’âge de jouer, Madame, se fâche Camille, et le sien est déplorable ! D’autant plus que le bruit court que ce type ne serait pas que régisseur...
  • Ne te mets pas en pétard, Camille, concilie Paulette à mi-voix. Ce n’est pas le jeu de Grégoire qui m’inquiète. Tout le monde joue. Tu n’y coupes pas ! Que tu le douches ne me regarde pas et j’suis pas fleur bleue ! Ne me dis pas que tu fais attention aux potins. Qui t’a affirmé que le rôle de Grégoire dépassait celui de régisseur ?
  • Jacques. Cela n’avait pas l’air d’être une rumeur, s’explique Camille.
  • Jacques ? L’homme qui se cache derrière une perruque ! oriente la vieille dame.

Paulette réfléchit un instant en dodelinant la tête. Elle prend une mine grave, presque inquiète. Elle regarde autour d’elle, voit Hélène arriver et soupire. Elle plisse les yeux, prolonge entre ses dents rapidement avant qu’Hélène les rejoigne :

  • Simi t’a dit qui était « ce monsieur » qui lui avait permis de se jeter dans les bras de Bruno ? Ce n’est pas le même que celui qui traumatise une petite fille qui l’est déjà assez... Je fréquente Grégoire depuis suffisamment longtemps pour t’assurer que ce type est droit. Mes propos le concernaient peu, d’ailleurs. C’est du pingouin que je voulais te mettre en garde, celui qui vit avec une femme qui n’est pas la sienne. Le danger n’est pas là où on le croit, et ça, tu ne connais que trop bien la chanson.

Camille reste interdite, son panier toujours sur sa hanche. Le ventre noué, elle fixe Paulette profondément désarçonnée. Pourquoi l’a-t-elle tutoyée tout à coup ? La vieille pomme lui sourit assez contente de l’effet produit. Hélène intervient tel un coup de vent, balaie la conversation par quelques banalités. Camille et Paulette ne l’écoutent presque pas, acquiescent gentiment. Paulette s’esquive assez vite laissant la boulangère pantoise. Agacée par tant d’incertitudes, elle bredouille quelques politesses à Hélène avant de reprendre son chemin vers chez Sabine avec son tas de linge, qu’elle dépose à l’entrée.

  • Sabine est là ? demande-t-elle à Arnaud, leur aîné.
  • Oui, vas-y ! Elle est sur internet. Demande-lui une tasse de thé, elle libérera la bécane et me laissera la place !

Camille rit en entrant dans la pièce où trône la machine. Sabine est tellement absorbée qu’elle ne l’entend pas arriver.

  • Coucou ! lance Camille joyeusement.

L’internaute sursaute et la fixe avec effroi. Elle éteint précipitamment l’ordinateur, laissant son amie vaguement perplexe.

  • Tu regardais un site porno ou quoi ? se moque-t-elle.
  • Non, se défend Sabine avec un petit sourire crispé, je t’ai prise pour Robin et je commandais son cadeau d’anniversaire.

Camille tique légèrement. Elle ne croit pas à ce mensonge, mais après tout, cela ne l’intéresse pas.

  • Arnaud me supplie de te demander une tasse de thé pour que tu délivres le P.C. !
  • M’étonne pas de lui ! constate sa mère. Viens, allons au jardin. Je cherchais un jeu qui fait fureur à l’école et qui s’appelle Mister X.
  • Oui, je connais, c’est assez malin. Nathan et Simi n’arrêtent pas d’y jouer. Je l’ai acheté, je te donnerai l’adresse si tu veux. Cela te dispensera d’éteindre ton ordi sans précaution ! Je m’y affronte avec les enfants pratiquement tous les soirs : il s’agit de trouver un espion, Mister X, qui se cache dans une ville, tous les joueurs s’organisent ensemble pour retrouver l’un d’eux qui campe le rôle de l’espion. Ils ont droit de prendre le taxi, le métro et le bus autant de fois qu’ils ont de tickets.
  • Bhou ! trop compliqué pour moi, se plaint la commère. Et si tout le monde l’a, je choisirai autre chose.

Les deux copines s’installent à l’ombre d’un grand arbre. La lavandière ferme les yeux, goûte au répit que lui offre la visite de Camille. Elles sont devenues de véritables amies, pourtant elles ont indéniablement peu de points communs. Côté mère, Sabine se contente de regarder avec bienveillance ses six enfants grandir, Camille s’angoisse pour un rien. Côté cuisine, Sabine est nourricière, confectionnant petits plats mijotés avec légumes frais et bio, Camille a tendance à jeter des pâtes dans l’eau bouillante et à y accommoder les quelques légumes du frigo. Côté femme, Sabine aime son mari tendrement, détaille les autres hommes, joue avec les costumes qu’elle arrange pour être plaisante. Rien de tel pour Camille, le port du déguisement lui plaît parce qu’elle ne doit plus se soucier de son apparence. Quant à Hugues... Ça tourne au vinaigre.

Camille en sourit. Non vraiment, elles ne se ressemblent pas… Iseult la Blonde, Iseult la Noire. Mais Camille trouve chez Sabine la quiétude qui lui manque et la légèreté de l’existence. Mais Sabine reçoit de Camille la profondeur d’un regard, les questions justes qu’elle pose sur la vie, sur elle-même, sur les autres. Ensemble, elles s’apprécient grâce à leur fidélité, leurs discussions, les échanges de vues et le respect de l’intimité. Cette première tentative de confiance est une réussite.

  • Tu connais un certain Henry Valentin ? demande Sabine à son amie. Il y a plusieurs personnes qui m’ont interrogée pour savoir s’il habitait dans la rue des Français ?

Camille pâlit un instant. La lavandière, yeux clos, ne s’en aperçoit pas.

  • Non, répond-elle au bout d’un moment, je te signale que la commère c’est toi, et que tu es là depuis plus longtemps que moi !
  • Oui, mais tout le monde a besoin de pain ! réplique Iseult la blonde.
  • Et de laver ses vêtements ! réfute Iseult la Noire. Tu vois plus de villageois que moi !
  • T’as raison ! De toute façon, je m’en fous ! C’est mon côté commère, comme tu dis, qui en prend un coup !

Les deux femmes rient et sirotent encore quelques gorgées de thé. Camille continue sa petite leçon de commérage. Si Sabine a la langue bien pendue et s’amuse à observer ses voisins, elle ne fabule pas ; elle ne décrit que ce qu’elle voit, avec humour. Ainsi, Camille apprend que Paulette est une des premières à s’être installée au village. En tant que couturière, elle aurait pu habiter avec l’équipe technique, mais elle trouve les techniciens pédants, sans saveur. La vie dans les ruelles lui sied mieux : les petits bavardages quotidiens, la présence des nombreux enfants, les potins des uns et des autres étaient beaucoup plus amusants que le quartier de la production. Elle s’entend avec tout le monde, excepté le facteur. Ces deux-là ont les jardins qui communiquent et sont en perpétuelle dispute de voisinage. Sabine prend directement le parti de la couturière. James est arrivé en même temps que Camille, il parle peu à Sabine, elle le trouve assez snob.

  • Il zappe orgueilleusement la commère qui sommeille en moi ! s’exclame-t-elle pour finir.
  • Si c’est ça une « commère qui sommeille » chez toi, il vaudrait mieux ne pas la réveiller ! la taquine Camille.

–

La première chose qu’entreprend Camille en rentrant chez elle, c’est le grand nettoyage de la boutique. Les propos de Paulette la hantent et le facteur qui entend sans être là l’inquiète. Elle astique dans tous les coins pour trouver enfin ce qu’elle craignait : un micro dissimulé sous le comptoir.

  • Eh bien ! Miss Camille, vous avez perdu quelque chose ?

Camille se redresse en se cognant au comptoir.

  • Oups ! Sorry, je ne voulais pas provoquer un accident ! ajoute le facteur.

Il observe Camille. Elle se relève, frotte sa tête et lui jette un regard méfiant.

  • Non, je fais le ménage ! Et vous, ce n’est pas vraiment votre heure ? lance-t-elle de mauvaise humeur.
  • Je viens prendre une de vos délicieuses tartelettes à la frangipane. Juste un petit creux, dommage pour ma surcharge pondérale, tant mieux pour mon palais !

Camille sourit nerveusement et le sert sans rien ajouter. Le facteur la quitte, un léger sourire aux lèvres. Camille s’éclipse sous son comptoir, elle détache le micro et s’apprête à suivre le fil quand elle se fait de nouveau interrompre. Elle garde l’instrument en main et se redresse précipitamment. Grégoire est devant elle.

  • Bonjour, dit-il calmement. Je voudrais un croissant.
  • Au beurre ou aux amandes ? demande-t-elle en lui désignant les viennoiseries.
  • Au beurre, répond-il, posé.

Il chauffe. Il est passé à la case suivante « Vous amadouez l’adversaire ». Elle l’intrigue. Personne ne peut le renseigner. Il est allé jusqu'à son copain d’Interpol. Elle n’apparaît nulle part, elle n’existe pas. Ça l’énerve d’ailleurs, comment se fait-il qu’on n’arrive pas à connaître ses antécédents ? Il est certain qu’ils se sont inscrits sous un faux nom.

Camille lâche le micro pour servir Grégoire. Il aperçoit l’appareil et le considère un instant avant de détourner rapidement les yeux. « C’est quoi, cette histoire ? Est-ce elle qui le cache ou bien vient-elle de le découvrir ? » En découvrant le plumeau et l’absence de marteau, il se doute de la réponse. Elle glisse prestement un papier sur l’objet et dévisage son client, embarrassée. Ils sont tous les deux dans une position bancale l’un vis-à-vis de l’autre. Grégoire pourrait prendre le léger avantage, il la fixe en avançant son jeton électronique sans rien ajouter. Elle manipule le jeton en tremblant légèrement et le lui dépose sur le comptoir sans avoir émis le moindre son. Lui non plus. Les yeux de Camille sont accrochés à la puce comme à une dernière bouée et tardent à la quitter pour se relever sur Grégoire. Arrimant les yeux aux paupières de Camille, Grégoire attend sereinement qu’elle parvienne à redresser la tête. Il la salue tout aussi posé et s’efface poliment.

Camille le regarde partir, il n’a pas fait dix pas, qu’il empoigne son portable. Elle se morfond d’avoir lâché le micro dans son élan. L’a-t-il aperçu ? Quelle va être sa réaction ? Ce coup de téléphone qu’il donne a-t-il un lien avec sa découverte ? Il disparaît derrière le coin, elle vérifie qu’il est totalement hors de vue avant de persévérer dans son enquête.

Elle suit le fil et constate qu’il continue sa course sous le plancher. Elle entame alors son ménage dans l’atelier d’Hugues situé juste en dessous du magasin. Sa piste se prolonge jusqu’à une étagère où Hugues a placé sa radio. Camille allume le poste et y entend, la cliente suivante, Olivia.

Mais à quel jeu joue-t-il ? suffoque-t-elle, avant de remonter vers sa boutique, aussi blanche que la farine devant elle.

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