Un saut sans parachute

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  • Maman, y a le papa de Jonathas qui me propose d’aller avec lui dans l’avion, pour un tournage qu’il doit faire : je peux ? Dis oui, s'il te plaît ! insiste Nathan, en déboulant dans la boulangerie comme une bombe, directement suivi par son copain et le père de celui-ci, Jorge, accessoiriste.
  • Bonjour Camille, s’annonce-t-il. Je dois larguer des paquets au-dessus de la mer. J’ai promis à Jonathas qu’il pourrait venir et, somme toute, il me reste bien une place dans l’engin.
  • Dis oui, maman ! trépigne Nathan.

Camille lui sourit :

  • Si tu te fais aussi petit et discret qu’une souris !
  • YES ! crient les enfants en sortant aussi vite qu’ils sont entrés.
  • On sera de retour vers 18 heures, garantit le père en suivant les garçons.
  • Amusez-vous bien, lance Camille.

Jorge se retourne et ajoute :

  • Vous pouvez regarder le large, vers 15 heures : vous verrez les colis débarquer !

Camille entend l’avion passer et se dirige vers le jardin. En effet, les chargements se balancent pendus à un parachute. Elle se tient accoudée à la barrière de la terrasse en souriant.

« Les cinq ans passeront vite, se dit-elle. Les enfants en sortiront grandis. Au-delà des quatre langues qu’ils maîtriseront, des expériences comme celle-ci, ils n’en auront jamais ailleurs. Cette vie au village leur sera profitable à plus d’un point. »

Quelques techniciens prennent des images depuis la plage. La société organise de temps en temps ce type de tournage. Les prises sont alors vendues pour plusieurs films différents. L’équipe ne comprend pas grand monde, Camille repère les quelques habitués, Grégoire, Germain, le réalisateur, Jacques le scénariste et François le caméraman. Ils se sont basés non loin de chez eux, sur le faux sable. Sur leur gauche, elle remarque Hélène qui vient justement de sortir de sa maison en bikini super light. Elle se déhanche, regarde au-dessus de ses lunettes de soleil les hommes qui travaillent ; elle esquisse un petit bonjour de la main à Germain qui a tourné la tête par inadvertance. Il lui renvoie un léger hochement et reprend son boulot. Camille sourit de la scène. « Pauvre Hélène, se dit-elle, être si jolie et n’avoir aucun succès ! Le monde n’est pas juste. » Le scénariste répond franchement aux avances de la belle en lui promettant un rendez-vous. Quel dragueur ce mec ! poursuit-elle, en souriant. Elle commence à comprendre les propos de Paulette, c’est son client le plus collant ! Jacques furète tout le temps dans sa boutique, ajoute parfois un élément de décor et demande à Camille de l’aider. Camille a dû mettre un frein clair à ses ardeurs quand il a voulu qu’elle monte sur un escabeau pour déposer une série de pots de confiture au-dessus de son étagère. Depuis, il la laisse tranquille.

Grégoire a assisté à l’échange et agacé, soupire bruyamment. Camille s’en amuse en douceur. Dans l’échelle des dupes à la minauderie, Jacques triomphe sur le régisseur. Bon point pour ce dernier.

Grégoire sait que Camille est dans son dos, il la sent. Il n’en peut plus, c’est son os, Olivia a raison. Elle le fascine. Il ne parvient toujours pas à l’apprivoiser, il voudrait un mode d’emploi. Il glisserait bien derrière un arbre pour passer inaperçu, il maudit Germain de choisir régulièrement les lieux de tournage, non loin de la boulangerie. Il se demande pourquoi Hugues la surveille au point de cacher un micro sous le comptoir. Mari jaloux ? Il n’y croit pas non plus. Camille n’est pas du genre à se laisser conter et Hugues est loin de la couver des yeux. Il commence à se rendre compte que cette tour est sa prison, qu’elle n’en sortira pas.

Camille regarde le verso de Grégoire, tout ce que son recto camoufle. Elle aime bien. Il n’a émis aucun commentaire sur le micro au point qu’elle se demande s’il l’a vu. Il vient pratiquement tous les jours acheter son pain, parle peu, reste discret. Elle apprécie cet envers. Elle n’affirmerait pas pour autant que l’homme ne joue plus mais il l’amuse, un peu à ses dépens, certes. Elle n’en est pas gênée, puisque tout ceci n’est qu’un jeu et que c’est lui qui en a sorti les pions.

Elle a remarqué que Grégoire parle autant oralement qu’avec ses sourcils. Ils sont fort expressifs, rien qu’en les observant Camille arrive à déterminer son humeur. Au repos, ces deux larges traits apparaissent rieurs, ils offrent à Grégoire une allure affable alors qu’il en est parfois loin. C’est sans doute ce qui fait le charme de l’homme. C’est surtout ce qui intimide Camille.

Il y a quelques jours, Grégoire et Olivia avaient imaginé un jeu qui durerait vingt-quatre heures, ils avaient emmené tous les enfants à partir de 11 ans. Ils avaient dormi à la belle étoile. Ils leur avaient appris à se dissimuler pour pénétrer dans le camp adverse sans se laisser repérer. Paulette s’était improvisée cuistot, les ravitaillant en nourriture et boissons. La vieille couturière avait été l’instigatrice de cet événement, ayant sans doute surpris, tout comme Camille, la rage de Grégoire face aux dégâts qu’avaient occasionnés les garçons dans les branches. La veille, Paulette était venue dans la boulangerie faire ses commandes de pain pour l’occasion et quand elle avait appris que Simiane resterait au village, elle en avait été fort contrariée.

  • Hors de question que Simi n’y aille pas ! s’était-elle offusquée. C’est important pour elle !
  • Il faut bien qu’ils mettent une limite d’âge, avait concilié Camille. Je comprends qu’ils n’admettent pas les plus jeunes et ce n’est qu’un jeu, il n’y a rien d’important, pour elle, là dedans.

Paulette s’apprêta à argumenter la priorité de Simi pour qu’elle assiste au week-end puis, se ravisa en déclarant péremptoire :

  • Simi est très débrouillarde et autonome, j’en fais mon affaire !
  • Stop ! s’était interposée la boulangère. Grégoire va encore prendre la mouche ! Je marche perpétuellement sur des œufs avec lui, j’aime autant ne pas m’ajouter des bâtons dans les roues.
  • À part ça, vous y voyez un autre inconvénient ?
  • Non ! Mais je vous en prie, n’insistez pas ! Nos relations sont assez tendues comme ça !

Quand Grégoire vint chercher son pain cet après-midi-là, il proposa de prendre Simone avec eux, un enfant s’étant désisté…

« Sacrée Paulette, elle y est arrivée ! » se dit Camille en acceptant chaleureusement l’invitation.

Nathan et Simiane étaient revenus des étoiles plein les yeux, ne parlant que d’arbres, de camps et de stratégies tout au long du dîner.

Le jour suivant, elle avait remercié Grégoire de l’expédition. Il accueillit les remerciements avec un petit sourire timide, les sourcils courant sur le front dénonçaient étonnamment bien son embarras. La boulangère avait failli éclater de rire devant cette mine qui s’empourprait au fur et à mesure du compliment. Il finit par lui bredouiller son amour pour les arbres, d’une part et le plaisir qu’il avait eu à découvrir un monde, celui des enfants, dont il n’apercevait que les contours, ayant été élevé dans un milieu clos.

  • Un milieu clos ? s’était-elle étonnée.
  • Un père militaire, qui nous transbahutait de caserne en caserne.

Camille avait légèrement pâli. Elle s’en était raidie, connaissant trop bien les ramifications entre l’O.D.D. et l’armée. Grégoire avait perçu sa réaction et avait directement tenté de la rassurer en lui expliquant que s’il s’était engagé dans cette société, c’était justement pour échapper à ce milieu. Camille avait acquiescé d’un sourire crispé, extrêmement mal à l’aise.

Une fois qu’il avait quitté la boulangerie, Camille s’était raisonnée. Elle ne devait pas craindre grand-chose d’un type qui annonçait ouvertement qu’il avait été élevé dans une caserne. S’il avait une quelconque incidence sur leur affaire, il aurait tu cet élément. N’empêche, elle ne pouvait étouffer cette légère petite crainte.



*



Mains sur les hanches, Grégoire regarde les paquets se dandiner dans le ciel. « Ce n’est pas vrai, se dit-il. Paulette me donne quelques articles de ce mode d’emploi, mais la procédure est longue, trop lente. » C’est elle qui lui avait suggéré d’aller chercher son pain chaque jour. Elle s’était même énervée quand il avait refusé d’accepter Simone en argumentant que Camille l’enverrait à la gare, l’accusant de prendre sa fille en otage. Il n’osait pas le lui proposer.

  • Si tu veux qu’elle se déboutonne, tu dois aussi te déboutonner ! l’avait-elle tangué.
  • Se... me... déboutonner ? s’était-il offusqué, rouge pivoine.
  • Tu entends bien : vous êtes tous les deux coincés sous une armure rigide qui vous oblige à rester froids et distants. C’est pas comme ça que tu arriveras à l’apprivoiser ! À toi de retirer ton plastron le premier et fonce inviter Simone.

Se déboutonner. Il s’était largement dévoilé quand il lui avait parlé de sa jeunesse dans les casernes. Résultat des courses, Camille s’en était clairement raidie ! Cazzo, mais qu’est-ce qu’elle cache pour avoir peur de l’armée ?

Vaguement distrait, Grégoire dessine des arabesques avec son pied dans le sable en se souvenant de cet entretien. Son portable le réveille, il le prend, détermine son interlocuteur avant de décrocher. Il écoute la première phrase et lance un rapide coup d’œil dans la direction de Camille, puis se retourne vers l’avion.

  • François, occupe-toi de Camille ! hurle-t-il, emmène-la au ponton.

Il quitte l’équipe en courant et monte sur son quad qu’il démarre pour disparaître au bout de la plage. Camille entend son nom avec un horrible pressentiment qui lui glisse froidement le long de la colonne vertébrale. Un hors-bord se précipite déjà vers les colis qui flottent dans la mer. Camille peine à lever les yeux, elle flaire « l’accident ». Un étrange chargement a été largué, deux enfants gesticulent au bout d’un parachute.

  • Non, souffle-t-elle. Pas ça…

Elle sent ses forces l’abandonner quand Hugues la soutient par-derrière.

  • On vient de me prévenir, déclare-t-il. Ils ont déjà envoyé du secours. Ils m’ont assuré que les enfants ne risquaient rien, ils sont très légers.
  • Sauf qu’ils sont attachés à deux, ce n’est pas évident pour nager. Qu’ils doivent geler et que le parachute tombera sur eux comme un couvercle de casserole, énumère Camille avec horreur.
  • C’est de ta faute ! tu n’avais qu’à interdire à Nathan d’y aller ! murmure Hugues en quittant sa femme pour rejoindre le ponton.

Camille a à peine écouté les propos acerbe de son mari. Elle n’arrive pas à pleurer ou à hurler, elle est tout simplement paralysée par la peur.

François est abasourdi, il regarde la scène au-dessus de sa caméra. Puis se tourne vers Camille. Tous se sont tus, tétanisés. Sauf la coquette, qui pleurniche sur le côté. Le scénariste va la consoler tandis que le réalisateur ordonne :

  • Continuez de filmer. Ça peut toujours servir.

François fusille Germain, lâche la caméra et se dirige vers Camille. On entend le haut-parleur du hors-bord parler aux enfants. Ceux-ci se calment. Ils descendent doucement vers la mer. Deux hommes sont dans l’eau, prêts à les cueillir.

Sans aucune difficulté les garçons sont repêchés sains et saufs. François emmène Camille vers les secours, tout en lui bredouillant des propos qui se veulent rassurants. Le capitaine des pompiers rapporte aux parents :

  • Nous avons eu beaucoup, beaucoup de chance. Plus de peur que de mal ! Heureusement que votre fils a du sang-froid ! Jonathas lui doit la vie, il n’était attaché à rien. Il a fait de la voile, ou de l’alpinisme ?
  • Les deux, acquiesce-t-elle sans voix.
  • En plus, poursuit le sauveteur, s’ils avaient continué à gesticuler de la sorte, le parachute aurait pu finir en torche. Cela dit, ils sont en état de choc. Nous allons les mettre en observation. Un de vous peut-il nous accompagner ?

Camille regarde Hugues. Depuis la découverte du micro, elle demeure sur la défensive. Hugues a eu beau lui expliquer que c’était juste pour leur sécurité, au cas où il se passerait quelque chose dans la boutique, Camille doute. Hugues perçoit l’hésitation :

  • Vas-y, je reste pour Simone. Je te rejoins dès que possible.
  • Simi est chez Anna, demande-lui de la garder, murmure Camille encore verte.

On a hospitalisé les enfants dans une chambre à deux lits où ils se reposent sous une couverture chauffante. À côté d’eux, Camille vidée regarde par la fenêtre. Elle aperçoit au loin un groupe de policiers, embarquant un homme menotté.

Plus loin, à l’abri des regards, à l’ombre d’un énorme eucalyptus, Grégoire observe l’arrestation avant de se diriger vers l’hôpital.

Jorge entre comme une bombe dans la chambre. Il est mort d’inquiétude et ne dérage pas.

  • Je suis désolé, Camille, émet-il d’emblée. Je vous promets que le mec qui les a attachés de la sorte ne s’en sortira pas vivant.
  • Vous savez qui c’est ? demande-t-elle.
  • C’est un nouveau ! Il a été engagé, il y a trois jours. C’est lui qui a eu l’idée d’emmener les « niños" ! Il m’avait assuré qu’il avait déjà fait ça, qu’il était prof de voile. Il ne restera pas un jour de plus. Je vous le jure, garantit-il en s’asseyant.

Il tremble comme une feuille, essaie tant bien que mal de reprendre ses esprits.

  • Je n’ai jamais eu aussi peur, souffle-t-il.
  • Je vous crois ! constate-t-elle calmement.
  • Je les vois encore, continue le père perdu dans les images qu’il ne parvient pas à ranger. Emportés comme de simples fétus de paille. J’ai failli sauter pour les rattraper, heureusement que mon collègue m’a retenu !

Camille observe l’homme. Il transpire à grosses gouttes, il n’émerge pas de sa terreur.

  • Vous êtes aussi en état de choc. Je vais vous chercher un café ? propose-t-elle doucement.
  • Je veux bien, halète-t-il.

Camille revient, Hugues est arrivé et confère avec Jorge en demandant tous les détails de l’accident. Elle tend le gobelet en plastique et s’adresse à son mari :

  • Hugues, si vous alliez parler de tout ça dehors. S’il est important pour nous de connaître les causes réelles de cette mauvaise manœuvre ; il est primordial de ne pas affoler les enfants.
  • Oui, tu as raison. Cela ne vous dérange pas qu’on quitte cette chambre pour en discuter, Jorge ?
  • On en reparlera plus tard, je reste à côté de mon fils jusqu’à ce qu’il sorte d’ici !
  • Je vous confie le nôtre alors, propose Camille. Je vais rentrer pour Simi.
  • Vous gardez une sérénité remarquable, Camille, observe Jorge admiratif.

Elle esquisse un semblant de sourire sans rien ajouter. Elle, sereine ? Sûrement pas ! Comédienne, sans doute un peu. Elle a appris à cacher sa peur et cet accident n’est rien à côté de ce qu’ils ont vécu. Nathan est quelque peu sonné mais il est vivant et sans la moindre égratignure, elle a vérifié. Elle reste appuyée dans le coin de l’ascenseur. En fait, elle crève de trouille. Elle observe la carpette de la cabine, y cherche un refuge. Peut-être dans l’arabesque du fond à droite. Elle s’y calfeutre, elle ne veut plus bouger. Elle se met à pleurer. Toutes les larmes qui n’arrivaient pas à sortir tout à l’heure coulent à gros bouillon.

L’ascenseur s’ouvre au rez-de-chaussée. Elle reste à pleurer dans le replis du tapis. Elle n’a aucune envie de quitter son refuge. Pour finir, elle pousse nerveusement sur le bouton et sort comme un zombie.

Perdue dans ses pensées, elle ne remarque pas Grégoire qui discute un peu en retrait avec Olivia et un autre homme. Il s’interrompt, la regarde s’éloigner et finit rapidement la conversation pour la suivre. Olivia et l’homme se dirigent, eux, vers les chambres.

Camille immobile devant la route, se pose la question fondamentale : cet incident est-il un accident ? La porte se referme. Elle garde devant les yeux l’image de Nathan blanc, claquant des dents, en la fixant avec un regard désespéré. Non, ce n’est pas un accident, en déduit-elle. Camille regarde autour d’elle, pour s’orienter. L’hôpital est à deux ou trois kilomètres du village, escamoté dans une vallée, loin du centre de production. Elle n’est jamais venue de ce côté, elle tente de partir vers la droite. Grégoire sur son quad la dépasse.

  • Si vous voulez retourner au village, c’est dans l’autre sens ! dit-il.
  • Ah bon merci, dit-elle.
  • Montez, impose-t-il doucement. Je vous raccompagne.
  • Non merci, je n’aime pas trop ce genre d’engin, s’excuse Camille. Dites-moi juste le chemin à suivre.
  • Je ne suis pas fan non plus de ce véhicule. Je ne l’utilise que pour des raisons professionnelles, répond-il. Rassurez-vous, je roulerai lentement.

Trop abattue pour réagir, Camille grimpe dans son dos. Grégoire la dépose devant chez elle, sans autre commentaire. Elle murmure un « merci Grégoire » qui plaît à ce dernier. C’est la première fois qu’elle l’appelle par son prénom, aurait-il enfin franchi une étape ? Prudent, il n’ose l’affirmer, elle est trop atterrée pour rester sur ses gardes.

Camille regarde s’éloigner le quad. Tout à coup, elle réalise qu’on a téléphoné à Grégoire pour le prévenir de l’accident. Est-ce que cela fait partie de ses attributions ? Elle vérifiera auprès de Paulette. Par contre, elle se demande comment Hugues en avait été au courant presque avant le lâché, puisqu’il était derrière elle au moment où elle voyait les enfants se balancer au-dessus de la mer. Embourbée dans ses réflexions, elle les balaie, trop fatiguée pour les mener à bien et entre dans la boulangerie. Elle entend du mouvement dans le salon, s’y dirige prudemment et découvre Anna avec Simiane. Toute remuée, la fillette se jette dans ses bras.

  • Vous m’avez fait peur toutes les deux ! J’ai cru qu’on nous cambriolait !
  • Ici ? Impossible ! rit avec fracas l’Espagnole ! Excusez-moi de m’être installée chez vous comme ça. Simone est très inquiète pour Nathan, impossible de la garder à la maison, elle voulait être là quand il reviendrait.

L’institutrice a des cheveux ondulés d’un noir bleuté, attachés savamment par une pince. Sa toge met harmonieusement ses formes en évidence : seins généreux, épaules rebondies, hanches voluptueuses en dessinent une déesse grecque qui ne doit pas être loin des critères de beauté de l’époque qu’ils traversent. Camille en sourit, elle n’est qu’une petite araignée à côté d’elle.

Les deux femmes prennent un jus d’orange sur la terrasse. Plusieurs villageois viennent par la plage acheter une pâtisserie, pour avoir plus de précisions sur l’aventure des garçons.

  • Si je n’arrive plus à vendre mes tartes, plaisante Camille, je glisse sur une peau de banane et je me casse une jambe : les clients accourront pour avoir des détails de mon accident, je n’ai jamais vu des pipelettes pareilles !

Quand Hugues rentre avec Nathan, Simiane se jette au cou de son frère :

  • Tu m’avais promis de ne plus te mettre en danger, lui reproche-t-elle, boudeuse.
  • Quel serment ! admire Anna. On voit rarement un frère et une sœur si proches l’un de l’autre.

Nathan s’accroche à Simiane. Très anxieux, il ajoute rien que pour elle :

  • Viens, on va regarder la télé.

–

Les enfants sont très calmes pendant le dîner, trop silencieux. Simiane n’a pas faim, elle est aussi pâle que Nathan. Camille se doute que Nathan a révélé à sa sœur un élément de l’accident qu’il leur tait. Depuis qu’ils sont au village, ils sont peu devant l’écran et cette envie soudaine de dessins animés n’est pas spontanée. En Bretagne, quand on voulait parler sans être traqués par les micros, on allumait la radio ou n’importe quel poste pourvu que le son soit tonitruant. C’est ce qu’ils ont fait.

Hugues énervé par le bruit, est allé baisser le son. Il a éteint le poste rageusement quand il les a surpris tous les deux dans le lit, dos au poste.

Le soir venu, Camille et Hugues, assis face à la mer, sirotent un dernier verre de vin.

  • J’ai discuté avec Jorge, lui rapporte Hugues. Il ne décolère pas. On aura tous les détails, tu auras le pedigree de l’animal qui les a attachés à la mauvaise barre. On verra bien s’il faut s’alarmer ou non. Ce n’est sans doute qu’un accident malheureux. N’empêche, d’ici là, je resserre les boulons. Ne parle plus avec les villageois sans raison, évite d’offrir une tasse de café au facteur, ce mec n’est pas net.
  • Trop tard pour la tasse de café, c’est une habitude, mais je serai prudente, ne t’inquiète pas.
  • C’est quoi le pedigree ? demande Nathan dans leur dos.
  • C’est une façon de parler ! répond Hugues calmement. Je veux dire qu’on saura tout sur lui. Tu ne dors pas encore ?
  • C’est Loïc qui nous a attachés, dénonce l’enfant sans préambule.
  • Loïc ?
  • Le copain de Visant et Tanguy qui me donnait cours de voile.
  • Le fils de Serge ? s’étonne Camille.
  • OK ! Celui-là ne nous échappera pas, je te le promets, déclare Hugues en se levant. Il prend Nathan par l’épaule et ajoute : Viens, je vais te remettre au lit.

Camille les laisse partir et reste encore un moment sur la plage, seule. Si c’est Loïc, Tanguy ne doit pas être loin. Loïc avait filé du mauvais coton à la fin de son adolescence, essayant d’y entraîner Visant. Elle se souvient que Serge l’avait envoyé chez son frère pour qu’il se calme. Il était revenu, donnait quelques cours de voile à Douarnenez, se débrouillait pour vivre de quelques bricoles… Depuis le coma de Simiane, Loïc avait participé à quelques régates avec Tanguy.

  • Ho oui ! admet Camille à mi-voix. Si c’est Loïc, Tanguy n’est vraiment pas très loin de tout ça !

Paulette longe la plage et arrive à la hauteur de Camille. Elle observe Camille silencieuse, puis lui propose :

  • Camille, aimeriez-vous que je vous masse les pieds ?
  • Les pieds ? s’étonne Camille.
  • Oui, vous êtes esquintée et cela détend jusqu’au bout des cheveux ! Sans vouloir me vanter, je papouille très bien.
  • Vous êtes gentille, mais je n’en ai même pas le courage, refuse Camille.
  • Je serai toujours là… salue la vieille dame avant de prendre congé.

Camille regarde s’éloigner le lin blanc flottant dans la nuit. « Drôle de femme », se dit-elle. Le lendemain de la découverte du micro, elle l’avait attendue de pied ferme au bord de la mer. Paulette avait souri malicieuse, avait lâché un « c’était donc vrai ! » et lui avait appris qu’elle avait surpris une conversation entre « hommes » au pub anglais. Elle en avait été dégoûtée et voulait contrecarrer les plans des machos par solidarité féminine.

Camille poursuit son tour d’horizon en suivant les lumières du village. À l’ombre du pin parasol d’Hélène, quelqu’un l’observe. Elle continue à balayer des yeux les maisons voisines en faisant mine d’ignorer le guetteur. D’un pas calme et régulier, elle prend le chemin du retour avec la peur au ventre. Ce ventre qui se renoue encore et toujours. « Quand cela va-t-il s’arrêter ? », se morfond-elle, pour elle-même. En déambulant dans son jardin, elle lance rapidement un œil dans celui de sa voisine, elle ne serait pas étonnée que l’homme qui s’y camoufle soit Grégoire, même stature, mais la tête perdue dans les feuillages l’empêche de l’affirmer.

En entrant dans la maison, Camille perçoit quelques sanglots dans l’escalier. Simiane y est perdue entre les chambres, le menton tremblant.

  • Que se passe-t-il ? murmure-t-elle à sa fille en la prenant dans les bras.

Simiane se cache la tête dans la chevelure de sa mère et pleure silencieusement, mais abondamment. Camille la porte jusqu’à sa chambre. Elle la couche et s’assied au bord de son lit.

  • Si tu me racontais ce qui ne va pas, lui propose-t-elle tout bas.
  • Je ne veux plus dormir seule, souffle l’enfant, entre deux hoquets.
  • Tu aimerais qu’on demande à Nathan s’il accepte que tu dormes avec lui ?

Simiane acquiesce en remuant la tête frénétiquement. Camille se lève et se dirige vers la chambre de son fils. La main sur la poignée, elle entend clairement Hugues prononcer :

  • Tu as bien compris ? Je n’hésiterai pas !

Elle entre dans la chambre. Hugues est assis sur le bord du lit ; il se relève dès que sa femme en passe le seuil. Nathan le braque encore terrifié.

  • Tu n’hésiteras pas à quoi ? pose-t-elle doucement à son mari.
  • À dénoncer Loïc ! répond-il avec assurance. J’irai le voir demain.

Camille opine du chef en regardant son fils.

  • Nathan. On te défendra. C’est bien que tu nous aies dit que c’était Loïc.

Hugues sort de la pièce et se prépare à prendre sa douche. Camille observe Nathan qui la fixe terrorisé presque désespéré, il transpire à grosses gouttes.

  • T’as trop chaud ! J’enlève la couverture ? demande-t-elle. Cela te dérange si Simiane vient dormir dans ta chambre ?
  • Non, souffle Nathan, je veux vraiment bien.
  • OK, on va mettre un matelas. C’est quoi ces marques sur ton cou ? découvre Camille en caressant ses cheveux.
  • C’est rien, c’est pendant l’accident, rétorque-t-il très vite.

Camille n’est pas dupe, elle le dévisage sourcils froncés ; elle se doute qu’il ne se dévoilera pas plus.

Une fois les enfants endormis, elle se précipite sur son ordinateur. Peut-être Gonval lui en apprendra-t-il davantage. Elle surfe sur le forum, rien. Gonval reste épouvantablement muet.

Tandis qu’elle réfléchit à un message qu’elle pourrait lui envoyer de façon codée, une nouvelle fenêtre apparaît. Machinalement, elle clique sur le pop up :

- « Le vent tourne à Nantes, la météo en deux clics, cliquez ici pour en savoir plus. »

Trop fatiguée pour se prendre la tête avec ce style de message, Camille soupire en éteignant l’ordinateur.

  • J’écrirai demain, murmure-t-elle pour elle-même.

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