Quand le cinéma devient réalité

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- Simiane, murmure Visant, debout, dans la salle de cinéma.

- Assis ! crie-t-on derrière lui.

Sa copine le tire par la manche pour le rasseoir. Visant est tétanisé. Il est sûr, c’est sa sœur. Il ne regarde plus le film, il observe le décor. Oui, elle apparaît plusieurs fois, très discrètement, dans le fond de l’écran. Et puis cette scène, avec la femme du héros de dos, n’est-ce pas sa mère ? Elle se penche pour murmurer quelque chose à sa fille qui s’élance vers l’acteur avant qu’il ne meure. Oui, c’est Camille, il en est certain.

Visant quitte la salle et gagne les toilettes pour se mouiller la figure. Jade l’attend dans le couloir.

  • Eh bien, je ne te savais pas si émotif ! le taquine-t-elle.

Visant ne répond pas. Il est muet, il n’a pas rêvé. Toujours abasourdi, il dévisage la fille avec qui il comptait passer la nuit.

  • Je te ramène chez toi ? lui souffle-t-il, à peine sorti de sa torpeur.
  • Si tu veux, murmure la copine un peu déconfite.
  • Excuse-moi, on se verra un autre jour, mais là, je ne suis pas bien !
  • Je t’ai vexé ? demande timidement la jeune fille.

Visant se tait. Il laisse Jade à ses suppositions, il n’a rien entendu. Ils ont beau être dans la voiture, il est encore au cinéma, il a juste coupé le son. Devant ses yeux défilent les boulevards et petites avenues à une allure d’enfer, tant Visant est pressé de débarquer sa future ex-conquête. Une fois rendue, celle-ci vaguement boudeuse, ferme la porte bruyamment. Visant ne s’en aperçoit pas ; il démarre en trombe.



Yohann regarde son frère, légèrement exaspérée :

  • Maintenant ? Tu veux nous emmener au cinéma maintenant ? Je te rappelle qu’on a deux enfants qui dorment et pas de baby-sitter comme ça ! répond-elle en claquant des doigts.
  • S'il te plaît, c’est important. Allez-y et je garde les petites.
  • On peut savoir pourquoi ?
  • Le film est excellent. Je veux avoir votre avis.
  • S’il y a encore une séance à cette heure-ci ? demande Saïd, moi je suis d’accord !

Visant est impatient. Il déambule dans la maison de Yohann sans pouvoir s’asseoir plus de cinq minutes. Il a lavé toute la vaisselle et rangé toutes les vidéos ; il examine ensuite les jeux d’Anna-Lou, actionnant nerveusement tous les boutons de ses tableaux d’éveil. Il continue en jouant aux Legos de Leïla ; il entreprend la construction d’une tour. Yohann et Saïd reviennent enfin. Yohann est blanche. Elle s’effondre dans le fauteuil, complètement larguée.

  • Je comprends pourquoi tu voulais qu’on aille voir ce film ! C’est eux, t’as raison, lâche-t-elle. On retourne demain ensemble ? On mettra les filles chez la mère de Saïd.

–


*



Yohann n’arrive pas à se concentrer. Assise à sa table d’architecture, elle doit terminer un projet pour le surlendemain mais l’image de sa petite sœur la hante. En plus, Simiane parle, Yohann en est sûre. Plongée dans ses suppositions, elle n’entend pas Tanguy pénétrer dans son bureau, elle sursaute quand il est devant elle :

  • Tanguy ! souffle-t-elle. Tu m’as foutu une de ces trouilles !
  • Excuse-moi, j’ai pourtant sonné deux fois. Ta porte était ouverte, se défend Tanguy.

Il attend un temps, puis ajoute :

  • Je suis allé au cinéma hier soir…
  • Ah ? Qu’est-ce que vous êtes allé voir ? s’informe-t-elle, distraitement.
  • Le Foulard rouge, répond-il en fixant sa sœur.
  • C’est bien ? Martine a aimé ? continue-t-elle légèrement hésitante, le nez sur sa feuille.
  • J’étais seul. Ça ne va pas trop entre Martine et moi, précise-t-il, sans quitter Yohann des yeux.
  • Tu l'as vu?
  • moui, répond Yohann, sans quitter les yeux de son travail.

Tanguy l’interroge sur le film. Yohann est mal à l’aise sur sa chaise. Elle rate régulièrement son trait, gomme avec fracas, époussette son dessin, tout en répondant distraitement à son frère. Perdant patience, Tanguy lance :

  • Pourquoi tu joues à l’imbécile avec moi ?
  • Pourquoi, Tanguy ? s’énerve Yohann. Parce que depuis que j’ai vu ce film, je ne pense qu’à cette fillette. Oui, elle me rappelle Simiane. Mais ça me ronge, Tanguy, ça me fait encore vraiment très mal de visualiser une gamine de l’âge de ma sœur, vivante en pleine santé et qui parle alors que la mienne est décédée muette ! Voilà pourquoi je préfère ne pas l’évoquer.
  • Et si c’était elle ? propose-t-il.
  • Comment peux-tu suggérer un truc pareil ! Elle est morte, ta frangine. Elle a été tuée dans un second accident de la route tout aussi mystérieux que le premier. Et nous, on est orphelins à cause de crétins qui boivent en conduisant et qui sont assez lâches pour se barrer ! J’enrage toujours, Tanguy. Je n’ai rien avalé de cette disparition.
  • C’est ici que ça se passe ? demande Visant joyeusement en entrant dans la pièce.

Yohann regarde ses frères, tour à tour.

  • Vous vous êtes donné le mot ou quoi ?
  • Non, réplique Tanguy très calmement. C’est moi qui ai donné rendez-vous à Visant, ici.
  • Ah bon ? J’ai bof le temps, je suis en charrette, je te signale.
  • Et moi, j’ai une histoire à vous raconter, rétorque Tanguy toujours aussi serein et déterminé. Saïd n’est pas encore rentré ?
  • Il passe la soirée chez son frère.
  • Yohann, je veux bien que tu nous offres une tasse de thé, impose Tanguy. Je téléphone à Saïd.

De mauvaise grâce, Yohann descend et prépare un plateau. Une fois Saïd arrivé, ils s’installent dans les fauteuils.

  • Alors, cette histoire ? râle-t-elle encore.

Tanguy triture sa cuillère en hésitant sur la manière dont il va commencer son récit :

  • Dans son grand lit d’hôpital, se lance-t-il, Simiane avait les yeux grands ouverts, baignés de larmes. À côté, Nathan lui avait pris la main et pleurait doucement. Je suis entré à ce moment-là. Je ne comprenais pas les petits si démunis alors que j’étais prêt à hurler de joie en la voyant sortir du coma. Nathan s’est précipité sur moi, a fermé la porte et m’a sommé de me taire. Puis il m’a raconté l’accident en chuchotant. Il m’a désigné l’assassin en l’homme en robe noire qui me saluait si gentiment. Celui qui m’avait proposé de me joindre aux veillées de prière. Nathan m’a décrit le piège qu’il était en train d’abattre sur eux. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir, cinq étages en dessous, le curé qui prenait des nouvelles si délicatement de ma sœur, était disposé à finir son travail… Alors, j’ai mis au point un plan avec les petits : Simiane restera muette.

" Je suis redescendu et j’ai joué le jeu. Nardolé est devenu mon père spirituel, je me transformais plus tradi que les tradis. Il m’a pistonné au boulot, pour me surveiller de plus près, j’ai eu droit à un bureau à moi. Trois mois après, j’épousais la belle Martine et je vis donc encadré par ses sbires…

« Ce n’est pas suffisant à leurs yeux, ils craignent que Nathan parle. Mon beau-père coince Nathan dans la cabane de son jardin, lors du dîner des présentations ; il ajoute un chantage odieux sur l’ensemble de notre fratrie. Pour prouver au gamin qu’ils ne plaisantent pas, la voiture de Visant est fracturée ; votre téléphone assiégé. Nathan en perd le sommeil. Quinze jours plus tard, il me téléphone sur mon portable à deux heures du matin. C’est alors que j’ai organisé leur fuite. Je peux vous dire où ils sont. »

  • T’es pas drôle, Tanguy, balance Yohann au bout d’un moment. Je ne peux rien avaler de cette histoire.
  • Mais oui, tu peux l’avaler, Yohann. Je peux t’en donner tous les détails. Je peux t’expliquer le rôle de chaque personne du village. Celui de Gonval, de sa bonne, de Serge, de la postière.
  • Tu l’as… commence Saïd en prolongeant le « as » n’osant pas prononcer le verbe suivant.
  • Non ! claque-t-il. Je ne l’ai pas éliminée. Je n’ai tué personne. La maison est truffée de micros, maman vous l’a écrit. Souvenez-vous, j’ai insisté pour récupérer ce courrier le plus vite possible. À partir du moment où elle avait parlé du courrier des parents, elle était en danger. On était étroitement surveillés. Je me doutais que si la maison avait été vidée, c’était pour en détruire tous les indices qui pouvaient s’y cacher. Maman se savait sur écoute. Quand elle a évoqué le trousseau perdu pendant le déjeuner, c’est pour qu’on ne touche pas à nos chambres ! Ensuite, elle a collé les clés dans la bouilloire, afin qu’il n’y ait que vous qui puissiez découvrir ce dossier. Elle avait organisé tout ça avec Gonval. Sauf la lettre glissée dans le dossier. Ça elle ne l’a écrite qu’au moment de partir.

Saïd, Yohann et Visant regardent leur frère, estomaqués.

  • C’est quoi, ton plan, Tanguy ? finit par souffler Visant. Si tu sais où on en est, pourquoi tu ne rentres au port que maintenant ?
  • On ne s’attaque pas à l’O.D.D. comme à un sanglier qui charge !
  • Qui a tué Gonval ? demande Yohann assez agressive.
  • À mon avis, le même que celui qui est derrière les micros et cet animal n’agit pas pour l’O.D.D., même si celle-ci n’est pas mécontente du résultat : Gonval était haut placé dans ce maquis. C’est celui qui rôdait autour de la maison pendant nos vacances.
  • On n’a vu personne !
  • Les croissants du matin, le kouign amman... ça ne vous dit rien ?
  • Loïc ? souffle Visant.

Tanguy leur raconte la scène de la crêperie. Il explique la protection à laquelle il a eu droit, le temps qu’ils vérifient ses dires, qu’ils écoutent l’enregistrement. Il raconte ensuite la vengeance de Loïc sur Nathan et son incarcération au Maroc.

  • Pourquoi tu ne sors du bois que maintenant ? répète Visant, toujours aussi pétrifié.
  • Pour une montagne de raisons. La première est que j’ai besoin de vous pour les garder à l’abri. Simiane apparaît à l’écran, or pour l’O.D.D., ils étaient morts. Ils ont relâché la surveillance dans vos maisons. L’affaire est close, mais si par hasard quelqu’un vient à les reconnaître, je doute qu’on les laisse tranquilles. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi les parents ont permis aux caméras de s’approcher de Simiane, mais je le saurai ! La seconde raison est que je n’en peux plus, je vis un enfer près d’une femme que je n’aime pas, je me suis isolé de vous pour mieux vous protéger, mais ce n’est plus nécessaire, vous êtes hors de danger.

Yohann, Saïd et Visant se regardent longtemps, encore sur le coup. Tanguy les laisse digérer.

  • O.K., décide enfin Visant, je te suis. Je te préviens Tanguy, si tu nous roules, je te tue !
  • Ça, ça m’étonnerait, sourit l’aîné soulagé. Mais ne t’inquiète pas, Visant, tu peux avoir confiance en moi. Yohann et Saïd, ajoute-t-il en se tournant vers eux, ne vous sentez pas obligés, ce que je viens de vous balancer, vous le saviez déjà. Je comprendrais aisément que…
  • Arrête, interrompt Saïd agacé, tu peux bien sûr compter sur nous !
  • Ne craignez rien, je ne prendrai aucun risque ni pour vous, ni pour vos filles.

Tanguy souffle apaisé, hésite un instant et lâche :

  • Merci.
  • Quel est ton plan ? demande Visant.
  • J’ai enfin surpris Martine dans une position plus qu’embarrassante, avec mon pseudo père spirituel ! répond Tanguy joyeusement. J’attendais ce moment avec impatience, je suis rentré hier soir un peu plus tôt que prévu avec quatre collègues pour travailler sur un nouveau projet. Nous sommes tombés « par hasard » sur Nardolé en toute petite tenue. Mes quatre amis avaient besoin d’une promotion mais moi, le pauvre mari trompé, je reste inconsolable. Seul, le cinéma me distrait. Alors, l’amant de ma femme me propose que, pendant qu’il s’envoie en l’air, j’occupe mes soirées en visionnant des films avant qu’ils ne passent sur l’écran. Je suis son adjoint à la censure et vous allez devenir cinéphiles !

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