Quand la censure devient protection
« Ils sont vraiment vivants ».
Voilà ce que n’arrête pas de se répéter Yohann depuis qu’ils regardent les rushs. Yohann, ingénieur-architecte, a élaboré sa vie comme une maison. Sa famille en est la base. Quand cette stèle avait subi le tremblement de terre, en bon ingénieur, elle avait examiné les fissures qui se dessinaient partout sur son édifice. Elle en avait été complètement anéantie. Plus rien ne tenait, si ce n’était par la force de l’habitude. Maintenant qu’elle voit déambuler sa famille, elle a plafonné l’ensemble de sa construction. Celle-ci est comme neuve.
Yohann les observe vadrouiller, elle a même l’impression de les entendre. Elle vit cette résurrection avec un dynamisme qu’elle n’imaginait plus avoir. Ils aperçoivent régulièrement les petits, parfois leur mère avec une manne à linge ou un panier de courses, mais c’est assez rare. Ils n’ont pas encore vu Hugues mais cela ne les inquiète pas : Hugues travaille de nuit et ne court jamais les cafés. Les quelques espaces de liberté qu’il s’accorde doivent sans doute se dérouler soit au bord de la mer, soit à la montagne. « Ils sont vivants, en bonne santé et semblent être heureux ». Que demander de plus ?
Leur parler de temps en temps, sans doute.
Surement.
Des photos sont éparpillées sur la table de leur nouveau Q.G, la cuisine de Yohann et Saïd. La fratrie tourne autour des clichés, essayant de les mémoriser, pour pouvoir repérer dans les morceaux de pellicule non montée que Tanguy a apportés, les figurants qui seraient potentiellement dangereux pour le restant de leur famille. Le boulot de Tanguy à la censure lui permet d’avoir les rushs filmés le mois précédent.
Un projecteur lance sur le mur blanc ces bouts de film qu’ils analysent. Ils y censurent d’office les scènes où les enfants apparaissent trop clairement.
La pêche est bonne. Une jeune femme boulotte aux cheveux noirs bouclés est démasquée. Elle se promène régulièrement avec Simiane dans la rue. Elles ont l’air de bien s’entendre, Simiane paraît contente d’être avec elle, sautillant à ses côtés.
Tanguy n’est pas heureux. Si la pêche est bonne, la prise est redoutable. Cette femme aux allures affables est un des plus dangereux agents de l’O.D.D. Elle a, à son actif, plusieurs disparitions ; quadrilingue parfaite, elle est incolore. Elle répond au doux nom de Bérangère, mais elle change à chaque contrat. Elle agit en binôme, dans l’ombre, lentement mais sûrement. Son acolyte est inconnu des bureaux d’Interpol, c’est sans doute celui qu’ils n’aperçoivent qu’une fois, dans le fond de l’image : on la voit avec un homme : taille moyenne, mince, en short et en t-shirt moulant, seul signe distinctif : le crâne est rasé. Les échanges sont brefs, discrets, comme si on ne pouvait pas savoir qu’ils communiquent. On la découvre aussi avec un villageois plus âgé, déjà connu des services de Tanguy sans pour autant qu’il soit inquiétant, il s’appelle Boris, est d’origine russe et doit se cacher là pour des dettes de jeux.
Le danger est donc extrêmement palpable. Cette Bérangère doit attendre l’ordre de passer aux actes analyse Tanguy crispé. Sans doute pose-t-elle ses marques actuellement. Il faut la neutraliser au plus tôt. Leurs marges de manœuvre sont faibles : Tanguy n’a pu établir qu’un contact et encore, ce seul point d’attache ne veut exécuter qu’un rôle de surveillance. Son contact, dont il tait l’identité par prudence n’est qu’un villageois de la rue des Français.
Lors de l’ultime entretien entre Tanguy et Gonval, le vieux curé lui avait confié qu’il communiquait avec Camille par l’intermédiaire d’un forum sur les chats. C’était un second moyen de la prévenir en cas de danger, mais qui se révèle obsolète depuis la mort de l’homme. Tanguy enchaîne sur l’avis nécrologique qu’il lui avait envoyé et qui n’est arrivé qu’il y a quelques jours. Il pointe le retard de ce courrier comme un élément à retenir.
Tiquant sur l’explication du forum, Yohann rappelle la couronne mortuaire parlant de chats longeant une falaise. Personne ne sait d’où viennent ces fleurs, ni s’il y a un lien entre eux et ces chatons. Yohann promet d’enquêter sur la provenance de cette couronne. Elle cherchera aussi parmi les forums s’ils peuvent encore établir un contact avec Camille, peut-être somme toute, Gonval aurait passé le relais à un autre membre des RCC.
Les images défilent dans un silence méditatif…
- Et celui-là, demande Yohann en montrant un homme passablement voûté qui entre dans la boulangerie. Ses longues moustaches de colonel anglais ont l’air d’être sorties d’un magasin de farces et attrapes.
- C’est le facteur. Rien à signaler, il est hongrois, et porte la moustache depuis qu’il a trois poils au menton. Sans problème, un figurant parmi les autres.
- Il ne me paraissait pas si net ! déclare Yohann en penchant légèrement la tête, presque déçue.
- La première fois que je l’ai aperçu, j’ai eu la même impression, mais son histoire se tient, fausse piste ! Je préviens directement mon contact du danger que représente Bérangère. Il faut savoir pourquoi Simiane est si souvent avec elle. D’autre part, je me renseigne sur sa mission actuelle.
- Vous avez vu comme Nathan a grandi, remarque Yohann avec tendresse. Il parle avec qui ?
- L’autre garçon c’est Jonathas. C’est avec lui qu’il a sauté en parachute. La femme est quelqu’un de l’équipe, une certaine Olivia qui s’occupe de coacher les enfants.
- Pas mal foutue ! apprécie Visant.
- Visant ! le reprend sa sœur.
- Quoi ? répond-il en écartant les mains avec un grand sourire. C’est vrai non ?
- T’es qu’un macho ! réplique-t-elle en lui lançant un coussin.
Ils rient tous les deux. Mon dieu qu’ils se sentent mieux depuis qu’ils connaissent la vérité. Tanguy les regarde avec un petit sourire. Lui aussi se sent mieux, même s’il sait que tout n’est pas fini, ne plus être seul le réconforte chaque soir, avant de rentrer chez lui.
Depuis que l’O.D.D. dirige le pays, les lois précisées de « bonne conduite » poussent comme des champignons. Celle interdisant le divorce en est un bon exemple, Tanguy vit donc toujours sous le même toit que Martine. Le seul moyen qu’il aurait pour retrouver sa liberté serait de la répudier publiquement pour cause d’adultère. L’acte est gravement poursuivi, il pourrait demander réparation et l’exposerait alors à de très lourdes peines d’intérêt « conjugal » comme spécifié dans le code. Martine deviendrait sa servante, pour ne pas dire autre chose et logerait dans un couvent-prison, le temps d’un repentir sérieux, déterminé par son époux et les bonnes sœurs. Son amant, quant à lui, risquerait encore plus gros. C’est à la milice du pape de s’en occuper.
Tanguy n’entrera pas dans ce jeu. Il plaint Martine, il la sait fichue. C’est mal joué de sa part mais a-t-elle eu le choix ? Jusqu’où l’a-t-on obligée à le prendre pour mari ? Nardolé est assez habile pour l’y avoir contrainte, arguant le même amour pour le Christ. Tanguy a campé le mari bafoué mais bonne pomme. Il se taira avec plaisir.
La fratrie Squiban décide de se réunir tous les mardis pour « jouer aux cartes ». L’O.D.D. les laissera tranquilles, tant le père spirituel craint d’être dénoncé par le mari de sa maîtresse.
Ainsi la semaine suivante, ils se retrouvent avec les nouvelles données : la couronne de fleurs a été commandée et payée par un compte qui n’est pas français. Saïd qui travaille dans une banque en a déterminé le propriétaire, un pasteur protestant autrichien nommé Dieter Fischer. Celui-ci a ouvert un compte le jour de la mort de Gonval et l’a refermé après avoir envoyé ces fleurs. Tanguy promet de se renseigner sur lui et déballe les infos sur la mission de la brave Bérangère. Celle-ci n’a rien à voir avec leur famille : elle doit coincer un homme qui se cache également aux Plateau. Elle se fait appeler Anna et a proposé de prendre Simiane pour lui donner des leçons particulières. L’homme à abattre se nomme Henry Valentin. D’après d’autres fichiers d’Interpol, il existe un francophone dont le pseudo est de temps en temps Valentin Henry, tueur à gages en Russie.
- Voilà ses portraits-robots, ajoute-t-il en déposant sur la table une série de dessins. Il est tellement habile qu’on n’arrive pas vraiment à le déterminer.
Yohann examine les épreuves la tête un peu penchée. Elle cache les yeux de l’un, observe plus attentivement la bouche de l’autre et vice versa, dissimule la bouche pour en détailler les yeux. Elle cherche parmi tous les portraits proposés quelques ressemblances avec l’ensemble des photos que Tanguy avait apportés.
- Si tu mets les yeux de cette tête-là avec la bouche de celle-ci, tu ajoutes le front bien dégagé de la troisième avec ses oreilles décollées, ça pourrait être Loïc. C’est pas lui ?
- Non, trop vieux : il pourrait être son père ! réplique Tanguy. Autre mauvaise nouvelle, Nardolé m’a parlé du village, en me prétendant que comme partout ailleurs, il avait ses espions sur place et qu’il s’étonnait que la censure élimine tant d’images… Nous devrons jouer un peu plus serré et en autoriser certaines que nous supprimions, pour en écarter d'autres, plus innocentes. Je cherche actuellement qui pourraient être ces balances.
- On aura bientôt de nouvelles projections ? demande Visant gourmand.
- Oui, mais provenant d’un film espagnol, la rue des parents ne sera pas visée. On n’apprendra sans doute pas grand-chose.
« Ils sont vraiment vivants », Visant est aussi dopé que Yohann. Ils attendent les mardis avec impatience.
Si les trois autres sont dynamisés, Tanguy, lui, est de plus en plus reclus sur lui-même. L’aîné s’est retranché dans son boulot. Il travaille au service des renseignements d’Interpol. Chargé de confronter les portraits-robot que des témoins d’une agression façonnent, avec les différents fichiers des Sécurités d’État dans le monde. Depuis l'ère Trump, toute personne a sa figure scannée dans les ordinateurs. Tanguy avait mis au point un programme informatique très performant qui permet de déterminer en quelques clics la probabilité de l’identification de l’agresseur éventuel avec le signalement dans le monde entier. Ce programme nommé P.R.I.S., "Programme de Reconnaissance d’Identité Squiban", fait fureur dans le milieu, même les Chinois l'utilisent. Tanguy est régulièrement invité à l’enseigner en dehors des frontières. Bien connu à Interpol, il est fort apprécié pour son efficacité et sa discrétion.
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