Jeux de rôle
- C’est non, Éric ! s’exclame Camille. Je te l’ai déjà dit.
Toute l’équipe est arrivée par la plage, pour plus de discrétion. Éric mène la marche. Ils ne se sont pas encore tous installés que Camille a devancé la demande. Hugues revient avec des rafraîchissements. Il est moins catégorique que sa femme ; il arrondit les angles, là où elle les trace. Ça énerve considérablement Camille.
Grégoire s’amuse du manège, il est resté debout appuyé à la cheminée. Il vient de découvrir qui sont les personnes sur la photo qui trônait sur le rebord de l’âtre : ses enfants, enfin, pas vraiment. Le cliché n’y est plus, dommage, il l’aurait bien examiné de plus près. Sans doute Camille l’a-t-elle déplacé pour couper court aux questions. Sa petite enquête n’a débouché que sur un point : les Midas n’existent pas. Par contre, la famille Varnas est morte, trois jours avant d’arriver aux Plateaux. C’est bien eux. Arobase, le chef du système informatique du domaine, l’a découvert en cherchant dans les annonces nécrologiques taguées sur la toile. Cet homme doit son surnom à sa carrière de hacker. Il est redoutable dans cette discipline et fort étonné, voire vexé, de constater qu’un autre hacker a supprimé toutes les photos de cette famille sans qu’il puisse y remédier.
Camille n’existe donc plus, c’est un fantôme ! C’est d’autant plus troublant. Ce fantôme le hante, le possède. Il voudrait tout savoir sur elle et il n’en connaît rien. Il enrage.
Nathan et Simone se sont parqués au rayon poissons, muets comme des carpes. Ils se planquent au milieu des sardines quand ils sortent de leur maison, ou referment leur coquille dès la première question. Depuis le saut en parachute de Nathan, Olivia a enfin consenti à l’aider. Elle ne parvient pas à les isoler pour les pousser, mine de rien, à la confidence. À l’escrime, dès qu’elle leur demande de rester plus longtemps, ils filent à l’anglaise. Elle avait réussi un jour à les garder. Dans le feu de l’action, Nathan s’était laissé mener un peu trop loin. Il adore ce sport et était trop intéressé par la leçon pour s’apercevoir que le gymnase s’était vidé derrière lui. Quand ils s’y sont retrouvés à trois, Simone a traversé la salle, s’est plantée devant son frère et l’a sommé de s’arrêter, verte de peur. Celui-ci, sortant de son univers, a jeté un œil autour de lui et il s’est excusé auprès d’Olivia avant de courir aux vestiaires. Olivia comptait bien les ramener chez eux et papoter le long du chemin. Son plan a échoué ; s’ils ont accepté qu’elle les raccompagne, ils se sont tus, sur le qui-vive tout le long du trajet. Elle en avait été soufflée. Jamais, avait-elle confié à Grégoire, elle n’avait vu des enfants dans un état pareil.
Sur l’heure, Grégoire reste accroché à ces mystères, il veut les élucider et il y parviendra, il se l’est juré. Il comprend que Camille soit si acharnée à ce que Simone ne paraisse pas sur les écrans. C’est logique. Cette femme évite consciencieusement tous les rendez-vous que la mort lui donne et la Faucheuse n’hésite pas à la réinviter. Camille doit être d’une vigilance perpétuelle et d’une force extraordinaire pour être encore en vie. Ça, il l’a constaté lors de la piscine récréative. Posté derrière elle, il ne pouvait que capter toute cette terreur qui émanait d’elle. Il en avait été épouvanté, il s’était promis de la protéger malgré tout. Il avait aussi pu déterminer que cette suspicion de tous les instants n’était pas neuve, c’était comme une seconde nature chez elle. Peut-être Olivia pourra-t-elle l’aider en gagnant tout doucement sa confiance.
Grégoire se doute que les manœuvres de séduction qu’il exerce sur les starlettes ont dû le ranger à l’état de primate aux yeux de Camille. Cela l’en désole. Il n’a jamais été aussi déstabilisé par une femme, il doit bien se l’avouer. Il continue, coûte que coûte, à venir chercher son pain vers seize heures. Pas beaucoup plus tard, car les enfants une fois rentrés de l’école l’accaparent, puis Hugues prend le relais de cinq à six. Pas avant 15 h 45, c’est la consigne. C’est Paulette qui avait manigancé cette réponse aux croissants dont Hugues étourdissait Camille. La vieille femme avait demandé aux villageois de ne pas déranger la boulangère avant 16 h afin de lui octroyer un temps supplémentaire. Le village n’apprécie qu’à moitié son mari qui au fil du temps était devenu buveur et colérique. Personne n’avait renâclé à la directive. Camille, sans rien connaître de ce qui s’était tramé derrière son dos, fut la première surprise en voyant son magasin déserté durant cette tranche horaire. Elle s’en était réjouie pouvant assumer ses pâtisseries en toute tranquillité. Grégoire est donc son premier, voire son seul client de l’après-midi. C’est loin d’être déplaisant. Le lendemain de son entrevue sur la plage, il lui avait exprimé ses regrets quant à ses propos et au deuil qui l’assommait. Elle avait bredouillé sa participation à l’échange acerbe en balayant d’une main l’incident. Malgré son mutisme, il sent que Camille change d’opinion à son égard. Elle avait même souri quand il avait déposé le verre de yaourt vide et nettoyé sur le comptoir. Lui aussi.
- C’était bon ? avait-elle demandé en fixant le gobelet.
- Pas assez sucré ! avait-il répondu, les sourcils rieurs.
Elle avait émis un tout petit rire tendre. Juste quelques soubresauts. Ils avaient eu une demi-seconde de complicité. Il en était ressorti tout guilleret !
Hugues joue décidément un bien drôle de jeu : s’il veut vraiment protéger sa famille, pourquoi propose-t-il des solutions aussi foireuses que celles qu’il avance ? Camille est furieuse. Elle le fixe désespérément pour qu’il arrête son char, lui s’esquive systématiquement. Pour finir, perdant patience et pratiquement la partie, Camille lâche sa dernière carte :
- Vous avez besoin de ma signature et vous ne l’aurez pas !
Hugues regarde enfin sa femme et réplique, légèrement arrogant :
- Et pourquoi uniquement de ta signature ?
- Depuis tes déboires avec le fils du préfet, tu as été déchu de tes droits, je te rappelle !
Hugues devient vert, il déglutit. Le couple se mesure silencieusement, Camille ne lâchera pas prise, c’est pour elle une question de vie ou de mort. Grégoire palpe la tension qui s’en dégage. Sa main au feu que cette histoire de déchéance est fausse mais c’est bien joué.
- Mais Camille, on peut toujours discuter…
- On vient d’en palabrer assez longtemps ! Cela ne sert à rien de laisser le moindre espoir, c’est un « non » catégorique, et sans retour, articule-t-elle d’une voix presque étouffée par sa fureur.
Grégoire n’a loupé aucun des mouvements de Camille, peu de ceux d’Hugues. Il en est troublé. Camille a les joues incandescentes, les yeux brillants, les veines de son cou battent au rythme effréné de sa rage, son thorax affolé se gonfle et se dégonfle à une allure d’enfer, ses seins suivent le tempo comme deux petits coquillages accrochés à un rocher dans la tempête. La colère lui sied comme un gant. Elle est belle. Elle fusille son mari qui semble avoir quelque peu perdu pied. Au bout d’un long silence, Hugues s’apprête à parer l’attaque. Hargneux, il fixe Camille, déterminé à l’assommer. Grégoire n’en peut plus, il ne lui laissera pas le dernier coup. Il intervient calmement et fermement, avant l’assaut du mari :
- Bon, je crois que Camille a été assez claire, nous n’avons plus rien à faire ici. Excusez-nous, Camille, d’avoir insisté de la sorte.
Camille lui lance un regard à la fois reconnaissant et désespéré et surtout extrêmement lointain. Camille est sur une autre planète, Olivia parlait de récifs entre lesquels elle navigue, il n’en est rien, Camille est prisonnière d’un monde dont les règles échappent aux simples terriens. Grégoire mesure la distance qui le sépare d’elle, au minimum une année-lumière, il en reste un moment abasourdi.
Grégoire est magnétisé par ce regard.
Légèrement confuse d’avoir semé une si belle pagaille au sein du couple, l’équipe se retire sur la pointe des pieds, Bruno tire le bras du régisseur pour qu’il suive le groupe. Grégoire sort comme un zombie, les entrailles possédées. Il laisse ses collègues s’éloigner, se plante un peu plus loin sur la plage pour épier dans l’ombre la réaction post-entrevue des deux protagonistes.
Fulminante Camille attend qu’ils soient hors de portée. Elle n’a pas quitté Hugues des yeux, il la toise, indifférent presque arrogant.
- Je peux savoir ce que c’est que l’histoire du fils du préfet ? lui lance-t-il.
- Et moi, je peux savoir ce qui te prend ? répond-elle, aussi cassante.
- C’est moi qui pose les questions. Si Simi devient célèbre, on n’osera plus y toucher. Je te garantis la sécurité et toi, tu m’humilies devant tout le monde, répond-t-il en s’avançant vers elle.
Camille se souvient trop bien de son excès de violence, quelques jours plus tôt, pour ne pas en avoir peur. Mais elle se reprend, se raidit et dit :
- La sécurité ? suis-moi.
Sans qu’il n’ait le temps de la saisir, elle file dans les escaliers. Ils montent à son bureau où, par un jeu de miroirs qu’elle a mis au point, elle lui désigne l’homme qui les surveille depuis longtemps maintenant. Hugues devient vert.
- Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? souffle-t-il. Si tu tiens à ce que je vous protège…
- Pour ce que tu nous protèges, le coupe-t-elle. Comment se fait-il que tu sois passé à côté ? Je vais me coucher, je prends la salle de bains.
Hugues reste planté dans cette cache, à observer le pion sous les arbres d’Hélène. Hugues se tient scotché au miroir. L’homme a quitté son affût, il disparaît sans qu’on puisse l’identifier. Hugues abandonne enfin son repaire, tombe sur l’ordinateur dont le petit voyant bat au rythme stupide de son cœur électronique. Il secoue la souris et s’installe. Un pop up apparaît :
« Le vent a tourné sur Nantes »
- Et merde, murmure-t-il tout seul. J’aurais dû regarder plus tôt.
*
Les jours suivants, Camille ne décolère pas. Elle n’adresse la parole à son mari que pour assurer la gestion de la boulangerie.
Chaque fin d’après-midi, elle va nager avec Nathan et Simiane. Sabine la rejoint souvent pour accomplir une séance de gymnastique sur le sable tout en papotant calmement, tandis que leurs enfants jouent dans la mer.
Quelques jours plus tard, alors que les deux commères sortent de l’eau et s’installent sur la plage, Grégoire passe à proximité. Il s’arrête un instant, se plante dans le sol à sa manière, les mains sur les hanches, et fixe Camille dans la ferme intention de lui parler. Il lance un léger coup d’œil à Sabine espérant par ce fait la faire disparaître, puis revient sur l’autre femme, hésitant. Les deux amies lui renvoient un regard joyeux et vaguement ironique qui lui coupe les ailes. Tant pis, il ne lui transmettra que « l’officiel ».
- Bonjour, envoie Camille qui vient d’observer ses sourcils et devine dès lors sa déception de ne pas pouvoir l’aborder seule.
- Bonjour Mesdames, répond-il poliment. Camille, puis-je vous demander de planter un rosier de Damas dans votre jardin ? Nous devons faire une scène d’ici quelques jours où il serait en point de mire à côté de vos lauriers-roses.
- Encore pour moi ? se plaint Camille. Pourquoi pas chez Hélène ou chez Paulette ? Leur jardin est extraordinaire, vous ne devriez rien ajouter !
- Hélas, ce n’est pas moi qui décide, s’excuse-t-il doucement. Voulez-vous le planter vous-même, ou bien vous me laissez faire ?
- Non, faites-le, vous aimez ça ! Mais puis-je vous montrer l’emplacement où il prendra le mieux ou bien doit-il être planté à un endroit précis ?
Grégoire réfléchit un instant en fixant la serviette de bain :
- Rien n’indique, dans la demande du scénariste, une place définie du moment qu’on le voit de la plage, à côté des lauriers. Choisissez le lieu, je passerai demain soir avec l’arbuste.
- Je ne peux déterminer sa position qu’en présence du rosier. Je serai là avec mes baguettes et mon pendule.
Grégoire fronce les sourcils, tend le cou, penche la tête intrigué, dévisage Camille cherchant à deviner si elle se moque de lui. Elle demeure imperturbable, même si la mine du régisseur mérite un large éclat de rire qu’elle retient difficilement. Grégoire reste scotché aux yeux rieurs de la boulangère, il lance un coup d’œil sur Sabine qui se pose manifestement la même question que lui et considère sa copine un demi-sourire aux lèvres. Il les salue, mitigé, et s’éloigne à grands pas, vaguement rageur. Pourquoi continue-t-elle à se foutre de lui ?
- Tes baguettes ? demande Sabine.
- Oui, répond sérieusement Camille. Un arbre a le droit d’être planté là où ce sera le meilleur pour lui. Je choisis son endroit avec mes baguettes de sourcier. Tu peux venir voir, si tu ne me crois pas !
- J’y serai ! promet Sabine, dubitative. J’en connais un qui va en être complètement déboussolé !
Camille se bidonne et commence la série d’abdominaux qu’elles se forcent à effectuer chaque jour. Sabine, couchée dans le sable, en rit aussi, mettant à mal l’exécution de ses exercices. Au bout d’un moment, Sabine reprend :
- Je peux te poser une question ?
- Bien sûr !
- Pourquoi Hugues a-t-il été revoir Loïc, il y a du nouveau ? dit-elle, pleine d’espérance.
- Quand est-ce qu’il est allé lui rendre visite ?
- Hier.
- Hier ? s’étonne Camille.
- Tu l’ignorais ?
- Oui, comment le sais-tu ?
- C’est Michel qui l’a conduit.
Camille s’est arrêtée. Elle se redresse et s’assied en boule face à sa copine. Elle est blême, autant de rage que de peur.
- Sabine, je suis dans une mélasse pas possible, annonce-t-elle, des larmes coulant sur les joues.
- Je peux t’aider ?
- Pas pour l’instant. Mon unique solution est de me taire, excuse-moi. Si jamais le danger devient imminent, puis-je te déposer mes gosses n’importe quand ?
- Même toi, Camille, tu peux débarquer quand tu veux de jour comme de nuit, je te donnerai une clé.
- Merci, murmure Camille.
Camille s’effondre, la tête dans les genoux. Elle pleure tout ce qu’elle ne peut pas lâcher, elle n’arrive pas à se reprendre.
- J’ai peur, Sabine. Je crève de trouille, je n’en peux plus. Chaque personne que je croise peut être de mèche, ils vont finir par nous avoir, dit-elle.
Sabine lui masse délicatement la nuque, en silence. Elle est interrompue par Olivia qui s’arrête au milieu de son jogging.
- Bonsoir Mesdames, s’annonce-t-elle.
Sabine et Camille relèvent la tête. La figure encore fort défaite de Camille n’échappe pas à la coach. Elle en est légèrement ennuyée. Elle avise le pas rageur de Grégoire qui disparaît au bout de la plage :
- Oups, je ne viens pas au bon moment ! Excusez-moi ! J’espère que ce n’est pas ce grand dadais de Grégoire qui vous a excédée ! demande-t-elle.
- Non, rassurez-vous celui-là m’amuse plus qu’autre chose ! Ce n’est qu’un coup de blues, avoue Camille, je suis épuisée.
Olivia lui lance un sourire compatissant. Elle reprend doucement :
- Je peux demander à la régie de venir chercher la commande deux heures plus tard, si cela vous permet plus de repos. C’est Hugues qui avait imposé l’heure.
Camille avale l’info en retenant ses larmes. Elle accepte d’un hochement de tête, sans pouvoir prononcer un mot. Olivia sourit en soupirant. Elle ne supporte pas ce mari despote et dragueur.
- Si je peux vous aider, n’hésitez-pas, murmure-t-elle.
- Merci, ce n’est pas nécessaire, répond rapidement Camille. Oubliez ces larmes stupides !
Olivia voudrait réagir mais elle sait que cela ne servirait à rien. Elle respire profondément, regarde au loin et revient sur les deux mamans en souriant :
- Il y a une compétition d’escrime samedi, est-ce que Robin viendra ?
- Pour rien au monde il ne ratera ça ! répond sabine avec conviction.
- Et Simone et Nathan ?
- Je peux les encourager ? demande Camille prudente.
- C’est même vivement conseillé ! Ça ira pour la boulangerie ?
- Pff, balaie Camille, ça n’a pas d’importance. Je n’ai vraiment personne l’après-midi à part Grégoire et très rarement James. Je ferai ces maudits croissants à un autre moment et Hugues se fera un plaisir de rester seul à la maison.
- Parfait ! À plus ! les salue-t-elle en s’éloignant.
Olivia a tiqué sur la réaction de Camille quant à son magasin. Cela ne lui ressemble pas. Le mot « plaisir » prononcé avec une pointe de hargne démontre que Hugues doit obliger sa femme à avaler pas mal de couleuvres pour qu’elle en arrive là. Olivia en est révoltée. Elle discerne très vite les contours d’une personnalité. Elle est habile à découvrir les méandres d’un caractère et se trompe rarement. Ce Hugues est loin d’être net, et trop peu assorti à Camille qu’il bafoue allègrement. Il est allé jusqu’à lui faire des avances devant son fils. La coach n’aime pas ce mec. Il est cabot, dominateur. Il exerce sur l’ensemble de sa famille une tyrannie abusive, il assomme son épouse de travail tandis que lui parade le soir dans tous les pubs.
Il y a deux ou trois jours, alors qu’Olivia était sur la plage, elle a surpris Nathan sortant comme une bombe de chez lui et courant jusqu’à la mer. Elle a eu le temps d’observer sa mine qui ressemblait épouvantablement à celle de sa mère aujourd’hui. Il est entré dans l’eau aussi rapidement, et s’est éloigné du rivage au-delà des limites avec une détermination qui ne pouvait laisser la moindre illusion à Olivia. Elle l’a tout de suite rejoint, lui a offert une glace, espérant qu’il se confie.
Arrivés à la plage, Paulette était là et les observait. Elle a pris les devants quant à la glace, a désigné la fenêtre d’où Hugues les épiait sans rien dire. Hugues s’est tout de suite éloigné de son observatoire, tandis que la vieille imposait à Nathan de s’asseoir sur le sable face à l’océan. Elle avait du coca, et tendit la bouteille au petit. Olivia a un peu pesté de ne pas pouvoir approcher seule le gamin. Elle s’est assise à côté d’eux mais se fit happer par le facteur qui voulait lui soumettre un problème technique et la coach a dû les abandonner. Depuis cet incident, elle est sûre que le jour où elle l’a hissé sur sa planche à voile était aussi une tentative de suicide.
Ce pervers est en train de les tuer. Grégoire a raison. Elle fixe l’endroit où ce dernier a disparu. Elle le rejoindrait bien sur-le-champ pour savoir ce qui s’était dit deux minutes avant qu’elle n’arrive. Elle ne veut plus qu’on ennuie Camille et si Grégoire l’importune encore, il va l’entendre. Elle se tourne vers Camille. Cette dernière a suivi le regard d’Olivia. Pour noyer le poisson, Camille dit :
- On se demande si Grégoire se maquille, est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?
Olivia la regarde avec des yeux ronds, les trois femmes éclatent de rire.
- Non ! répond enfin Olivia. Ça, je peux vous l’assurer !
La compétition d’escrime rassemble une très grande part des habitants du domaine. Plusieurs acteurs sont de bons tireurs et beaucoup de figurants s’y adonnent en loisir. Pratiquement tous les villageois sont présents, profitant de l’occasion pour sortir du ronron quotidien. Ils circulent bruyamment, entremêlés aux abords des nombreuses pistes qui raient le sol. Les escrimeurs sont répartis vers les différents pools. Camille admire la prestance de cette discipline sportive. Les assauts sont assez beaux, le costume élégant. C’est la première fois qu’elle assiste à ce genre de démonstration et y prend plaisir. Elle s’est réfugiée au-dessus des gradins, dans la partie où les enfants font leurs premiers matchs. Elle s’amuse à observer les parents qui entraînent leur progéniture. Une main vient se poser sur son épaule. C’est Olivia.
- Bonjour Camille. Vous vous sentez mieux ? l’interroge-t-elle en la fixant amicalement.
- Oui, merci, lui répond Camille.
- Les pools sont pratiquement terminés. Allez voir le match du fond, avec vos enfants. Un des deux était champion d’Italie, et l’autre était quasiment aussi haut dans le classement suisse. C’est un très bel échange et les tireurs vous amuseront. Placez-vous en bout de piste de ce côté-là ! impose-t-elle doucement.
Camille et les enfants suivent le conseil, se faufilent entre les spectateurs et arrivent à la place indiquée. Ils ne sont pas seuls, un petit groupe assiste également à l’affrontement. Le combat vient de commencer. Olivia a titillé sa curiosité sur l’identité des concurrents qui se cachent derrière ces masques, ayant chacun des cheveux noirs et une taille équivalente, elle ne peut que lancer des suppositions. Sabine la rejoint :
- Alors ? Qui gagne ?
- Je crois que c’est celui qui nous fait face, répond-elle, mais je n’en suis pas sûre. C’est impressionnant.
- Si c’est celui-là, ça ne doit pas te plaire ! plaisante-t-elle.
- Ah bon, pourquoi ?
- Tu ne sais pas qui tire ? s’étonne Sabine.
- Non, je ne serais pas surprise que celui qui nous tourne le dos soit Bruno, mais l’autre je n’en ai aucune idée !
- Je te laisse le découvrir ! glousse Sabine.
Ils enlèvent leur masque et Camille stupéfaite reconnaît Bruno et Grégoire ! Beaux joueurs, ils se saluent en plaisantant à force d’accolades. Ces deux-là s’entendent manifestement comme larrons en foire ; ils doivent se fréquenter de longue date. Tout en riant avec son adversaire, Camille a l’impression que Grégoire lance de temps en temps de rapides œillades vers elle. Sabine s’en aperçoit aussi et toujours à l'affût, lui murmure en chantonnant :
- Il te mate !
- Arrête Sabine, on n’est pas seules ici ! chuchote-t-elle, irritée.
Camille n’affectionne pas ce genre d’humour. D’autant moins qu’elle commence à apprécier la compagnie de Grégoire. Il a arrêté son calvaire lors de la demande pour le film, Hugues allait l’assommer par une ixième humiliation, mais qui, cette fois, aurait été publique. Quand ils ont planté le rosier de Damas, ils ont eu une discussion profonde sur les éléments qui les entourent. S’il ne croit qu’à moitié aux baguettes, il ne s’en est pas moqué et il lui a également fait découvrir d’autres intervenants dans la plantation des arbustes, outre l’exposition et le sol. Elle a adoré. Au village, on a rarement des conversations dépassant la vie du domaine, cela lui manque terriblement.
Regagnant ses affaires, le régisseur cherche des yeux quelqu’un qu’il trouve rapidement. D’un tout petit mouvement du nez, il l’appelle, assez crispé. Il s’éponge tandis qu’Olivia s’approche de lui précipitamment, en lui présentant une bouteille d’eau. À mi-voix et sans que personne puisse comprendre dans le bruit ambiant, Grégoire lui désigne quelqu’un. La coach examine, au-dessus de la mêlée, les participants qui s’agglutinent dans un coin précis du gymnase, elle opine du chef tout aussi tendue que Grégoire ; elle se dirige sans hésiter vers quatre individus qui boivent un soda. Ces quatre acolytes très baraqués pourraient être sorteurs ou hommes de main. Camille suit la scène de là où elle se tient. La carrure de ces hommes ne lui plaît pas. Elle se sent mal. Cela lui rappelle trop de mauvais souvenirs. Olivia assigne du doigt deux des armoires à glace et les aiguille vers une personne dans la salle. Les deux baraques déposent leur bouteille sur-le-champ et disparaissent sans demander leur reste. Les deux autres se penchent pour écouter les consignes suivantes. Ils balaient les spectateurs du regard, jusqu’à trouver Camille, ils continuent à la regarder en parlant de nouveau à Olivia. Elle leur répond par deux ou trois mots et ils se séparent. Camille n’est pas assez grande pour distinguer ce qui se trame dans son dos. Intriguée, elle se tourne vers Grégoire, il la fixait sourcils tendus. Il lui adresse un petit salut déterminé de la tête.
Elle en est glacée, liquéfiée, elle laisse tomber les fleurets qu’elle tenait en mains, s’abaisse pour les ramasser et reste accroupie, osant à peine se relever. Elle observe le ballet des jambes autour d’elle. Deux paires de combatshoes valsent entre les obstacles pour se stabiliser à proximité d’elle. Sabine s’incline vers elle :
- Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiète-t-elle.
- Sabine, t’as vu le jeu de Grégoire ? Qu’est-ce qu’il me veut, ce mec ?
- Rien de plus que ce qu’on sait déjà, répond Sabine en souriant.
- Regarde, il m’a scotché deux hommes, insiste Camille en désignant les combat shoes.
Sabine se redresse en prolongeant les chaussures. Elle remarque les deux armoires à glace, elle se retourne vers Grégoire qui la fixe interrogateur un peu inquiet, elle lui adresse une mimique rassurante. Elle se penche vers Camille :
- Le sous-marin peut émerger, pas d’ennemis en vue ! Juste un voilier qui a déployé toutes ses voiles pour faire le beau ! Mais rassure-toi, tu n’as rien à craindre, y a trop de monde pour qu’il passe à l’abordage ! Je resterai à côté de toi, si tu veux.
Camille s’exonde tout doucement. Encore largement tétanisée, elle s’agrippe au bras de Sabine.
- Cool Camille, la raisonne fermement sa copine. Ne lui montre pas que tu as peur, il risque de marquer le point !
- Facile à dire ! lâche Camille, désespérée. Tu trouves que je deviens complètement parano ?
- Je suis quasi certaine que tu ne dois pas te méfier de Grégoire.
Sabine observe Camille. Elle est verdâtre, les lèvres bleues et tremble un peu. Michel s’est bien douté qu’elle ne lui racontait qu’une petite partie du mystère qui entoure la famille Varnas. Il a passé une soirée à essayer de lui tirer les vers du nez sans y parvenir. Cela s’est terminé par une belle échauffourée qui, comme toujours entre eux, s’est finie sur l’oreiller. Le lendemain soir, quand le chef de Michel a débarqué, Sabine a un peu paniqué. En effet, ce type pouvait très bien être un des requins de Camille. Il était tellement à l'affût des lapsus que Sabine lâcherait, qu’elle bredouillait sans cesse, se limitant à la version du commérage amoureux. Il était furieux, ne croyait pas à un mot de son baragouinage. Il la sommait de dévoiler ce mystère pour le bien de Camille et de sa famille. Plus il insistait, plus Sabine comprenait la terreur de son amie et surtout, plus elle percevait que le danger pouvait se profiler jusque dans son foyer.
Elle est restée fidèle à la confidence, pour Camille, ses enfants et pour sa propre sécurité. Maintenant qu’elle lit l’effroi qui taraude sa copine à chaque pas en dehors de chez elle, elle se demande si elle ne doit quand même pas trahir Camille. En parler seulement à Michel. Un fifrelin de l’histoire, pour ne pas être seule à porter ce poids. Elle remet à plus tard ses réflexions, prise par le tourbillon de la compétition.
La rencontre se poursuit joyeusement pour l’ensemble des participants, moins pour Camille qui se retourne sans cesse, observe les armoires à glace, jamais très loin d’elle ou de ses enfants. Nathan et Simiane sont presque au bout de leurs combats quand Hugues débarque en même temps qu'Hélène. Camille n’est pas dupe. Personne n’est dupe. Jovial, il pose la main sur l’épaule de sa femme, en venant aux nouvelles. Elle se dégage sèchement en lui donnant les résultats. Un peu désarçonné, Hugues l’empoigne agressivement par le bras qu’il soulève d’une dizaine de centimètres afin de coller sa bouche contre l’oreille de Camille :
- Ici, tu es en public, alors tu gardes gentiment ta place d’épouse exemplaire, compris ? menace-t-il à mi-voix, avec le sourire.
- Tu tiens tant que ça à paraître un mari irréprochable ? lui balance-t-elle en lui désignant Hélène d’un coup de nez.
Hugues la lâche tout aussi brutalement. Nathan regarde son père avec une lourde rage au fond des yeux, Hugues aperçoit ce teint et, hégémonique, il dévisage son fils avec condescendance.
Après la finale des plus jeunes, celle des adultes est très attendue. Tout le monde se place dans les gradins. Hugues est sorti fumer une cigarette. Sabine, happée par un papa dont le fils concourait avec le sien, n’a pu suivre le mouvement et plante, bien malgré elle, Camille au milieu d’une rangée. Sabine, désolée lui lance un regard impuissant et s’assied le plus près possible. Camille lui répond par un signe de la main fataliste. D’un coup d’œil, la boulangère s’aperçoit qu’elle et ses enfants sont encerclés d’hommes qu’elle ne connaît pas, dont ceux qui la talonnent depuis le début de l’après-midi. À bout de nerfs, elle se lève précipitamment et déclare :
- Il est tard, on rentre tout de suite.
- Pourquoi maman ? se plaint Nathan. C’est le dernier match et c’est Bruno qui doit battre Grégoire.
- Ce serait dommage de rater ça ! renchérit Olivia venue s’asseoir à côté d’elle. Ils en ont pour moins de vingt minutes ! C’est important pour les enfants de voir les pros tirer. Rasseyez-vous, impose-t-elle, je vais vous expliquer comment se déroule l’échange.
- Yes ! s’exclame Simiane. Moi, je suis pour Bruno.
- Viens te mettre de l’autre côté de moi, lui propose Olivia, tu entendras mieux les explications.
- Non ! lâche Camille précipitamment et autoritaire. Elle reste près de moi.
Stupéfaite par le ton de Camille, Olivia l’observe et lit la méfiance et la peur qui se dessinent sur son visage. Elle essaie de calmer le jeu en acceptant avec un sourire qu’elle veut très rassurant :
- Pas de panique, Camille ! Tout va bien. Viens là, Simi ! Entre ta mère et moi.
Camille n’écoute rien des précisions que lui donne la coach. Elle s’interroge sur la connivence entre Olivia, Grégoire et ses sbires. Que lui veulent-ils ? De temps en temps, elle jette un œil vers l’arrière et elle voit que les trois hommes ne s’occupent que de la finale, prenant clairement parti pour Grégoire. Peut-être, comme le pense Sabine, s’est-elle déroulé un film… À la fin du combat, elle ne pourrait pas formuler le score final. Toujours aussi crispée, elle remercie Olivia pour les explications. Olivia l’accompagne jusqu’à la sortie du gymnase, elle a manifestement envie de lui parler, mais elle hésite dans le bruit ambiant. Une fois dehors, elle se décide et le plus doucement possible elle l’entreprend :
- Camille, il est important que vous sachiez pourquoi…
- Alors, qui a gagné ? interrompt Paulette en s’adressant aux enfants.
- C’est Grégoire, râle Simiane.
- Mais Bruno s’est vachement bien défendu, précise Nathan. Ils ont terminé 15-14.
- On ne peut pas dire la même chose de toi ! lance Hugues en débarquant dans la conversation.
Nathan s’est affaissé en serrant les mâchoires. Choquée par cette remarque, Camille dépose les deux mains sur les épaules de son fils en défiant son mari.
- Voilà le père exemplaire, grince-t-elle.
Hugues la nargue, arrogant. Olivia se raidit, observe la réaction des uns et des autres. Paulette ignore Hugues et fixant toujours l’enfant ajoute :
- Je viens de tordre les mouchoirs de deux de tes copains qui enragent que tu les aies plumés ! Tu t’es bigrement bien battu pour une première fois. Qu’en pensez-vous Olivia ?
- Entièrement d’accord ! réplique la coach et, s’adressant à Camille, elle ajoute : justement, je voulais vous proposer de prendre Nathan de temps en temps après le cours, il est vraiment très doué. Simone resterait avec lui, bien entendu, et je les raccompagnerais.
- Ne vous donnez pas tant de mal ! casse Hugues. Vous n’en ferez jamais un champion.
Plissant les yeux, Paulette se retourne vers Hugues et rétorque :
- Il ne me semble pas qu’on vous ait demandé si votre grand-mère chiquait des boulons !
Les deux enfants regardent l’ancêtre avec un sourire admiratif. Camille et Olivia la dévisagent également, ébahies et, dans un ensemble parfait, se tournent vers le boulanger quelque peu déstabilisé.
- Le but n’est pas d’en faire un champion, renchérit Olivia doucement. Votre fils a des réflexes et une rapidité que peu d’enfants ont. J’aimerais les développer.
- Mon fils ? répond Hugues vaguement perdu. Puis il se reprend avec un sourire charmeur : excusez-moi, Olivia. Je ne doute nullement de vos compétences, je suivrais bien vos leçons également… j’irai moi-même les chercher, hein bonhomme ? ajoute-t-il en ébouriffant la tête du garçon qui se raidit et s’écarte prestement.
Olivia se tait, elle toise Hugues en ruminant. Elle n’ose plus rien émettre de peur de compliquer encore plus la situation. Elle enrage. Sabine arrive avec un appareil de photos jetable que Robin, premier de sa catégorie, vient de gagner. Très enjouée, elle demande aux petits de poser avec lui. Olivia tente une dernière approche du côté de Camille. Celle-ci la coupe directement du bout des lèvres, la tête rentrée entre les épaules :
- Je ne crois pas que ce soit possible, déclare-t-elle, et s’il vous plait, n’insistez pas.
Les deux femmes se dévisagent longtemps, une haute vitre blindée les sépare, c’est une cloche à fromage dans laquelle Camille est enfermée. Il faudrait la briser pour qu’Olivia puisse continuer et ce n’est ni le lieu, ni le moment. Elle bat en retraite en lui adressant un petit salut de la main qui exprime plus son impuissance qu’un au revoir. Camille la suit des yeux tandis que les autres s’affairent autour de l’appareil. La coach se dirige d’un pas rageur vers Grégoire. Manifestement outrée, elle lui assène un propos qui doit être sec, rythmé par un doigt pointé vers lui. Grégoire, sourcils froncés, mains sur les hanches acquiesce de la tête, lance un rapide coup d’œil dans la direction de Camille puis croisant son regard, s’en détourne aussitôt pour s’éclipser vers le centre de production.
Camille est totalement démunie. Elle regarde encore l’endroit où ils ont disparu en se posant mille questions à leur sujet. Pourquoi se sent-il obligé de montrer toute cette puissance ? Elle l’avait cru en dehors de tout ça, il n’en est rien. Elle est profondément écœurée de la manière dont il a manœuvré. Ou plutôt, dont ils ont manœuvré, parce que c’est sûr, Olivia est de mèche. Quand il avait planté ce fameux rosier, elle s’était quelque peu laissée bercer par cette discussion, ce monsieur l’avait surtout bercée d’illusions. Camille se reproche ce manque de vigilance, elle est à bout de force, épuisée. Elle a l’impression d’être debout sur un pylône d’amarrage perdu en mer. Elle se retourne enfin vers les siens et propose de rentrer.
- Attends, Camille ! Un dernier cliché de vous tous ! Je vous le donnerai après.
- Sabine, j’ai toujours eu horreur d’être sur les photos ! se plaint Camille.
- Péché d’orgueil, la raille-t-elle. Ce sera un chouette souvenir pour les enfants, c’est leur première compétition, non ?
- Allez, maman, courage ! supplie Simiane.
De mauvaise grâce, Hugues et elle posent pour la traditionnelle photo de famille.
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