Pugilat
Cela fait cinq mois que le dossier de Simiane a été ouvert dans cette arrière-salle de café, il n’a révélé que la cause de leur fuite. La fillette avait assisté à l’assassinat de triste mémoire du Cardinal Fernandez qui est à la tête de l’Église cubaine. Ce n’est pas rien. Yohann se souvient que juste après l’événement, elle en avait discuté avec sa mère sur son fameux tabouret dans son atelier. Camille avait exprimé ses craintes quant au silence de Simiane. Entre sœurs, elles parlaient volontiers, Camille avait demandé à Yohann de réaliser sa petite enquête. Mais cela n’avait rien donné. Simiane n’avait pas prononcé la moindre parole, déviant la conversation directement sur ses mini tracas quotidiens. Le week-end suivant, elle était dans le coma.
L’O.D.D. était derrière, la famille de Martine, complice évidente. L’affaire était sordide, Camille avait raison. Basile Nardolé, le père spirituel de Tanguy, était au volant de la 4X4 assassine.
Leur mère avait vu juste : la voiture de Visant peut désormais dormir dans la rue sans être fracturée, les coups de téléphone anonymes se sont tus. La fratrie imagine le gouffre de l’enfer dans lequel les parents ont dû vivre. Depuis, ils osent à peine parler à Tanguy de peur de se dévoiler.
Yohann a approfondi l’enquête commencée par Camille sur l’O.D.D., l’Oeuvre du Digitus Deis. Ils sont partout. Puissants. Dans tous les gouvernements. Quand Camille parlait de talibans, elle n’imaginait pas si bien dire. Les ramifications de ces deux sectes sont loin d’être clairement différentes. L’extrémisme musulman ont fortifié l’extrémisme catholique. Actuellement, en France, ils ont une quarantaine de centres d’éducation. C’est dans un petit village bourguignon qu’ils forment leurs pions les plus redoutables, prônant la méritocratie, les meilleurs éléments se retrouvent à Flavigny pour y apprendre comment dénicher le mauvais catholique, le soumettre à la question et le châtier. Il y a des casernes dans tous les pays. D’autre part, sous le nom de sociétés anonymes, ils détiennent une énorme partie de l’économie mondiale. Tout a commencé par l’assassinat du pape Léon et la nomination des deux derniers papes qui en étaient membres. Ils se sont appuyés sur la puissance de ce mouvement pour réinstaurer une série de lois désuètes, avilies.
Le fondateur sanctifié, l’œuvre sort de la clandestinité : elle compte actuellement plus de cinq cent million de fidèles dans le monde. Ils nomment à tour de bras les évêques et les cardinaux parmi l’état-major de cette mafia. C’est une milice dont les rênes sont tenues par une poignée d’hommes dans le haut clergé. L’abbé Basile Nardolé, père spirituel de Tanguy, est l’un d’entre eux.
En apprenant toute cette histoire, Yohann se doutait bien qu’il devait exister une résistance à cette Église manipulée. Qui dit résistance dit Gonval. Yohann a donc débarqué avec son musulman et ses petites bâtardes, à l’improviste dans l’église de son village. Gonval était heureux de les voir. Ils ont déjeuné sur la plage, le curé a fait découvrir aux fillettes le plaisir de la pêche aux crevettes. Et, tandis qu’il se confiait à la jeune femme, Saïd a pris le relais auprès de ses enfants.
Bien sûr, lui a-t-il affirmé, que quelques idéalistes résistent à cet empire et ont formé un réseau au sein même des religieux. Ils se sont organisés et ils sont devenus une formidable résistance qui gêne l’O.D.D.. Ils s’appellent le R.C.C., le Réseau des Curés de Campagne. Un certain Jonas est leur chef. C’est une allusion au passage de la Bible où ce dernier doit sortir de sa baleine pour annoncer un dieu qui n’est pas réservé à une élite. Personne n’arrive à l’identifier, même pas l’O.D.D.. Il est extrêmement fort. C’est le Zorro des curés, l’imprenable ! L’O.D.D. enrage, ils ont même mis sur pied une cellule de recherche.
*
- Allo, Yohann ? C’est Visant. Je viens de recevoir un coup de fil de Serge, le boulanger de Douarnenez. Gonval est mort, on l’a retrouvé noyé dans le port. L’enterrement a lieu demain, tu iras ?
- Bien sûr ! répond Yohann, en accusant le coup. C’est un accident ?
- Je ne sais pas, répond Visant, je passe te prendre avec Tanguy.
Durant tout le trajet, Tanguy ne desserre pas les dents. Fermé comme une huître, il a la couleur d’une méduse. Yohann aussi reste silencieuse. Gonval était non seulement le prêtre de leur paroisse depuis de nombreuses années, mais il avait joué un rôle de grand-père, là où la famille n’en avait pas. Elle se souvient d’après-midi où le curé les emmenait tous les trois en bateau ou à la pêche. C’est lui qui avait donné à Visant la passion de la pêche, lui offrant une superbe canne lors de son onzième anniversaire. Il avait aussi inscrit Tanguy à sa première traversée de l’Atlantique et l’avait payée, Camille n’ayant pas beaucoup de ressources financières.
Il avait été plus distant vis-à-vis de Yohann, ayant peu d’expérience avec la gent féminine mais la jeune femme se rappelle très bien le jour où elle s’était assise dans le fond de l’église, attendant pour lui parler qu’il termine sa messe. Dès qu’il l’avait aperçue, il avait bâclé son sermon pour lui réserver le plus de temps possible. De quoi avait-elle eu envie de l’entretenir ce jour-là ? Elle ne s’en souvient pas, il avait été présent, c’est tout. Il n’avait posé aucun jugement sur ce qu’elle lui avait dévoilé.
Non seulement, tout Douarnenez est là mais aussi beaucoup de paroissiens des environs se sont déplacés pour assister aux obsèques du vieux curé. Il y a également une masse importante de prêtres bourrus venant sans doute des villages alentours. Plusieurs couronnes sont déposées au bord du cercueil. Yohann lit sans y prêter vraiment attention les rubans qui les entourent. Chaque association s’est manifestement cotisée et rivalise en déclaration, ainsi celle « des guides qui chanteront toujours le général en pensant à lui » ou celle « des 3 chatons longeant la falaise ». Comprenne qui pourra. Sûrement personne, à part Gonval calfeutré dans son cercueil.
Les trois Squiban sont dans le fond de l’église, non loin de Serge, le boulanger. Dès la fin des funérailles, il se dirige vers eux. D’un petit signe distant, il salue Tanguy avec un mépris évident qui inquiète Yohann. Elle le scrute interloquée tandis qu’il se tourne vers elle et, beaucoup plus chaleureux, l’embrasse sur les deux joues :
- Yohann, je suis très content de te revoir ! lui dit-il. Vous ne revenez pas pour les vacances ?
- On n’est pas sûrs d’en avoir le courage…Ça viendra, on ne quitte jamais la Bretagne ! J’ai un grand ami qui a ouvert récemment une crêperie sur le port. Si nous allions y déjeuner avant que vous ne repreniez la route ?
- Volontiers, s’exclame Visant dont les entrailles ne se lassent jamais des galettes de son pays.
L’homme lui adresse un sourire débonnaire, tandis que Tanguy décline prestement.
- Ce ne sera, hélas, pas possible, je dois être de retour à Paris pour une réunion importante.
- Ah bon ? s’étonne Yohann. Tu m’as déclaré dans la voiture que tu avais ta journée.
- Oui, mais je viens de recevoir un texto…
- Oh les textos, on devrait toujours les ignorer, insiste le boulanger en fixant Tanguy qui pâlit aussitôt. Je vous en prie, je demanderai à mon pote de se dépêcher, vous ne pouvez pas retourner sur Paris le ventre vide…
- S'il te plaît, frérot ! Une petite crêpe bretonne, ne me prétends pas que tu arrives à refuser ça ! renchérit Visant, avec une grande accolade dans le dos.
- Bon, d’accord, abdique l’aîné.
La crêperie est bondée, un panneau affiche d’ailleurs « complet » sur la porte. Serge la pousse sans sourciller. Tanguy ne parvient décidément pas à reprendre quelques couleurs et ce n’est pas en voyant les clients de ce restaurant que son teint va s’améliorer. Ceux-ci plantent un silence brûlant que seuls les innocents Yohann et Visant n’interprètent pas. Une table leur est réservée, ils s’y installent calmement. Visant, parcourant enfin l’endroit et ses hôtes, s’exclame :
- Dis donc, ce lieu est déjà plein de vieux loups de mer ! C’est étonnant pour un nouvel établissement !
- Le patron est un vieux loup de mer ! explique Serge, en désignant l’homme qui se dirige vers eux avec les cartes des menus :
- Bonjour Messieurs Dame, soyez les bienvenus !
- Mais je vous reconnais, s’exclame Yohann. Vous étiez prêtre à Quimper, J’ai fait ma première communion avec vous !
- J’ai été célébrant dans une autre existence, en effet, répond-il bienveillant. Je me suis marié depuis quinze ans maintenant, j’ai deux enfants de douze et dix ans. Mieux vaut quitter l’Église si on tient à la vie, ajoute-t-il en lançant un rapide coup d’œil à Tanguy.
Tanguy est au supplice : il a bien remarqué que ces « loups de mer » appartiennent tous au réseau du RCC, fichés dans ses dossiers. Il les étudie depuis assez longtemps pour les savoir terriblement organisés et s’ils ont juré d’agir sans violence, ils doivent contenir une colère noire vis-à-vis du jeune homme dont ils connaissent le bord. Sont-ils au courant qu’il avait vu Gonval deux heures avant sa mort ?
Possible.
Extrêmement possible.
Atrocement possible.
- Et quelle est votre spécialité ? demande Visant, les yeux gourmands sur la carte.
- Venez visiter les cuisines, vous choisirez pour votre frère et votre sœur.
Visant se lève d’un bond et suit le maître des lieux avec ravissement. Le portable de Yohann sonne. Elle prend la communication alors que les tables avoisinantes deviennent très bruyantes. Elle s’excuse auprès de Tanguy et de Serge et sort de l’établissement pour être plus au calme.
Y a-t-il moyen d’être plus vert que Tanguy ? Seul en face de Serge qui le dévisage méprisant, il n’en peut plus. Les conversations se sont tues, comme par enchantement. Tous le fixent sans ménagement. Il se doute bien que toute cette petite mise en scène n’a été organisée que pour le coincer. À bout de nerfs, il hurle à travers la salle :
- Je n’y suis pour rien. Vous m’entendez ? Pour rien.
- Tu es le dernier à l’avoir vu ! crie quelqu’un. Explique-toi alors !
- Je n’ai pas à me justifier ! J’étais déjà loin quand il est mort. En voici la preuve, tente-t-il en cherchant nerveusement le ticket d’un restoroute dans son portefeuille.
- Je t’ai suivi, réplique l’un d’eux. Je connais ton alibi !
- Eh ben alors ?
- Tanguy, tu es assez futé pour commanditer le travail.
- Non, non. Ça, jamais. Vous ne pouvez pas imaginer ce que Gonval représentait pour moi. Je n’y suis pour rien, répète-t-il en s’affaissant sur sa chaise.
Il se lève précipitamment, bouscule trois chaises en se dirigeant vers un homme bien précis, Pierre Dupuis, un des seconds de Jonas.
- Gonval et moi, nous avions établi l’ensemble des éléments qui pourraient faire un mouchard d’un de vos membres. Nous n’avions tous les deux aucune preuve mais Gonval devait avoir la confirmation par un piège qu’il avait tendu lui-même, pour déterminer le rôle de ce « curé ». À mon avis, il a dû en connaître la réponse dans l’heure qui suivait mon entretien. Tout ce qui a été émis ce jour-là a été enregistré. Je l’ai envoyé ce matin, par la poste, à deux d’entre vous.
- À qui ?
- Surprise ! Si je vous l’annonçais, leur boîte aux lettres serait pillée, ou la postière assassinée... et si cette clé n’arrive pas à bon port, sachez que j’ai plusieurs copies dispersées et confiées à des personnes que moi seul connais. Je n’agis pas de manière hypocrite, continue Tanguy. Gonval était d’accord sur l’enregistrement, une reproduction était en sa possession au cas où ce serait moi qui serais tué. Je désignerai à Jonas l’endroit où elle se trouve, il arrivera bien à me joindre. Vous y entendrez les doutes qu’émet Gonval sur un de vos membres et la fausse piste sur laquelle il l’a rendu. Si vous arrivez à me donner cette ultime preuve, le jour même ce « curé » sera incarcéré. Je vous le jure !
Le silence est encore plus pesant. Tanguy reprend son souffle. Il les dévisage un par un, arrête de nouveau son regard sur Pierre Dupuis et reprend :
- Je n’ai rien à me reprocher. Nous savions, Gonval et moi, que nous jouions avec le feu. Je ne m’en justifierai pas devant vous. Qui pensez-vous être à organiser ce genre de procès minable ? Messieurs les inquisiteurs ?
Yohann entre dans l’établissement, avec un large sourire. On vient de lui proposer un beau contrat, la rénovation d’une église dans le Morbihan. Sa mine se fige en palpant l’ambiance du lieu et son frère debout, devenu cette fois, rouge écarlate. Elle assiste à la dernière phrase prononcée très sereinement par Tanguy un léger sourire désabusé aux lèvres :
- Dieu reconnaîtra les siens.
- Que se passe-t-il ? demande-t-elle innocemment.
- Tu ne te souviens pas de moi, Yohann ? lance l’homme assis près de Tanguy. Il se lève et affiche un sourire avenant tout en écartant les bras pour l’embrasser. Je suis Jean-Claude, un vieil ami d’Alan, c’est moi qui lui ai vendu le goélette. J’ai appris ce qui vous était arrivé, c’est terrible.
Yohann opine, troublée :
- -Excusez-moi, je suis extrêmement peu physionomiste et mon père est mort, il y a vingt ans !!
Deux ou trois minutes plus tard, Loïc, le fils de Serge sort de l’établissement. Visant l’interpelle gentiment, le copain lui répond avec un sourire crispé. Il salue la fratrie, vise Tanguy et, d’un geste discret le menace de mort.
- Il est bien pâle, constate Yohann en le regardant s’éloigner. Puis observant son grand frère, ajoute: toi aussi ! Vous vous êtes disputés ou quoi ?
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