Le jeu du matou
Camille goûte à ce moment de calme, après avoir couché les enfants. Seule, un verre de yaourt en main, elle est assise devant la mer. Il fait noir, très noir. La lune a disparu derrière un énorme nuage, peut-être y aura-t-il un peu de pluie cette nuit. Camille s’est enveloppée dans cette obscurité, comme on se calfeutre sous une couverture. Elle regarde un morceau de bois flotter sur les vagues en laissant dériver ses pensées avec lui.
Cette planche, encore plus sombre que cette mer d’encre, ressemble étrangement aux ennuis qu’elle essuie.
Nathan et Simiane ont refermé solidement leur boule de verre avec le château enneigé autour d’eux. Ils ne jouent plus qu’à deux, évitent de traîner après l’école ou ils restent au milieu du groupe d’enfants. Ils sont de nouveau dans ses jupes, ils ne vont à la plage que quand elle y est et ils ne s’éloignent jamais d’elle, à la maison. Même Hugues leur fait peur. Ils dorment dans le même lit, Nathan a été jusqu’à suggérer à sa mère d’occuper le matelas qu’elle avait installé pour Simiane. Camille lui avait promis qu’elle s’y coucherait si elle se sentait menacée mais tenait actuellement à garder son espace. Le facteur avait donné un vieux verrou qu’ils ont placé dans leur chambre, leur mère avait dû batailler pour qu’ils ne s’y enferment qu’en cas de danger imminent et ne elle l’avait obtenu qu’en mettant la clé autour de son cou.
Camille est certaine qu’il s’est passé quelque chose à l’hôpital, le jour du parachute, entre son départ et celui de Nathan. Elle est sûre que Nathan n’avait pas ces marques rouges autour du cou, dans son lit, Hugues prétend les avoir vues. Est-ce Jorge ? Un infirmier ? Un complice de Loïc qui serait venu le menacer ? Tout est possible : Hugues lui a avoué qu’il avait dû s’absenter pendant dix à quinze minutes de la chambre, le temps de remplir les papiers et de se prendre un café. Connaissant Hugues, ces dix minutes ont duré une demi-heure ! On a remis Nathan sous un joug insupportable, mais il résiste. Seul. Elle le voit se débattre, brave chevalier, pour protéger sa sœur. Nathan se tait. Il maigrit. Il est anxieux. Il nage trop loin dans la mer. Beaucoup trop loin. L’autre jour, elle a dû crier solidement pour le faire revenir. Olivia, passant par hasard par là en planche à voile, l’avait hissé et ramené jusqu’à la rive.
- Tu vas plus refaire ça, hein? avait émis Simiane en pleurant à gros bouillon.
- C'est juste vraiment trop dur, a soufflé Nathan. Excuse-moi, je le referai pas.
- J'vais pas m'en sortir toute seule, a murmuré Simiane juste pour son frère.
- Pardon, pardon pardon a répété sans arrêt Nathan en pleurant à gros bouillon.
Ils se sont pris dans les bras et ont continué à pleurer ensemble. Camille s'est assise avac eux en les prenant dans les bras. Ils sont restés sans bouger, tellement perdus dans ce qu'il venait de se dire. Elle n'a rien ajouté. Hugues est arrivé. Nathan s'est dégagé des bras de sa mère, il a adressé à Hugues un regard qu’elle n’est pas arrivée à déchiffrer, sinon qu’elle y lisait une grande crainte. Narquois, Hugues a juste demandé :
- Alors ?
- D’accord, a soufflé le gamin, en fixant ses pieds.
Camille n’avait pas compris sur l’heure ce qu’exigeait Hugues pour que Nathan réagisse ainsi et elle n’en sut pas davantage après. Les deux enfants sont rentrés directement sans un mot de plus. Camille voulait qu’il lui explique ce semblant de dialogue qui ressemblait plus à une sorte de sommation déguisée.Il n'a pas répondu, il est rentré directement par l'atelier.
las de l'attitude d'Hugues, elle est allée retrouver les enfants dans leur chambre. Les deux étaient plongés sur un dessin qu’ils terminaient en silence. Camille a essayé de tirer les vers du nez de Nathan, rien à faire, il ne s’est pas délié. Elle passa son regard, par hasard sur la feuille de Simiane, vit le coloriage entamé qui semblait cacher une phrase écrite avec le même feutre que la couleur dans laquelle il était colorié. Elle s’apprêtait à l’observer de plus près quand Simiane le déchira en petits morceaux prétextant qu’il était raté. Camille la fixa, estomaquée.
- Je t’en ferai un autre ! promit-elle rapidement.
Camille pencha un peu la tête en scrutant sa fille. Les deux paires d’yeux étaient trop suppliantes pour qu’elle approfondisse la question. Hugues a imposé qu’ils n’écoutent ni la télé, ni la radio.
Pendant le dîner, Nathan avait demandé d’une toute petite voix à sa mère s’il pouvait dormir à l’atelier. Elle avait catégoriquement refusé. Nathan et Simiane semblaient être soulagés, Hugues s’était levé un peu rageur, sans qu’elle comprît pourquoi. Il y a un jeu tortueux entre son mari et les enfants. Camille se pose de plus en plus de question au sujet de son compagnon.
Devant les personnes extérieures, Hugues est tout mielleux, père exemplaire, mari attentionné, mais dès quelles ont tourné les talons, son verbe devient atrocement violent. Il sort tous les soirs entre huit heures et minuit, revient souvent éméché. Il ne l’a pas encore frappée mais il n’en est pas loin. Qu’est-ce qu’il lui prend ? Elle ne comprend pas pourquoi. Hugues s’éloigne petit à petit de son rôle, elle doit assumer beaucoup trop à la boulangerie. C’est elle qui allume le four à deux heures alors qu’il dort encore. Puis elle doit se réveiller à six heures trente pour en retirer les pains de la régie que le coursier vient chercher à sept. Hugues n’a pas le temps de s’en charger à ce moment-là. Enfin, c’est ce qu’il prétend. Entre les clients, elle confectionne les tartes et les sorbets. Camille se sent perdue ; si Hugues craque, il est capable de partir en les plantant là.
Il y a aussi ses grands « chatons » dont Gonval ne donne plus de nouvelles. Les aînés lui manquent. Testant leur force de vie de temps en temps au pendule, elle se doute qu’ils vont bien, mais ce n’est plus suffisant.
Et puis, Tanguy. Tanguy la hante. Elle ne peut pas imaginer son fils de mèche avec les criminels et pourtant les faits sont loin d’être en sa faveur. Loïc a reconnu l’accident qu’il regrette tant. Il attendra son procès à l’ombre de ce pays avant de pouvoir être extradé pour purger sa peine dans une prison française. Hugues a essayé de le voir en vain, il est revenu trois heures plus tard, Loïc a refusé net l’entretien. La seule question à laquelle il a répondu est « oui, je vois encore souvent Tanguy, nous avons fait une régate, juste avant de débarquer au Maroc. D’ailleurs, rassurez-vous, c’est Tanguy qui me sortira de là ! »
Égarée au milieu du flot de ses réflexions, Camille ne l’entend pas venir. Elle voit ses baskets se planter à côté d’elle et relève la tête. Grégoire la toise les mains sur les hanches, sûr de lui, exactement dans la même position que quand il donne des instructions à Olivia. La nuit est trop profonde pour qu’elle puisse vraiment déceler la forme de ses sourcils qui l’enseignerait à coup sûr sur ses intentions. De toute façon, elle n’a aucune envie de jouer. Qu’est-ce qui va encore lui tomber sur la tête ? Ça la pompe. En un coup, la lune, sortie de son nuage, éclaire la plage. C’est comme si Grégoire avait soulevé brutalement sa couverture. Il ne se prive pas pour surprendre ce qui se dissimulait sous l’édredon, il parcourt son corps, il ne peut pas s’en empêcher. Ça énerve Camille. Quand est-ce qu’il captera qu’elle n’est pas un morceau de fromage ? Elle en a marre, elle n’a pas le cœur à répondre. Elle n’a aucune envie de lui parler.
- Bonsoir Monsieur, soupire-t-elle malgré tout, entre ses dents.
Les sourcils en accent circonflexe, Grégoire est déconfit. Il escomptait qu’elle ne l’appellerait plus « monsieur », c’est raté. Tout en courant le long de la mer, il avait aperçu cette petite boule noire un peu plus noire que le reste de la nuit. Il avait espéré que ce soit elle et il ne s’était pas trompé. Elle était seule, c’était si rare. Il s’était approché lentement pour ne pas l’effrayer, il s’était fiché dans le sable, simplement, en attendant qu’elle le remarque pour pouvoir l’aborder gentiment. Il sait ce qui se prépare et il veut l’en avertir.
La lune avait découvert le visage de Camille. Plus que jamais, Grégoire en avait été troublé. Ce visage exprimait tout ce qu’elle endurait. Sa crinière noire, pour une fois libérée, suivait le mouvement de sa tête et dessinait l’écho de ses tristes réflexions. Démuni par ce qu’il venait de surprendre, Grégoire avait rapidement détourné son regard, l’avait glissé jusqu’à ses pieds.
Voilà qu’elle en profite pour remonter dans son mirador. Pour qui se prend-elle à camper aussi haut dans sa tour, à jouer la douairière ? Elle exagère. Pourquoi refuse-t-elle de regarder les efforts accomplis depuis leur première échauffourée dans la boulangerie où elle l’avait traité de trompette en se constituant potiche ? Ça le pompe. Au boulot, on avait charrié le régisseur et, il l’avoue, il ne l’avait pas volé. Qu’on le surnomme trompette l’avait évidemment froissé, mais beau joueur, il avait laissé courir ; d'ailleurs, au bout de deux heures, l’équipe technique s’en était lassée. Par contre, le sobriquet de « potiche » était resté sur le dos de Camille, et ça, il ne peut plus le supporter. Ça l’énerve. Il s’était encore fâché ce matin même, sur le plateau du tournage, parce qu’un assistant avait parlé d’elle en l’appelant « potiche ».
Il n’affectionne pas plus le plan de Jacques. Il lui avait reproché d’avoir demandé à François et pas à lui d’accompagner Camille sur le ponton. Il s’en serait fait un honneur, tandis que François a mâchouillé des mots sans la réconforter. Dans son dos, le scénariste ne l’appelle que potiche, mais devant elle, il prolonge ces jeux de jambes comme une mouche autour d’un fromage. Ça le crispe !
Sans y penser et sûrement à cause de l’attitude de Jacques, il lui balance sans aucun préambule, la même phrase que celle de Jacques quelques heures plus tôt :
- On a apprécié le rôle de la pot...
Il s’interrompt, honteux, se mord les lèvres.
- De la potiche ?
Pourquoi l’avoir interpellée sous son sobriquet ? C’est malin ! se demande Grégoire. Avec elle, c’est chaque fois pareil, une phrase égale une bourde. Bonjour l’éléphant !
Camille détourne le regard pour le recentrer sur son bâton qui doit encore dériver quelque part.
- Le film est sorti, se reprend-il, il fait un tabac.
- C’est le moindre de mes soucis.
- Je ne crois pas, reprend Grégoire imperturbable. Vous voulez un conseil ?
- Un conseil de votre part ? lance-t-elle, dubitative.
- Et pourquoi pas ? réplique-t-il, pincé.
Grégoire est d’une susceptibilité qui amuse Camille, mais là, elle n’est pas d’humeur à rire. Elle se lève pour se mettre à sa hauteur, en soupirant profondément, prend le temps d’ajuster sa robe et d’en enlever le sable. Elle lui fait face, s’apprête à lui répondre, quand elle voit au loin l’homme qui l’épie chaque nuit. Elle en est troublée, elle passe de Grégoire à la silhouette, sans bien comprendre. Grégoire se retourne, cherche sur la plage ce qui intrigue Camille, puis il la fixe attendant une réponse qui claque, aussi sèche que prévisible :
- Votre réputation vous précède, Monsieur.
- Ma réputation ? Je ne vous imaginais pas si attentive aux rumeurs, riposte-t-il, arrogant.
Camille rougit. Elle qui s’est battue pendant des années contre les bavardages à son sujet, tombe à fond dans le panneau. Que connaît-elle de lui, si ce ne sont les commérages de quartier ? Grégoire ne la quitte pas des yeux, il remarque directement le désarroi de Camille et esquisse du bout des lèvres un semblant de sourire, marquant le pas qu’il accomplit vers la case suivante. Ce mini sourire exaspère au plus haut point Camille qui rétorque cinglante :
- C’est quand la fin de la récré ?
Grégoire lève le sourcil gauche sans répondre. Ça, c’est signe de dépit. La fin de la récré. Il en est vaguement gêné. C’est vrai qu’il a joué, mais là il voulait juste la prévenir. L’accoster dans la nuit fait-il partie de son jeu ? Peut-être, parce qu’elle est seule, surtout parce qu’il l’a appelée potiche... Silencieux, il la dévisage, sans trouver d’arguments pour sa défense. Elle lui lance un petit rire sec et sarcastique.
- Voilà une réponse qui en dit long ! Parfois, rarement, je vous l’accorde, la réputation devient une constatation.
Grégoire reçoit la réplique de plein fouet. Il fulmine.
- Vos constatations sont plutôt hâtives, Camille. Vous laissez des indices qui me permettent de vous donner un conseil.
Camille est verte, pince ses lèvres, le toise tout aussi fumante. Elle tourne les talons, et rentre aussitôt chez elle. Grégoire fixe le verre de yaourt perdu dans le sable, sans bouger d’un pouce. Décidément, cette femme déjoue chaque fois ses plans. Il s’était juré de commencer à l’apprivoiser ; voilà qu’il est arrogant là où il veut être conciliant, grinçant au lieu de bienveillant. Quel pachyderme ! Il se sent nigaud, recule de trois cases. Il la suit des yeux, observe sa démarche, regarde la maison. Il voit dans la véranda Hugues qui a guetté l’échange. « Bien surveillée, cette nana ! Il la serre de trop près, nettement trop près… » Contrarié, il ramasse le verre de yaourt et s’en va.
- Qu’est-ce qu’il te voulait ? demande Hugues à sa femme, une fois que celle-ci le rejoint.
- Rien d’inquiétant, lâche-t-elle de mauvaise humeur, en se dirigeant vers sa chambre.
- Fais gaffe à ce mec, il est partout, même sur Internet ! Désormais, évite l’ordinateur. D’ailleurs, tu n’en auras plus le temps ; dès demain, je t’apprendrai à faire les viennoiseries. Cela t’occupera.
- Hugues, entre les clients, je fais les tartes et les sorbets. J’ai déjà les enfants, le magasin et le four. Pourquoi ça ne va plus ?
- Je m’occuperai des enfants...
- Ça, jamais ! ce n’est pas dans notre contrat.
- Ça me soulagerait, argumente-t-il, je suis vraiment très fatigué.
- Si tu sortais moins, tu arriverais à te lever ! dit-elle en montant l’escalier pour rejoindre sa chambre.
Hugues l’attrape par le bras et lui fait descendre les trois marches à la fois. Camille tombe devant lui. Il la prend par les cheveux ; il la relève durement ; approche son visage du sien. Camille sent son haleine chargée d’alcool ; elle ferme les yeux.
- Ne te mêle pas de ça, tu veux ? grince-t-il. C’est même pas une demande, c’est un ordre.
Il la pousse contre le mur ; il glisse une jambe entre les siennes. Camille a tout à coup très peur. Elle ne veut pas les croissants, c’est trop mais elle le fera. Elle le fixe, anéantie.
- D’accord pour les croissants, murmure-t-elle, vaincue, mais tu ne t’occuperas pas des gosses.
À ce moment-là, Éric frappe à la porte de la boulangerie. Hugues libère Camille et fait entrer le comédien. Il l’invite à prendre un verre en envoyant Camille à la cuisine pour chercher les boissons. Camille se frotte la tête. Dans sa chute, elle s’est cogné à la rampe de l’escalier ; ça lui fait mal. Elle sort trois verres et une bouteille qu’elle dépose sur un plateau, les mains tremblantes. Tout à coup, elle voit la silhouette s’approcher de la fenêtre. Elle attrape le plateau ; on frappe au carreau. Sans se retourner, Camille file au salon, la peur au ventre.
Le comédien raconte qu’il a accepté le premier rôle dans un prochain film qui se déroule dans un monastère. Il camperait un ermite qui recueille une petite fille…
- Oublie tout de suite, le coupe Camille. C’est non !
- Mais pourquoi ? Simone a si bien joué la dernière fois, et ça me ferait tellement plaisir, insiste-t-il.
- C’est non, Éric. Là, elle quitterait le titre de figurant, alors tu tires un trait. C’est sans appel ! Prends la petite Adeline, elles sont du même acabit. Elle est adorable et si drôle.
- Je veux Simone, s’obstine-t-il. Depuis que j’ai lu le scénario, je ne pense qu’à elle, c’est un rôle sur mesure pour ta fille. C’est pour jouer avec elle que j’endosse le moine.
- Tu n’auras jamais ma permission.
- Mais de quoi avez-vous peur ? s'écrie Éric.
Camille et Hugues se taisent en même temps. Ils fixent Éric sans rien ajouter. Éric leur propose de réfléchir encore quelques jours.
Camille monte à son bureau. Avant d’allumer l’ordinateur et la lumière, elle regarde dehors. L’homme est toujours à son poste, cette personne la guette ainsi tous les soirs. Camille l’avait pris pour Grégoire jusqu’à ce soir. C’est bien cet homme-ci qui arrivait du bout de la plage. Elle l’observe plus longuement : il n’a pas la même coiffure, comment a-t-elle pu les confondre ? Celui-ci a une perruque. Ça pourrait être Jacques, détermine-t-elle. Purée, quel pot de colle, ce mec ! Elle peste d’avoir été aussi peu perspicace, laissant le sale rôle à Grégoire. Il n’a pas tort, elle est entièrement tombée dans le panneau des commérages. L’homme l’aperçoit et sort de sa cachette en regardant la fenêtre. Camille lâche le rideau et s’en éloigne instinctivement. Elle hésite à allumer son PC mais elle veut avoir des nouvelles de Gonval. Il faut qu’ils puissent communiquer.
« Le matou arriverait-il à endormir la chatte ? » est un nouveau sujet de discussion dans le forum. Il est lancé par quelqu’un dont le pseudo est « Loup de mer ». Camille panique. Qui est ce loup de mer ? C’est sans doute Jonas. On lui avait dit qu’il était imbattable en informatique. Gonval aura dû lui avouer ce dernier lien vers la France. Et le matou dont il parle ? Serait-ce Tanguy ? Pourquoi à présent, en veut-il à Yohann et Visant ? Auraient-ils reconnu Simiane au cinéma ? Si c’est le cas, Grégoire est avisé par des éléments que cet homme n’est pas censé connaître. À moins que ce ne soit Grégoire, ce matou… Très possible après tout.
Il y a une réponse au sujet du forum, écrite deux ou trois heures après le lancement de la discussion :
« C’est à la chatte de garder ses chatons près d’elle, tant que celle-ci ne les rassemble pas, les matous seront méchants ».
Non. Ça, c’est Grégoire. Comment sait-il qu’elle communique par ce forum ? Hugues a raison, ce mec est partout. La connexion à Internet est octroyée à chaque famille aux Plateaux. Celle-ci est captée pour l’intégrité du domaine et filtrée afin d’éviter les virus et autres problèmes. L’ensemble du système informatique est géré par une équipe de techniciens, les ordinateurs sont offerts à tous et subissent un entretien régulier par cette section. Ce serait plus que possible que Grégoire puisse avoir accès aux discussions sur la Toile.
La réponse est signée « Alpen-mannstreu ». Elle cherche directement la signification de ce pseudo : chardon bleu des Alpes. Un chardon ou la reine des Alpes, pourquoi un pseudo pareil ? Le chardon d’accord, mais uniquement si c’était elle qui lui avait choisi. Peut-être se prend-il pour le roi des Alpes... se dit-elle avec un sourire moqueur. Elle écrit directement une réponse, sous son pseudo, « Baguette » :
« D’après le véto, les matous traînent le long de toutes les gouttières, mais les chattes ne sont pas dupes, elles iront voir ailleurs… »
C’est une réponse pour Gonval, il comprendra que le forum est désormais obsolète. Ils passent au plan B. Camille recevra un pop-up d’ici quelques jours, une pub, elle ne sait laquelle, qui lui donnera un autre lien où ils se retrouveront pour plus de détails.
- Miss Camille, aujourd’hui n’est pas un jour ordinaire, proclame le facteur joyeusement, en agitant la lettre devant lui alors que Camille sort de l’atelier, la tête couverte de farine.
Elle retire son tablier et elle avise le facteur, heureuse de cette pause. Le Mister James la dévisage inquiet tandis qu’elle ouvre l’enveloppe.
- How ! Vous êtes pleine de farine, vous travaillez en bas maintenant ?
- C’est Hugues, il n’en peut plus, lui répond-elle. Il m’a demandé de me charger des viennoiseries… Notez, je suis censée ne pas avoir un gramme de farine sur moi ! Hugues en est furieux. Il ne me trouve pas trop douée ! ajoute-t-elle en découvrant une coupure de journal.
- Et vous vous en sortez ?
- -Faut bien..., murmure-t-elle en lisant l’article :
« La commune de Douarnenez
ses paroissiens,
sa famille,
le doyenné du canton
ont la profonde tristesse
de vous annoncer le décès inopiné de
Gonval Louarec,
ce mercredi 30 juillet »
- Oh non, pas Gonval ! murmure-t-elle sous le choc en s’appuyant au comptoir.
Elle devient pâle, les lèvres bleues. Gonval est le seul homme à l’avoir soutenue à la mort d’Alan. C’est grâce à lui, si elle a pu garder les grands. Il a joué le rôle de grand-père auprès d’eux, l’a aidée à reprendre pied dans la vie en l’initiant à la géobiologie. Camille lui doit beaucoup, cette mort l’accable au plus profond d’elle-même.
- Ce n’est pas une bonne nouvelle, constate le facteur doucement.
- Non, en effet. Un vieil ami est mort… explique-t-elle, C’était plus qu’un ami, c’était... c’était vraiment le père que je n’ai jamais eu.
James est surpris, embarrassé par cette confidence sous le choc de l’émotion. Il en est complètement perdu. Lui qui aimerait tant que Camille lâche quelques bribes de son passé, pour qu’il puisse avancer dans son affaire, a un mal fou à réagir à ce morceau de vie qu’elle dévoile sans s’en rendre compte.
- Sincères condoléances, Miss, s’incline l’homme en tapotant l’épaule de la boulangère.
Il reste la main sur l’épaule le temps d’une pause et l’observe en silence ; il remarque un drôle de bleu sur son avant-bras ; cela lui donne quelques frissons. Le ventre noué, il la détaille ; sur son front, un autre bleu est vaguement caché par la farine. Une sourde colère monte en lui. La violence conjugale, il connaît que trop bien. sur le coup, il ne peut rien faire.
- Courage, chuchote-t-il en guise de salut.
Il s’arrête un instant devant la porte ; il se retourne et doucement murmure :
- Miss Camille, pensez aussi à vous, vous ne devez pas vous charger de trop de travail. Vous m’avez dit, il y a quelques jours, qu’entre le four et les commandes et le magasin, vous ne pouviez dormir que 4 heures d’affilée. Vous savez que le manque de sommeil joue sur le système nerveux ? Vous allez droit à la catastrophe, Camille.
- Je n’ai pas vraiment le choix, émet-elle fataliste, mais ne vous inquiétez pas, je m’en sors très bien.
Le facteur s’apprête à réagir puis se ravise, la main un peu plus crispée sur la poignée. Il se retourne encore une fois et, dans un dernier élan, vrombit entre ses dents :
- Je me doute bien que vous n’avez pas le choix, nom de bleu ! Camille, ne présumez pas de vos forces,le manque de sommeil est une torture. Je peux vous aider !
Il sort sans laisser le temps à la boulangère de réagir. Camille reste interdite, les yeux perdus dans le vague. Il lui semblerait bien que le facteur a parlé sans accent. Il avait une drôle de voix, ce juron est comique, elle ne le connaissait pas. Elle reste médusée et se replonge dans la coupure de journal. Camille réalise qu’on est le 15 octobre et qu’elle vient de recevoir un message par Internet posté l’avant-veille. Donc, le « loup de mer » doit être Jonas. Et cet avis nécrologique, c’est sûrement lui qui l’a envoyé. Le timbre date du jour de la parution de l’annonce. Pourquoi a-t-il mis tant de temps à lui parvenir ? En général, le courrier s’achemine en une semaine entre la France et les Plateaux…
Machinalement, elle regarde par le carreau. Elle observe le pas rageur du facteur qui s’est interrompu dans sa tournée pour retourner chez lui. C’est qui, ce type qui perd son accent quand il quitte son personnage ? se pose-t-elle. Grégoire passe dans la rue, leurs yeux se croisent. Il la salue d’un petit mouvement de la tête, elle y répond de la même manière. Quel est le rôle de Grégoire dans cette galère ? Qui est ce voyeur ? Hugues vient déposer une main sur son épaule, silencieusement. Elle lui tend l’annonce nécrologique.
- Merde, souffle-t-il. Ils ne sont pas rendus !
- Nous non plus.
- N’exagère pas, Camille. Ici, on ne risque rien.
- On fait juste sauter les enfants des avions ! À ce propos, on n’en a plus reparlé après, il y a un truc qui me turlupine depuis : je voulais savoir qui t’avait prévenu…
Hugues se tait un instant.
- Qui m’a prévenu de quoi ? interroge-t-il.
- Que les enfants se balançaient en dessous d’un parachute. Je n’ai pas entendu le téléphone et le portable de Grégoire a sonné après qu’on t’ait joint. Tu ne trouves pas ça étonnant ?
- C’est surtout bizarre qu’on en ait avisé Grégoire !
- Non. Ça j’ai demandé à Paulette et elle m’a assuré que c’était logiquement dans ses fonctions.
- Écoute, si ça te rassure, bredouille-t-il, je peux expliquer notre situation au service de la sécurité. Après l’accident de Nathan, ils ne refuseront pas de me recevoir. Je n’émettrai que ce qu’ils doivent connaître pour nous protéger.
- D’accord, murmure Camille.
Sabine entre dans la boulangerie, comme toujours joyeuse et insouciante. Hugues l’accueille un peu enjôleur :
- Bonjour Sabine, toujours aussi souriante ! Tu devrais donner quelques recettes à Camille, regarde, continue-t-il en agrippant le menton de Camille. Elle ne quitte jamais sa tête d’enterrement !
Camille s’en dégage, passablement meurtrie. Elle s’éloigne d’un pas, les larmes lui montant aux yeux. Sabine observe les deux protagonistes et elle s’empresse de répondre en lui commandant une tarte pour le lendemain, jour de trêve entre deux tournages. Elle embraie directement en les invitant à dîner le soir du quatrième jour. Hugues accepte avec joie alors que Camille se dépêche de refuser catégoriquement. Les deux autres sont abasourdis par ce refus si ferme qu’elle ne justifie que par l’absence d’adultes auprès de ses enfants. Interloquée, Sabine dévisage sa copine, elle propose son aîné comme baby-sitter. Rien n’y fait. Camille ne flanche pas, la tâche est trop risquée pour un jeune de cet âge. Hugues s’énerve un peu, Sabine se sent coincée. Avant les premiers grondements de tonnerre qui se pointent déjà chez Hugues, elle suggère que Nathan et Simiane les accompagnent.
Sabine sort de la boulangerie médusée ; elle a rarement vu Camille si inflexible. Elle ne comprend pas vraiment cette position : à douze et onze ans, les enfants pourraient rester sans surveillance.
Camille regarde son amie s’éloigner sans émettre le moindre commentaire. Toujours affligée par la mort de Gonval, elle est profondément K.O.
- De quoi te méfies-tu en les laissant seuls ? la harangue Hugues.
- Devine !
- Loïc est en prison.
- Et Gonval a été tué. Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Si Loïc a pu venir jusqu’ici, d’autres y parviendront.
- Loïc a agi pour son propre compte. Pas celui de l’O.D.D.
- Qu’est-ce que tu en sais ?
- Stop ! éclate Hugues. Arrête tes analyses sur ce que je dis ou ce que je fais !
Il s’avance vers elle, menaçant. Camille recule instinctivement contre les étagères. Il ne se stabilise qu’à cinquante centimètres d’elle. Elle sent son haleine déjà chargée de bière. Il lui crache :
- Fous-moi la paix avec tes craintes.
Il désigne le front de Camille de l’index et saccade les phrases suivantes en y enfonçant rageusement son doigt.
- Tu-es-ici-en-sécurité ! Mets-toi ça dans ta tête une bonne fois pour toutes !
- Retire ton sale doigt de là, intime Simiane de l’encadrement de la porte, d’une voix qui se veut menaçante.
Camille et Hugues se retournent ensemble vers la gamine qui, la tête légèrement butée vers l’avant, fixe Hugues avec une colère noire au fond des yeux.
- C’est rien, on s’est juste un peu énervés, explique Hugues mielleux. Tu voulais ton goûter ?
Camille dévisage sa fille dont la rage déversée sur Hugues ne désemplit pas. Son regard est aussi dur que du granite. Ses lèvres pincées expriment à la fois du dégoût et de la détermination.
- Simiane ? souffle Camille, suffoquée par cette ténacité. Ce n’est pas si grave, rassure-toi !
- Tu vois, mon raton ! renchérit Hugues doucereux. Ta maman te dit de ne pas t’inquiéter. J’ai fait de la brioche, si tu veux.
- Je ne suis pas ton raton et elle pue, ta brioche, grince sa fille avant de tourner les talons.
- Voilà le résultat ! lance Hugues, dédaigneux, une fois que Simiane a disparu. Tu enfermes tes propres enfants dans la terreur. Tu deviens complètement folle, ma pauvre vieille !
Camille s’en veut. Hugues a raison, elle n’arrive plus à se détendre. Mais elle garde en mémoire la rage de Simiane. Elle est persuadée que dans les propos ou dans les gestes de cette dispute, Hugues a allumé une étincelle qui a provoqué cette lourde colère. Pourquoi ? Que cache cette rage ? Elle ne répond pas à Hugues en continuant à fixer la porte par laquelle est sortie Simiane.
- En plus, persévère Hugues sur sa lancée en gardant le même ton, tu pourrais réagir quand tes mômes me parlent sur ce ton ! Elle la bouffera, ma brioche, je te le promets !
Camille reste sans voix. Elle a toujours les yeux posés sur cette porte. Elle n’entend plus Hugues et ses propos accusateurs. Elle n’en peut plus. Hugues n’est en rien un soutien. Elle va craquer, elle le sait. Elle a légèrement le vertige. Elle s’éloigne et prend appui des deux mains sur le comptoir. Elle ne veut pas s’écrouler devant lui, elle partage dans une moindre mesure la fureur de Simiane.
Hugues la toise une dernière fois et se retire enfin dans son atelier.
*
Les quatre jours de trêve sont sans repos. Plus les tournages se succèdent, plus les boulangers ont de commandes. Les tartes de Camille ont la renommée internationale du village, comme dit Sabine en faisant allusion aux différentes nationalités présentes. Camille ne voit le jour que pour les distribuer pendant la matinée et encore, quand Nathan et Simiane n’y arrivent pas. Tous les deux ont décidé de rester à la maison pour servir à la boulangerie.
Hier nuit, Nathan et Simiane se sont blottis dans son lit, vers trois heures. Apeurés, ils prétendaient entendre du bruit. Camille s’est levée, Hugues devait déjà être debout. Au-dessus de l’escalier, elle percevait des gémissements venant d’en bas. Elle est descendue vers les plaintes, la peur au ventre, en attrapant la batte de base-ball de son fils. Elle est entrée dans l’atelier, pour y découvrir son mari en plein ébat avec la belle Hélène. Elle est restée interdite trois secondes devant ces jambes en l’air, a lâché son bâton, bras ballants et a murmuré :
- Il ne nous manquait plus que ça ! Je comprends que tu n’aies plus le temps de faire les croissants ! a-t-elle largué, écoeurée.
Elle est remontée en titubant, a rassuré les enfants, prétextant une nouvelle « recette » d’Hugues, et s’est enfermée dans la chambre en finissant sa nuit entre ses chatons.
Michel et Sabine se pressent autour de leurs invités, attentifs à ce qu’ils soient détendus. Quand Sabine arrive avec le dessert, le vin a déjà coulé à flot et les conversations sont presque toutes épuisées :
- J’ai très peur de ne pas être à la hauteur, avoue-t-elle. Ce n’est pas tous les jours qu’on reçoit des pâtissiers dont les recettes font pâlir tous les grands maîtres de notre douce France !
- La France est bien loin et n’importe quel cuisinier rirait de mes pâtisseries ! Ne t’inquiète pas, la rassure Camille. C’était succulent ! Ce tagine poulet citron était divin !
- Oui, ton gendre ne ferait pas mieux, renchérit Hugues.
- Ton gendre ? s’étonne Michel. Tu n’as pas que deux enfants ?
Hugues se mord les lèvres, ennuyé de s’être laissé emporter. Camille le fixe, solidement mécontente, elle le soupçonne d’avoir lâché cette phrase à dessein. Le silence s’installe. Hugues presse la main de Camille :
- Raconte, Camille. Tu peux leur faire confiance !
Camille retire sa main prestement. Elle regarde ses amis intensément, serre les mâchoires, elle nie vigoureusement de la tête :
- Non et ce n’est pas une question de confiance ! précise-t-elle en fusillant son mari.
- Camille, gronde Hugues. Raconte.
- Tu te rends compte dans quel embarras tu es en train de mettre Sabine et Michel ? réplique-t-elle.
Sabine et Michel se taisent. Hugues fixe sa femme, autoritaire :
- Si tu ne le dévoiles pas, je le ferai.
- Tu ne diras rien, c’est mon affaire !
Camille regarde à tour de rôle leurs amis. Ils attendent, sans trop comprendre la tension qui s’est installée. Camille boit une gorgée de vin, les considère une nouvelle fois et lâche :
- J’ai peur qu’en vous la racontant, vous soyez, vous aussi, en danger.
- Tu exagères, intervient Hugues fâché. Déballe !
Le sablier coule dans un silence absolu. Sabine et Michel n’ont pas quitté des yeux leur invitée, à mi-chemin entre la curiosité et le malaise. Camille fixe Sabine qui, d’un geste, l’engage à poursuivre.
- Bon, abdique Camille. Êtes-vous surs que vous voulez prendre ce risque ?
Sabine et Michel la regardent et acquiescent faiblement de la tête.
- Eh bien voilà, j’ai trois autres enfants, et je suis même grand-mère.
- C’est en effet très dangereux, sourit Sabine.
- C’est la suite qui est épouvantable : une bande de truands nous en veut à mort, explique-t-elle succinctement. Ils ont commencé par écraser Simi avec un 4X4 et si nous ne disparaissions pas de France, ils auraient tué l’ensemble de la famille. Quand nous sommes partis, ils allaient s’en prendre aux grands qui ne sont au courant de rien. Pour leur sécurité, mes trois ainés nous croient morts. Cette mafia nous a retrouvés : Nathan n’est pas tombé de l’avion par hasard.
Cette dernière phrase jette un froid. Hugues regarde sa femme, et exaspéré, lâche :
- Nous sommes ici sous un faux nom, le vrai est Varnas. Si Simiane est passé sous une voiture, c’est parce qu’elle a été témoin...
- STOP ! hurle Camille hors d’elle en se levant.
Hugues la nargue avec un petit sourire. Il lève un sourcil et s’apprête à continuer. Camille ne lui laisse pas le temps elle continue faussement calmement :
- Les raisons de ce harcèlement me sont inconnues. Ça fait deux ans que je ne comprends rien. Nous vivons dans la hantise d’un autre accident. Voilà, maintenant on rentre, finit-elle.
Sabine se lève à son tour, par solidarité. À son tour, Hugues se lève à contrecœur. Il toise une seconde sa femme, puis salue chaleureusement leurs hôtes en excusant son hystérique de femme. Sabine et Michel restent médusés sur cette fin de soirée.
Dès qu’ils sont seuls dans la rue, Hugues reproche vertement la parcimonie de ses confidences. Camille toujours furieuse rétorque :
- Je n’ai aucune envie de mettre ces gens en danger. Tu n’as pas à m’obliger à balancer cette histoire à n’importe qui.
- Ce n’est pas n’importe qui, ce sont les seules personnes en qui tu as confiance.
- Raison de plus ! Ne me pousse plus à ça !
- Mais tu ne percutes pas encore que c'est moi qui décide de tout? rétorque-t-il en lui prenant le bras violemment. Le chef, c’est moi, tu n’es qu’un petit fétu de paille sur lequel je peux souffler comme je veux et où je veux.
Pour lui montrer la véracité de ses dires, il lui souffle dans la figure et la pousse dans la rue. Camille perd l’équilibre et se retrouve à quatre pattes par terre. Hugues s'avance, lui lance un coup de pied dans les côte. Un homme débouche du coin d’une ruelle. Camille et Hugues le découvrent en même temps.
- Eh bien, t’as encore trop bu ! s’écrie Hugues en riant bruyamment.
Il tend une main vers sa femme. Celle-ci se relève sans prendre sa main. Elle salue l’homme, sans le reconnaitre.
Le lendemain, Sabine téléphone pour proposer à Camille et aux enfants une promenade dans le pays. Michel est le chauffeur du petit bus des Plateaux. Pendant les trêves, il conduit régulièrement quelques villageois visiter la région. Cette fois, le but de l’excursion est une piscine avec toboggans et autres attractions. La boulangère accepte volontiers. Une journée sans Hugues lui fera le plus grand bien.
Tout le monde monte dans le bus, puis Michel passe à la régie et embarque les techniciens qui avaient organisé la sortie, avec parmi eux, Grégoire et Olivia. Grégoire en apercevant Camille lève les sourcils étonnés, puis il la salue avant d’aller s’installer dans le fond du véhicule. Camille lui répond, un peu gênée. Olivia embrasse tous les enfants en riant, leur propose un bonbon et oblige Nathan à se pousser un peu pour prendre place à côté de lui. Nathan ne se fait pas prier. Avec des yeux de velours, Simiane exige que la coach s’assoie entre elle et son frère. Camille sourit en analysant la scène. Olivia a décidément tous les suffrages. Peut-être que la coach pourrait être une personne de confiance, c’est à elle que Camille devrait demander de l’aide, si elle est dans l’impasse. Son boulot lui permet surement un repli possible et sans doute de quitter le navire discrètement, si tel devait être le cas.
D’autre part, Nathan a raison : elle ne doit pas s’éloigner d’eux, Hugues est d’un piètre secours. Elle l’imagine trop facilement dans ce bus en train de rouler les mécaniques devant les trois starlettes qui y sont montées, loin de surveiller les agresseurs potentiels.
Elle sent le regard de Grégoire posé sur son cou. Elle n’était pas prévue au programme de cet après-midi et elle doit lui en gâcher le plaisir. Pourquoi faut-il que leurs dialogues finissent toujours de manière abrupte ? Sans doute parce qu’il est trop soupe au lait et moi trop retranchée sur mes gardes, se raisonne-t-elle. Grégoire s’était excusé le lendemain, mettant Camille encore plus mal à l’aise, mais elle avait apprécié. Il lui avait même présenté des condoléances pour la mort de son « père ». Camille avait pris deux secondes avant de comprendre qu’il s’agissait de Gonval. Tout se sait dans ce village et cette mort, c’est juste le facteur qui en connaissait l’existence. Ce courant que Grégoire pose sur son cou la dérange. D’une main, elle dénoue son chignon pour libérer ses cheveux afin qu’ils couvrent ses épaules.
Grégoire n’arrive pas à se décider s’il a apprécié la surprise de la voir dans ce bus ou non. Il ne sait pas non plus s’il préfère la crinière ou le cou. La crinière est plus suggestive, certes mais le cou tellement bien dessiné. Il fixe cette étrange femme qui navigue sur une pirogue dans les méandres du fleuve Amazone, en pleine jungle. Elle reste à l’affut des Indiens potentiels qui lui décocheraient sans hésiter quelques flèches. Peut-être le considère-t-elle comme un de ces autochtones, après tout…
Le régisseur n’aime plus trop ce genre de centres récréatifs ; il n’y est venu que pour faire bonne figure. Depuis quelques mois, il délaisse ces activités qui ne remplissaient sa vie que de frivolité, cela ne le satisfait plus. Il en a marre des nanas trop bien roulées qui se déhanchent à chaque pas pour attirer le poisson dans leur filet.
Que Camille soit de la partie est pour finir une heureuse surprise, d’autant plus que Jacques n’est pas là pour la draguer ! Une fois rendu, il se terre derrière les deux mamans qui papotent non loin d’un bassin plus spécialement réservé aux enfants. Il a un livre en main mais il n’arrivera pas à terminer sa page.
Camille reste très tendue tout le long de l’après-midi. Elle a du mal à donner le change, elle guette tous les baigneurs d’un air inquisiteur. L’équipe s’est dispersée dans les bassins plus impressionnants, seuls Olivia et Michel jouent avec les enfants. Pendant un moment, Nathan et Simiane regardent les toboggans avec envie. Olivia leur propose de les y accompagner ; Nathan analyse consciencieusement tous les risques, il se tourne vers Simiane qui, elle, a jeté un regard vers sa mère. Celle-ci s’est directement accroupie sur les starting-blocks, prête à bondir en cas de oui. Ensemble, les enfants refusent prétextant qu’ils ont peur.
Olivia les dévisage un instant, incrédule à l’excuse mais elle n’insiste pas. Ces enfants vivent dans une sphère que la coach ne peut pas définir. Dès le départ, elle les avait trouvés très discrets même trop parfois. Leur père est violent, ça, tout le monde s’en est aperçu mais il ne semble pas qu’il ait touché aux enfants. La mort de leur grand-père les avait affreusement meurtris, elle avait surpris Simone pleurant à gros bouillons sur la plage, un soir. Elle l’avait bercée dans ses bras, Simone s’était calmée sans pour autant être apaisée. Pauvres mômes ! Ils doivent endurer pas mal de coups pour être dans cet état. Olivia les aime profondément, et prend un réel plaisir à accomplir sa mission auprès d’eux.
Tout comme Camille, Sabine a assisté à l’échange de loin : elle en est sciée, elle sait les deux gamins très bons nageurs, aucun de ses enfants n’aurait refusé. Elle ne peut que palper la tension qui se noue tout autour de la famille. Elle dévisage son amie, observe sa réaction. Camille se rassied en fixant encore ses chatons. Sabine n’a jamais vu Camille dans un état pareil. Elle tente de la dérider un peu :
- Dis donc, est-ce que tu as pu enfin déterminer qui avait raison entre moi et Paulette ?
- Hein ? Pourquoi ? répond Camille les yeux rivés sur ses enfants.
- Tu sais bien le maquillage de Don Juan !
Camille esquisse un léger sourire de connivence en se tournant vers elle. Puis elle regarde autour d’elle, aperçoit Grégoire qui plonge les yeux précipitamment dans son livre. Le mouvement n’a pas échappé à Camille, elle sait qu’il devait l’observer. Elle sent de nouveau son ventre se nouer. Elle se retourne vers la piscine, fronce les sourcils en balayant du regard le bassin à la recherche des enfants.
- Non ! j’avoue que ça m’est sorti de la tête, murmure-t-elle.
- Cool, Camille ! Il n’y a plus de crocodile, ils ont tous été mangés par les requins !
- C’est bien ça qui m’inquiète ! réplique-t-elle. Les requins sont partout et nettement plus dangereux que de simples crocodiles.
- Olivia n’est pas un requin !
Désespérée, Camille fixe Sabine et fond en marmonnant :
- Je ne crois pas mais je dois me méfier de tout le monde. Ils se dissimulent parfois sous des aspects tellement innocents. Demain, pendant que les enfants sont à l’école, on ira déjeuner ensemble, d’accord ?
- OK, souffle Sabine.
- N’en parle pas à Michel, n’en parle à personne.
Sabine acquiesce de la tête. Derrière elles, Grégoire a capté l’échange. Il en est abasourdi, même Olivia fait peur à Camille !
Quelques minutes plus tard, Sabine quitte Camille pour un besoin pressant d’un de ses enfants. La boulangère est seule, Grégoire pourrait l’aborder. Il n’a pas le temps de se décider que Nathan et Simiane se pressent autour d’elle pour qu’elle les accompagne sur une de ces attractions. Camille parcourt des yeux l’ensemble des piscines. Olivia s’arrête à ce moment-là près d’eux et propose une activité nommée « rivière sauvage » où ils peuvent dévaler ensemble une série de petits toboggans. Camille hésite. Les enfants implorent. Camille accepte et suit Olivia qui leur montre le chemin.
Grégoire aurait aimé être à la place d’Olivia. S’il l’avait abordée, il serait avec eux. Enfin, sans doute. Camille n’en a donc pas vraiment peur, elle craint juste tout le monde. « Cazzo, j’voudrais bien savoir ce qu’elle cache ! Ça doit pas être tendre et demain cette commère de Sabine sera au courant... » murmure-t-il profondément jaloux.
*
Le lendemain, quand Sabine débarque à midi à la boulangerie, Camille est déjà prête. Elle a jeté dans un sac à dos, une gourde, un morceau de pain, couteau et fromage. Elle ferme le magasin, regarde dans la rue si elles sont suivies et propose :
- Allons au Nez d’Oz, ça me rappelle mon pays !
Les deux femmes grimpent au sommet de la plus haute colline du domaine, le Nez d’Oz. Ce n’est qu’une vingtaine de minutes de marche, mais le lieu est beau, l’endroit très dégagé domine l’océan par une falaise qu’une large steppe profile en forme de tremplin. Sabine est de plus en plus intriguée par ce secret. Michel lui a demandé d’éclaircir ce mystère, il a reçu des ordres en ce sens. Le dîner aurait dû les mettre dans la confiance : le vin aidant, ils auraient pu se dévoiler. Camille avait arrêté l’élan d’Hugues, attisant par ce fait la curiosité de Sabine. Le lendemain, l’après-midi de congé était le plan bis. Sabine avait alors compris que ce mystère dévorait les petits également. Hugues, lui, paraissait plus détendu.
Elles se couchent dans l’herbe, laissent passer un temps. Camille puise ses forces dans la terre. Elle se redresse, observe les alentours et se lance :
- Sabine, je ne sais pas si c’est très malin, mais Hugues a raison sur un seul point : je ne vais pas tenir encore très longtemps.
Sabine s’appuie sur ses coudes et elle scrute son amie. Elle perçoit l’angoisse qui la ronge, et le courage qu’il lui faut pour se confier. Elle réalise, un peu tard, que cette confidence, même si sa curiosité la chatouille, la coincera dans un rôle qu’elle ne veut plus endosser. Celui de mouchard. Elle n’ose plus stopper Camille dans sa lancée, pourtant elle est sûre qu’elle sera en porte-à-faux entre son mari et la promesse qu’elle fera à Camille de se taire sur ce que celle-ci va lui raconter.
- J’ai peur de vous mettre en danger, continue Camille. D’ici, on verra les promeneurs éventuels avant qu’ils ne puissent nous entendre. Si on te demande de quoi nous avons papoté, tu prétendras que ce sera de Grégoire et son prétendu maquillage. Au moins, ses avances serviront à quelque chose ! ajoute-t-elle avec un petit sourire. Ça nous permet d’accorder nos violons !
Sabine acquiesce silencieuse. Personne ne les dérangera, Michel le lui a assuré. Son chef se doutait que Camille choisirait ce lieu et si ce n’était le cas, Sabine devait manœuvrer pour y arriver. Camille continue les préambules en déposant consciencieusement les balises pour commencer son récit :
- N’en parle à personne, même pas à Michel. Si, une fois que je t’ai tout balancé, tu préfères tout oublier, je ne t’en voudrai pas. Tu es libre de n’avoir rien entendu.
- Camille…, essaie d’interrompre Sabine dans un dernier effort de lucidité.
- Chut, écoute d’abord, la coupe-t-elle.
Sabine est muette. Camille a changé de tête. Elle est devenue ce mystère, ce poids qu’elle porte depuis deux ans. Elle se lance dans la chronique, comme elle sauterait du haut de la falaise devant laquelle elles se trouvent. Comme un torrent à travers les rochers, les mots déboulent en flot discontinu de sa mémoire jusqu’au bout de ses lèvres. Son corps entier participe à la narration, quelques larmes coulent sans qu’elle les essuie, elle a froid, tremble de temps en temps puis elle est prise de bouffées de chaleur. Quand enfin elle arrive au bout de l’affaire, elle ne sait si elle a réellement tout raconté. Elle s’est déchargée comme on déverse une poubelle et, vidée, elle se sent légèrement saoule.
Camille reprend son souffle, elle boit d’une traite à la gourde puis regarde en silence sa confidente, en lui passant la bouteille. Sabine est devenue blanche, elle finit l’eau. Elle se couche dans l’herbe et refait le film du récit de Camille. Quelques larmes coulent aussi. Sabine se mord les lèvres, elle ne peut plus expliquer à son amie ce que Michel lui a imposé. Elle ferme les yeux, décide que coûte que coûte, elle ne sera pas balance. Pas cette fois-ci. Michel et son chef n’auront que quelques miettes. D’ailleurs, elle n’a aucune preuve que ce chef ne serait pas un des requins que Camille craint tant…
Camille sort du sac le pique-nique, lui offre un morceau de pain et elle examine la tête de Sabine, ajoute doucement :
- Excuse-moi. Oublie tout ce que je viens de te jeter. On peut continuer à se voir comme si je ne t’avais rien dévoilé…
- T’es folle ! Jamais. Je ne comprends pas comment tu tiens le coup. Tu peux compter sur moi, je te l’ai déjà dit et je le répète. Je te remercie de m’avoir fait confiance. Je me doute que tu as dû gravir un chemin terrible pour arriver à te livrer. Je suis tout émue que tu m’aies choisie. Et Hugues ? Il sait que tu allais te confier ?
- Non, répond-elle durement. Nous ne faisons qu’un pique-nique, il ne doit absolument pas en avoir le moindre doute.
- Tu te méfies même de ton mari ?
Camille se tait. Elle fixe l’océan comme si elle regardait la poubelle qu’elle vient de chavirer, lèvres pincées, encore fort crispées une montée de dégoût la submerge un moment. Sabine n’insiste pas, elle se fond dans le silence que Camille a installé et lui masse doucement les épaules.
- Vachement tendu tout ça ! murmure-t-elle enfin. Tu sais que je suis ostéopathe. Si tu le souhaites, je peux te masser, c’est super relaxant !
- Volontiers, sourit Camille. Rien que pour ça, je ne regretterai pas la promenade !
- Ne regrette rien, Camille, lui chuchote Sabine.
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