Le mari qui ne l'est pas
« Le corbeau Basile voulait tuer ses chats
pour en venir à bout, il roula sur l’un d’eux !
Sur la route près du fort, il le laissa pour mort
Nez, poils, oreilles, pattes et griffes, mais
son frère sauva sa petite sœur de la mort
Son frère sauva, le fait en est certain
D’un coup de baliste, dans les roues de Basile
Et dès le chant du coq les chats étaient là
Le corbeau Basile ne s’avoua pas vaincu
Il maria l’un d’eux avec un d’ses chartreux,
Celui-ci disparut, laissant la chatte confuse
Nez, poils, oreilles, pattes et griffes et
Jonas cacha la chatte et ses chatons
Jonas cacha, Basile en fut comblé
Laissant au vieux corbeau les deux derniers chatons
Mais dès le chant du coq Basile les ciblera.
Les six chats de Basile devront se retrouver
Les six chats de Basile, en Suisse seront sauvés
Autour d’une fleur alpine, Basile sera plumé
Nez, pattes et bec, plumes et griffes et
justice s’ra rendue, Basile empoisonné
Justice s’ra rendue, soyez-en convaincus
Les chats seront sauvés, ils pourront ronronner
Sur le coussin de plumes du corbeau Basile »
Camille regarde par la fenêtre qui chante cette chanson. Elle voit un groupe d’enfants, dont Nathan et Simiane, accompagnés d’Olivia. Ils s’amusent tous à mimer les gestes accompagnant « nez, poils et griffes ».
La boulangère reste pensive devant la fenêtre. A-t-elle bien compris les paroles ? Si c’est le cas, cette chanson est loin d’être anodine. Pourquoi Olivia leur apprend-elle ce chant ? Que cache-t-elle ?
Le facteur sirote sa tasse de café en observant Camille par-dessus ses demi-lunes.
- Voilà déjà les enfants ? demande-t-il.
- Oui. Une minute, je vais leur donner une gaufrette.
James sourit, en penchant légèrement la tête. Camille sort rapidement avec un panier qu’elle présente aux écoliers et à Olivia. Depuis un certain temps, les compagnons de classe se séparent devant la boulangerie. Camille offre régulièrement une friandise à chacun de ces petits accompagnateurs. Elle apprécie que Nathan et Simiane ne soient plus seuls dehors.
- Maman, demande Simiane en entrant dans le magasin, je peux prendre une pâtisserie pour mon goûter ?
- Ce n’est pas parce qu’on joue aux cow-boys dans la rue que tu ne dois pas dire bonjour, Mademoiselle, la réprimande sa mère.
- Hello Mister James !
- Hello Simone, hello Mister X ! répond le facteur, saluant de la sorte Nathan qui entre à son tour.
- Alors, je peux ? insiste-t-elle.
- Jamais de la vie, tu viens d’avoir une gaufrette et hier tu as dévoré un éclair au chocolat ! Aujourd’hui, c’est un laitage.
- S'il te plaît maman, danse Simiane en battant des cils.
- Ça ne sert à rien de m’octroyer ton regard papillon, rétorque la mère de bonne humeur. Allez, hop, à la cuisine !
La tasse en main, le facteur s’amuse de la scène :
- Dure en affaires, ta maman, lance-t-il à la gamine.
- Oui, boude Simiane. C’est depuis qu’elle fait des pâtisseries, elle est beaucoup plus sévère qu’avant sur ce que je mange !
- Et avant, elle faisait quoi ? titille l’homme, toujours trop inquisiteur.
- Rien que des crêpes, réplique la fillette, au soulagement de Camille.
- Des crêpes ? continue James. Mais c’est délicieux, ça !
Simiane disparaît dans l’arrière-boutique, sans répondre.
- Pourquoi appelez-vous Nathan Mister X ? interroge Camille, heureuse de quitter ce terrain scabreux.
- J’ai appris aux enfants un jeu nommé Mister X. Nous avons décidé que celui qui gagne portera le titre de MisterX jusqu’à la partie suivante…
- Ah bon ? C’est vous qui leur avez apporté ce jeu ?
- Oui, je vais à l’école une fois par semaine inculquer aux élèves quelques notions de stratégie. Je ne suis pas d’une grande utilité auprès des vôtres, on dirait qu’ils ont vécu « Mister X » véritablement, en chair et en os, tellement ils sont habiles à se dissimuler. Donc, vous n’étiez pas pâtissière…
Camille le fixe. Elle et lui jouent aussi un jeu de stratégie depuis longtemps maintenant : celui qui découvre le passé de l’autre a gagné. Les règles ressemblent étrangement au go. Ce jeu d’origine chinoise dont il faut encercler les pierres de l’adversaire pour pouvoir gagner. Ça peut durer des semaines sans que le jeu se termine. Il vient d’en ressortir les cailloux. Elle tente une sortie :
- Et vous, étiez-vous postier ?
L’homme soulève ses sourcils en ajoutant un petit mouvement de la tête. Il essaie un tenuki, un coup ignorant la dernière pierre de l’adversaire, pour jouer ailleurs.
- Vous teniez une crêperie en Bretagne… je suis moi-même allé plusieurs fois en Bretagne, près de Douarnenez. Vous connaissez ?
- Pour sûr ! Vous ne m’avez pas révélé quel était votre boulot avant de venir sur les Plateaux, Mister X ?
Le facteur la regarde, incisif. Il est bien stable sur le damier :
- Je m’occupais d’un élevage de chats, lâche-t-il en la fixant.
Extérieurement, Camille ne réagit pas. Elle répond sereine :
- Rien que de chats ?
- Rien que de chats. J’ai une passion pour les chats, je ne supporte pas qu’on les abandonne, ajoute-t-il presque agressivement. Savez-vous qu’une chatte ne délaisse jamais ses chatons ? Seules quelques mères en sont capables, souvent parce qu’elles sont sous l’emprise d’un matou mal léché !
- C’est la vie, prolonge Camille faussement indifférente.
Ses mains tremblent un peu. Elle lisse les papiers de soie devant elle, mécaniquement. Elle reprend son souffle et rétorque :
- Il y a un truc qui m’étonne quand même… Vous m’avez affirmé, il y a quelque temps, que vous n’aviez jamais pu garder une femme, votre job vous obligeant à prendre de nombreux risques. Je ne savais pas les chats si dangereux, sauf bien entendu, si votre refuge est bourré de matous belliqueux !
Mister James est dans le mur. Beau joueur, il sourit de la manœuvre et semble prendre un certain plaisir à écouter les pierres noires et blanches s’entrechoquer dans le sac. Il se débarrasse de son air jovial et de son accent anglais. Il fixe son adversaire et murmure :
- Bravo, Camille. Vous avez gagné une séance-vérité…
Il est interrompu par le tintement du carillon de la porte annonçant la venue de Paulette. Les deux joueurs se tournent ensemble dans sa direction, puis James scrute une dernière fois la boulangère avant de prendre rapidement congé. Il maugrée entre ses dents :
- On verra ça plus tard !
Camille le regarde partir, fort contrariée. Si elle est enfin certaine que cet homme n’est ici que parce qu’ils sont là, elle ne peut pas encore déterminer son bord. « Une séance-vérité ? Bon Dieu ! Mais qu’est-ce qu’il me veut ? » peste-t-elle silencieusement.
La couturière l’interrompt dans ses réflexions :
- En achetant un nain de jardin par internet, j’ai reçu un truc qui pourrait faire marrer vos mômes. Puis-je le leur offrir ?
- Bien sûr ! Merci beaucoup ! Vous avez commandé un nain de jardin ? s’étonne la boulangère, amusée.
- J’adore, c’est kitch à souhait… Pour tout vous avouer, j’en ai trouvé un dont le pantalon descend furieusement, laissant entrevoir un bout de fesses. Je le scellerai entre ma parcelle et celle du facteur, il ne va pas supporter de voir le popotin du nain à longueur de barbecue !
Camille sourit.
- Alors, continue la vieille dame, comment vont vos pieds ?
- Très bien, je vous remercie.
- C’est quand que je peux les masser ?
- Ça me paraît difficile dans la boutique ! réplique Camille.
- Venez chez moi ! J’ai de très bonnes huiles essentielles.
Camille acquiesce sans rien ajouter. Elle n’ira pas. Hugues ne veut plus qu’elle s’éloigne de la plage et de toute façon, elle a trop de boulot pour s’offrir des séances de massage. La vieille pomme scrute la boulangère en dodelinant la tête, elle a bien compris qu’elle ne viendra jamais. Elle choisit son pain et s’efface en musant l’air chanté tout à l’heure par les écoliers. Chiffonnée, Camille la regarde sortir :
- Pas elle aussi, murmure-t-elle.
Simiane est en larmes devant son fromage blanc. Nathan, en face d’elle, se maintient silencieux, fermé.
- Eh bien ma belle, l’entoure sa mère, c’est si dur de manger un laitage ?
- Je ne tiendrai jamais, maman ! se lamente-t-elle. Je viens encore de raconter des bêtises.
- Absolument pas, tu nous as inventé un passé.
Elle s’adresse aux deux enfants et décide :
- Cet homme n’est pas aussi net qu’il laisse paraître. Il est redoutable au Mister X ? On le sera aussi! C’est à lui de nous révéler ce qu’il nous veut ! Tant qu’il ne se démasque pas, nous ne ferons pas un pas ! ajoute-t-elle avec défi. C’est une très bonne idée, ta crêperie. Où étions-nous installés ?
- À Loctudy, propose Nathan.
- O.K., acquiesce Camille avec un petit sourire. Et s’il vous interroge sur un sujet qui vous gêne, répondez par une question sur sa vie à Londres.
- Ou sur les chats, suggère Simiane.
- Oui ! Excellent ! Sur les chats. Je parie qu’il n’en connaît que des broutilles.
Camille embrasse sa fille avant de se relever. Elle regarde ses chatons et ajoute avec bravade :
- On va s’amuser, vous verrez !
Camille attend une ou deux secondes avant de reprendre en dévisageant ses enfants :
- Je voudrais que vous me donniez quelques nouvelles des poissons, demande-t-elle posément.
Nathan lance un regard rapide, presque terrorisé, vers l’atelier. Cette petite phrase qu’ils avaient mise au point en Bretagne, était un code entre eux à l’époque. Si la réponse était « Ils tournent bien gentiment dans leur bocal », c’est que la situation était calme et sans inquiétude ; si par contre on répondait autre chose, c’est qu’il y avait un danger que l’on ne pouvait pas exprimer.
- On les a jetés à la mer… murmure enfin Nathan.
Camille n’émet rien de plus. Elle tremble légèrement, avale sa salive. Elle passe en revue la cuisine et tombe sur le paquet de Paulette.
- Cadeau pour vous ! annonce-t-elle en reprenant un ton enjoué et en frappant sur le colis. C’est de la part de Paulette.
Les enfants se précipitent pour l’ouvrir. Ils découvrent une échelle de corde. Ils se regardent complices et esquissent un léger signe de contentement :
- On peut la garder dans notre chambre ? demande Nathan.
- Oui, c’est votre cadeau ! Mais on peut l’installer à un arbre du jardin si tu veux…
- Non, Grégoire a dit que ce n’est pas bon pour les arbres, on la garde dans la chambre ! décide Simiane, extrêmement catégorique.
- T’as fini tes croissants ? On va nager ? ajoute Nathan, pour couper court à la conversation.
- Le premier à la balise a gagné ! rebondit Camille.
Quelques minutes plus tard, ils courent vers la plage et se ruent dans la mer. Nathan hurle, accroché à la bouée :
- Gagné !
- Bravo, s’exclame Camille.
- Le premier à la serviette ! lance Simiane qui prend dès lors une petite avance.
- Tricheuse ! rouspète Nathan en s’élançant à sa poursuite.
Après ces deux courses, les enfants continuent à se baigner tandis que Camille s’allonge sur le sable. Elle les laisse décompresser un peu, avant de repartir à l’attaque sur le danger non exprimé. Elle se plonge dans un roman, heureuse de cette trêve impromptue. Grégoire se plante devant elle :
- Je peux ? sollicite-t-il.
- C’est bien la première fois que vous me demandez l’autorisation ! répond-elle extrêmement cassante.
Tandis que Grégoire s’assied à côté d’elle, Camille se redresse, se cale en boule, tout en jetant un rapide coup d’œil autour d’eux. Méfiante, elle vérifie que les enfants ne sont pas loin ; elle examine méticuleusement sa position : Grégoire est en maillot, il ne cache donc aucun moyen de pression. Il est seul, pas de sbire en vue et les quatre familles qui sont installées aux alentours permettront un repli jouable. Grégoire capte directement l’analyse qu’elle vient de se formuler et la conforte dans ses conclusions. D’ailleurs, il s’est mis en maillot à cet effet. Il a pris un temps fou à choisir son vêtement, et a opté pour un maillot-short le plus vieux qu’il soit. Ne pas paraître, ne rien lui cacher, l’amadouer. Il déglutit.
Camille en a trop bavé pendant la compétition d’escrime pour ne pas lui en vouloir. Le temps d’un après-midi, elle s’est retrouvée, un an en arrière, en Bretagne, quand elle faisait les courses avec perpétuellement deux messieurs désobligeants accrochés à ses baskets. Même si, ici, ces hommes étaient discrets, elle n’a pas du tout apprécié la méthode. Il n’y avait aucune raison de l’importuner de la sorte. Rien qu’en y repensant, Camille sent la colère remonter en elle. Elle le scrute comme lui l’a si longuement fouillée. Il en est gêné, mais cela ne l’arrête pas, son regard est froid, hostile, résolu à ne pas lâcher sa proie.
Depuis le début de sa promenade, Grégoire a imaginé toutes les manières de l’approcher. Cela fait longtemps qu’il voudrait y parvenir, mais ajourne chaque fois l’échéance.
Il espérait, en plantant le rosier, se trouver seul avec elle dans son jardin et l’aborder plus naturellement. Les baguettes n’étaient pas une raillerie. Du coup, Sabine était là avec deux de ses enfants pour admirer la prestation. Paulette s’y était arrêtée et, toujours aussi curieuse, avait posé une longue série de questions quant à l’application de ses actes. Camille y avait répondu, passionnée. Il avait aimé la voir sous ce jour-là : Camille heureuse, oubliant ses craintes le temps d’un cours improvisé sur la géobiologie. Il l’avait dévorée des yeux tandis qu’elle s’était lancée dans toutes ses explications, avait également sollicité quelques précisions pour prolonger l’entretien. Ils avaient eu une discussion à bâtons rompus sur la forme des arbres qui pouvait être influencée par le sol, avaient philosophé sur le parallèle qu’on pouvait dresser entre l’homme et la sève qui coulait dans les veines. Il avait adoré. Paulette s’était retirée, entraînant Sabine dans son repli. Ils s’étaient retrouvés seuls dans le jardin, entre les feuillages. Tout était rassemblé pour qu’il lui parle. Ils étaient si proches, il est certain que Camille avait autant apprécié ce moment que lui. Il avait renoncé parce qu’il avait peur qu’Hugues puisse les surprendre. En réalité, il doit bien se l’avouer, il n’avait surtout pas voulu rompre le charme, il croyait désormais l’aborder plus facilement.
Depuis, il y avait eu la compétition d’escrime…
Elle n’a rien compris de ce qui s’ourdissait dans son dos, elle a construit un mur supplémentaire à sa tour, il s’en morfond. Si près du but ! Depuis, il n’ose plus aller chercher son pain.
Il ne peut plus attendre. Dissimulé derrière les parasols, ça fait une demi-heure qu’il poireaute. Il voulait ne plus se laisser dépasser par Sabine qui l’accapare à cette heure-là. Du bout de la plage, il l’a fixée en répétant le laïus qu’il allait lui déclarer. Cette petite réplique bien sifflante déjoue, comme toujours avec elle, tous ses plans. Pourtant, il devait s’en douter. Il se reproche de ne pas l’avoir envisagé. Piétinant dans ses pensées, Grégoire n’arrive pas à verbaliser ce qu’il doit lui communiquer. Il ne s’est jamais retrouvé de ce côté-là de la barrière. Elle l’intimide, joue avec lui, comme un chat avec une boule de laine. Figé devant la mer, il reste silencieux, sans oser regarder Camille et triture un papier qu’il tient en main. Celle-ci patiente, prend de l’assurance :
- Alors ? lâche-t-elle, glaciale. C’est quoi le dessert ? J’ai bien vu où était l’entrée, j’ai dégusté le plat consistant, et maintenant ? Qu'est-ce que vous allez me servir ?
- Vous vous trompez, Madame, répond Grégoire entre ses dents.
« Madame ? Monsieur prend ses distances… » apprécie Camille silencieusement, avant de continuer tout aussi froide :
- Je me trompe sur quoi ? Sur l’entrée, le plat consistant ou le dessert ? On serait déjà au pousse-café ?
- Sur tout, grince Grégoire.
- Ah bon ? Vous semblez pourtant digérer un plat plantureux ! lance-t-elle ironique.
Clac ! se ferme l’huître-Grégoire. Il veut partir. Ça ne sert à rien de rester, elle n’entendra rien. Il chiffonne encore plus le papier qu’il tient en main. Replie ses jambes, prêt à lever le camp. Camille remarque la fuite envisagée, mais désire crever l’abcès.
- Ah non ! Ne fuyez plus, s’il vous plaît ! ordonne-t-elle. C’est quoi votre plan ?
- Je n’ai jamais fui ! murmure Grégoire vexé au fond de sa coquille.
- Comme tout bon militaire ! grince-t-elle.
Grégoire lui lance un regard offusqué avant de disparaître à nouveau.
- Et ne soyez pas tant soupe au lait, soupire-t-elle vaguement plus conciliante. Expliquez-vous au moins !
- Soupe au lait ? s’entrouvre l’huître, intriguée.
- Susceptible !
- Moi, susceptible ? se froisse-t-il, immanquablement.
Camille ricane ouvertement.
Re-clac, se referme le crustacé devant la mine narquoise. Il s’apprête à prendre congé sans autre commentaire. Non, se ravise-t-il. Elle le traiterait de poltron. Il n’en supporte pas l’idée, mais pourquoi perd-il tous ses moyens quand il se trouve à moins de deux mètres d’elle ? Il fixe de nouveau la mer. En un mouvement, il se tourne vers elle, ses yeux ont un mal fou à s’arracher de ses pieds pour grimper jusqu’à son visage et une fois qu’ils y sont arrivés, il s’y arrime et lâche d’une traite :
- Vous vous trompez sur les jalons que je pose autour de vous, j’en suis profondément désolé.
Camille ne le quitte pas du regard, avale les regrets formulés avec une pincée de scepticisme. Elle bouge légèrement la tête, en levant un sourcil.
- Et ? demande-t-elle dubitative.
Camille persévère, le sonde. Elle touille dans ses pensées, sa conscience, elle l’empêche de se concentrer. Elle ne soulèvera pas un doigt pour évaporer la gêne qu’elle provoque. Il se ressaisit et à brûle-pourpoint continue :
- Camille, le secret que vous gardez vous plombe et vous tuera. Vous et vos enfants.
La tête de Camille se fige. Les tendons de son cou vibrent un peu, traduisant une tension interne qui n’échappe pas à Grégoire. Elle laisse couler un sablier puis très calmement elle répond, toujours aussi sibérienne :
- Qu’est-ce que vous me voulez, Monsieur ? Ce n’est pas parce que vous avez assisté à une belle scène de ménage que vous devez en conclure que mon couple bat de l’aile.
Enfin, une réplique qui lui permet de rebondir ! Grégoire rétorque, exagérant son scepticisme :
- De ménage ? Une scène de ménage ?
La tour de Camille se lézarde, son regard exprime ce qu’il avait déduit. L’ébréchure est béante. Une large fente dans laquelle il pourrait se glisser, mais il n’y entre pas. Il se l’est promis. Il franchit juste le seuil de ses yeux, saute entre les cils aussi profondément qu’il le souhaitait depuis longtemps. Il continue doucement, il espère qu’elle ne se raidira pas.
- De quel couple parlez-vous ? L’homme qui nous épie derrière la véranda n’est pas votre mari. Il vous malmène et cela m’étonnerait qu’il s’arrête là.
Camille pâlit sans rien ajouter. Son cœur bat la chamade, elle est pétrifiée. Prisonnière de sa cloche à fromage, elle étouffe maintenant. Elle regarde la mouche de l’autre côté de la vitre, qui danse devant elle, et cherche en quoi sa découverte va le propulser dans son jeu, mais Grégoire ne joue manifestement plus. Il n’est plus cette mouche devant un morceau de fromage. Il reste étrangement serein, tourne autour de la cloche, pour en observer les contours, mais le verre est lisse, blindé. Grégoire tente une ouverture et, tout en se relevant, glisse dans son livre, le bout de papier qu’il triturait.
- Vous êtes en danger, Camille. Voici mon portable, vous pouvez me joindre jour et nuit.
Camille ne bouge pas d’un pouce, elle articule légèrement sonnée :
- Je ne suis pas de ce genre…,
- De femme à s’épancher sur l’épaule d’un homme comme moi ? interrompt Grégoire flegmatique. Je m’en suis aperçu, merci ! Vous êtes au-dessus d’une falaise et les rochers s’effritent à vos pieds. Même les plus grands grimpeurs ont besoin de corde. Camille, êtes-vous sûre que vous vous en sortirez toute seule ? résonne encore la voix de Grégoire sur les parois de sa prison de verre.
Camille s’est tue, elle se mord la lèvre, prolonge le bras de fer entre les quatre yeux. Ce n’est d’ailleurs plus un bras de fer, ce sont des amarres qu’elle n’arrive pas à fixer. Sa cloche repose sur un radeau en plastique mou. Elle est perdue dans un immense océan, ballottée par les flots, elle sent le froid de l’eau sous ce sol mouvant. Ce Grégoire est bien trop inaccessible pour qu’il attrape un cordage.
- Rassurez-vous, je resterai à ma place ! ajoute-t-il tranquillement, avec un petit sourire très doux, avant de tourner les talons.
Camille le suit du regard. Elle palpe le papier sans le palper, lit le numéro sans le lire, le glisse dans son livre sans l’y glisser.
- C’est qui, ce type ? prononce-t-elle à mi-voix.
- Je n’ai pas voulu vous déranger, mais maintenant que la place est libre…
Camille sourit à son amie qui s’assied à côté d’elle.
- Et alors ? demande la commère. Un rendez-vous amoureux ?
- Non ! Un pêcheur qui s’excuse d’avoir titillé le poisson, tu connais ça, toi ?
- Peut-être qu’il relève sa canne à pêche pour réamorcer ! suggère-t-elle goguenarde. Il t’a quand même filé son numéro !
- Il a arrêté de jouer, réfute-t-elle d’une voix atone. Purée, Sabine ! Ce type est en train de découvrir que je ne suis pas boulangère.
Sabine agite ses serviettes sans oser regarder sa copine. Elle tremble légèrement. Perdue dans ses pensées, Camille est tellement hébétée qu’elle ne remarque rien.
- Je ne suis pas lavandière non plus ! réplique enfin Sabine. Il y a Mister James qui nous invite à prendre un thé un de ces jours, toi, moi et lui sans personne d’autre ! On doit choisir un moment, il se débrouillera pour être libre !
- La barbe ! Il m’énerve ce mec ! s’emporte Camille. C’est impossible, Hugues ne veut plus que je quitte la plage.
Camille réfléchit cinq secondes puis décide :
- Et puis zut ! Dis-lui de venir ici, demain pendant notre heure de gym, on en saura peut-être plus sur son jeu !
Camille lui raconte son entretien avec le facteur et la réaction des enfants. Elle tait le reste de la rencontre avec Grégoire. Paulette les interrompt en se plantant devant elles. Les mains sur les hanches, les genoux légèrement arqués, son dos voûté et son large chapeau fiché sur la tête, elle s’accorde parfaitement au décor du Far West. Camille sourit en la voyant ainsi :
- Mais voilà Calamity Jane ! lui lance-t-elle.
- Et faites attention, je suis armée ! réplique la vieille dame en exhibant un flacon. C’est de l’huile d’argan. Quand est-ce que je peux vous masser les pieds ?
- Vous massez les pieds ? s’exclame Sabine intéressée.
- Oui, je suis podologue ! J’adore papouiller les pieds et personne ne me prête ses pieds ! Je vais perdre la main ! Camille, vous offrez bien votre nuque à Sabine, pourquoi pas les pieds ? C’est très important les pieds, c’est la base de l’édifice ! s’enflamme-t-elle.
- Allez-y, capitule Camille. Je vous les lâche ! Mais je vous préviens, je suis très chatouilleuse !
Sabine et Paulette prennent chacune un pied et au fur et à mesure du massage, Paulette instruit Sabine sur la technique employée. Se trouvant des points communs, les deux femmes papotent, tandis que Camille s’engouffre dans un sommeil profond. Au bout d’un moment, la vieille dame regarde Camille endormie.
- Elle est au bout de toutes les résistances possibles, chuchote-t-elle à sa collègue. Elle ne tiendra plus longtemps. Si vous pouvez l’aider, je vous en prie, n’hésitez pas. Ce sont des salopards de l’avoir torturée comme ça et le mec qui se cache derrière la véranda est un pitbull sournois !
Sabine écoute, pensive. Elle hoche la tête sans rien ajouter. Sans qu’elles s’en rendent compte, Simiane s’est plantée devant elles et respire bruyamment. Suspicieuse, elle examine les deux masseuses en plissant les yeux.
- Lâchez ma maman ! intime-t-elle durement.
Son corps entier crispé sous le drap de bain exprime la terreur. De la pointe des orteils à la cime de la tête, Simiane tremble dans de petites secousses saccadées qui impressionnent Sabine.
- Ne t’inquiète pas, mon petit loup, lui répond-elle doucement. On lui masse juste les pieds. C’est tellement décontractant qu’elle s’est endormie. C’est tout. Tu peux avoir confiance.
Paulette soulève ses vieilles paupières sur la fillette, lui sourit et lui fait un clin d’œil. Elle dépose délicatement le pied sur le sable et se relève en déclarant :
- Voilà, fini pour aujourd’hui !
Paulette disparaît laissant le soin à Sabine de réveiller son amie et de gérer Simiane qui n’arrive pas à sortir de l’épouvante. L’enfant fixe la couturière qui s’éloigne. Elle est aussi tendue qu’une centrale électrique, enroulée dans sa serviette qui accentue le tremblement interne. Sabine s’accroupit devant elle, en la recoiffant chaleureusement tandis que Camille émerge de son sommeil, un peu perdue.
- N’aie crainte, ma jolie, murmure Sabine. Je te jure que je ne lui ferai aucun mal. Ni à ta maman, ni à vous deux, d’ailleurs.
- Tu peux faire du mal sans vouloir faire du mal, souligne d’une traite la fillette, les yeux toujours braqués sur le dos de Paulette.
Sabine est soufflée. Elle ne sait que répondre. Elle observe l’enfant, hésite quant à l’attitude à adopter. Camille se redresse et scrute sa fille, interloquée :
- Tu as eu peur, Simi ? demande-t-elle doucement.
Simiane ne réagit pas. Encore largement prise dans sa terreur, elle claque des dents tout en suivant la progression de la vieille dame au bout de la plage.
- Rassure-toi, prolonge Camille. Ça m’a fait un bien fou. Qu’est-ce qui t’inquiète ? C’est Paulette ?
Sans rien ajouter, Simiane retourne près des autres gamins en lançant quelques regards vers Paulette qui disparaît. Camille et Sabine restent interdites face à cette réaction. En quoi ce massage l’a-t-il traumatisée autant ? Un mystère à approfondir, ou une piste sur leur silence…
Sabine examine son amie, tendrement :
- À voir le comportement de Simone, tu n’as rien expliqué du repli possible chez moi. Savent-ils que tu as entièrement confiance en nous ?
- Non. Pas encore.
- Si tu veux que ma maison soit un refuge pour eux, tu dois le leur dire sinon, ils n’oseront jamais débarquer. Je suis vraiment inquiète quant à l’état de Simone.
- Tu as raison. Je leur en parle tout de suite.
Dès le départ de Sabine, Camille décrit le plan de secours, tout en secouant les serviettes. Les deux enfants restent de marbre. Ils regardent leur mère gravement. Nathan finit par demander entre ses dents :
- Et Hugues, il est au courant ?
- Non. Je ne sais plus sur quel pied danser vis-à-vis de lui, avoue Camille.
- Tu fais bien, murmure Nathan à bout de force.
- Tu peux m’expliquer pourquoi ? tente Camille soufflée par le regard perdu et inquiet de son fils.
- Je ne peux pas, émet-il d’un fifrelin de voix, en la suppliant des yeux.
Camille en est liquéfiée. Elle continue machinalement à remuer son drap. De la véranda, Hugues les appelle pour le dîner. Les trois tournent la tête ensemble. Camille effectue un geste de la main tout en ramassant avec les enfants le reste des affaires.
- Écoute Nathan, je ne suis pas sûre que ce soit un bon plan de te taire.
- Je n’ai pas le choix, pousse-t-il encore très faiblement.
Juste avant qu’ils n’arrivent dans le jardin, le garçon ajoute très vite :
- Maman, fais semblant de rien !
- Combien ? interroge Camille. T’as eu combien en dictée ?
- 16, réplique le gamin, soulagé.
- 16 ? intervient Hugues. Tu pourrais obtenir un 18 !
- C’était une dictée non préparée, se défend Nathan, et la prof m’a félicité !
- Si la prof t’a félicité, je n’ai plus rien à dire ! rétorque-t-il, arrogant.
- Mais tu n’as rien à dire ! maugrée Camille. L’école, c’est mon domaine.
Hugues se retourne sur elle, menaçant. Il avance comme un loup fixant sa proie, la lèvre supérieure légèrement retroussée. Pas trop à l’aise, Camille maintient sa position. Hugues la toise un instant, toujours méprisant, la désigne du doigt :
- Ne me contredis plus, s'il te plaît, hache-t-il entre ses dents.
Il se redresse, se retourne vers les enfants et, d’un ton enjoué, annonce le spaghetti. Le temps du dîner, Hugues tente de renouer le dialogue, devient presque convivial, le repas sur la table en est la preuve, c’est loin d’être dans ses habitudes. Nathan et Simiane répondent gentiment, tandis que Camille essaie de suivre tant bien que mal le mouvement. Ce que vient de lui souffler Nathan la consolide dans ses intuitions. Elle en a assez des bobards de Hugues et n’a plus aucune confiance en lui. C’est fini.
Hugues fixe sa femme :
- T’as parlé à Sabine ?
- Que devais-je lui dire ? demande Camille, innocemment.
- Rien, répond-il entre les dents. Et Grégoire ? Qu’est-ce qu’il te voulait ?
- Grégoire ? Rien.
Hugues soupire, exaspéré, débarrasse les assiettes et se retire dans la cuisine. Dès les enfants envoyés au lit, il revient sur le sujet.
- Camille, j’en ai appris de belles sur Sabine. Elle t’a donné la photo ?
- Non.
- C’est dangereux qu’elle ait cette photo et ce négatif en sa possession. Prétexte-lui en effet un agrandissement. D’autre part, tu as eu raison de te taire. Méfie-toi d’elle.
- Pourquoi ?
- C’est une véritable pipelette, elle a déjà raconté le peu que tu as révélé sur l’affaire. Tu ne devrais pas rester perpétuellement avec elle, elle n’est absolument pas fiable.
Camille pâlit un instant. Elle observe son mari, vaguement sceptique :
- À qui a-t-elle divulgué ça ? murmure-t-elle.
- Au facteur.
- Hé bien tu vois, c’est toi qui voulais que je me confie à elle ! répond-elle à moitié soulagée. Je suis manifestement plus prudente que toi !
Que Sabine dévoile quoi que ce soit à Mister James est de l’ordre du peu probable ou alors, elle est vraiment tordue. Et ça, Camille ne le croit pas, même si au fond d’elle une certaine crainte persiste. C’est bien Sabine qui vient de lui proposer un entretien entre elles et le facteur. Elle laisse ses suppositions profondément calées au creux de son ventre, sans les émettre tout haut. Il n’est pas question qu’Hugues sache qu’elle s’est confiée à la lavandière.
- Tu plaisantes ! claque-t-il. Tu as le don de côtoyer ceux que tu ne devrais pas ! Paulette en est aussi un bon exemple.
Camille ricane tout en essuyant la table. Hugues n’a pas du tout apprécié de s’être fait tancer par la vieille dame. Il n’affectionne pas plus la figure caustique de sa femme. Clairement menaçant, il l’attrape violemment et la coince contre le mur.
- Et à ce propos, j’exige que tu me racontes ce que Grégoire te voulait, grince-t-il, une main serrant son bras, l’autre soutenant son menton.
- Lâche-moi, somme-t-elle en dégageant son menton.
- Qu’est-ce qu’il te veut ? insiste-t-il.
- Pourquoi ? riposte-t-elle. Il est dangereux ? Je croyais qu’on était en totale sécurité ici.
- Camille, tu as vu comment il te regarde?
- À mon âge, je n’ai pas besoin de chaperon, rétorque-t-elle. Tu joues les maris jaloux ou représente-t-il un autre danger ?
Camille scrute Hugues. À la tête qu’il prend, elle sait qu’il lui balancera un canard. Presque amusée, elle attend la réponse qu’il va lui fourguer.
- Son père détient la moitié des parts du groupe Edelweiss.
- Ah ? s’étonne Camille avec un large sourire. Edelweiss ! Il travaille dans les fleurs ? Mais qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ! Je ne vois pas en quoi ça nous regarde, d’ailleurs !
- Edelweiss ne te fait pas peur ?
- Ben non ! Si tu croyais m’intimider, c’est loupé !
Hugues examine Camille avec stupéfaction. Celle-ci réfléchit un instant puis ajoute :
- Pourquoi cela devrait-il m’angoisser ?
- Eh bien, tu sais ce que l’entreprise joue dans notre affaire ?
- Non, avoue Camille intriguée. C’est quoi, cette histoire ?
Hugues est de plus en plus incrédule. Camille le regarde tellement ahurie qu’il lance une seconde question :
- Tu ne connais vraiment pas la firme pharmaceutique Edelweiss ?
- Non, répond sincèrement Camille. À l’hôpital, Simiane n’a pas eu une mauvaise médication et en général, on ne se soigne que par homéopathie. En quoi cette firme est-elle si dangereuse pour nous ?
Pantois, Hugues s’éloigne d’un pas, Camille en profite pour s’écarter de son emprise. À présent, il cherche désespérément une porte de sortie :
- En rien, bredouille-t-il. Grégoire n’est redoutable que pour toi. C’est un homme puissant, c’est tout…
- Je ne te demande pas de compte sur tes affaires de cœur, rétorque-t-elle cassante.
Camille ne voit pas venir le coup de poing qui suit sa réplique. Un peu sonnée, elle se soutient au mur. Quand elle rouvre les yeux, le nez d’Hugues est à quelques centimètres du sien. Son haleine chargée lui crache :
- Ici, c’est moi qui commande. Je ne tolérerai plus une de tes petites remarques moralisatrices. T’as pas à intervenir sur ce que je dis ou je fais à tes gosses, non plus. Compris ?
Camille se tait. La tête penchée en avant, elle reprend petit à petit ses esprits. Sa lèvre est fendue, elle suce la plaie. Le goût de son sang la raidit, plus qu’il ne la soumet. Déterminée à ne pas acquiescer, elle fixe rageusement Hugues en serrant les dents.
- Désormais, continue-t-il, tu ne touches plus à l’ordinateur, tu fais gentiment ton boulot et tu ne vas à la plage qu’une heure par jour. D’accord ?
Camille est devenue un caillou. Elle ne réagit pas, même si elle bout intérieurement.
- D’accord ? répète-t-il en peu plus menaçant. Sinon... ajoute-t-il.
- Sinon ? reprend Camille, un peu trop frondeuse.
Hugues l’observe cherchant manifestement à l’impressionner davantage. En une fois, il lui plaque une main sur un sein et l’autre sur la cuisse tout en l’écrasant de tout son corps contre le mur. Il glisse un genou entre ses jambes et lui grince dans l’oreille :
- Je t’obligerai au devoir conjugal.
Hugues la maintient ainsi en caressant la cuisse trente secondes. Camille tourne la tête de l’autre côté. Il la lâche tout aussi brutalement et ajoute avec un sourire mauvais :
- Et ça, tu vas pas comprendre ce qui t’arrive.
Il tourne les talons et s’enfuit dans la nuit, par la véranda.
La nausée à fleur de lèvres, Camille reste un moment sans bouger. Elle s’accroupit le long du mur, couvre son visage de ses mains, en essayant de faire le point. Elle devrait sans aucun doute aller chez Sabine. Mais après ? Comment pourra-t-elle se cacher ? Quitter le village n’est pas une solution. De l’autre côté de ces murs, la guette un danger bien plus grand qu’un faux mari violent. Remballer ce pervers équivaudrait à perdre son emploi et Hugues n’acceptera pas qu’elle vive ailleurs tout en travaillant à la boulangerie. Elle est coincée.
Grégoire a raison, elle ne peut pas s’en sortir toute seule. Il l’a impressionnée tout à l’heure. Il n’est pas aussi primate qu’il en a l’air, il est resté sagement à sa place.
Lui téléphoner n’est pas une solution non plus… Quand bien même, Grégoire voudrait la protéger comme il le prétend, il ne pourrait s’imaginer à quel point sa mélasse est profonde ! Désabusée, Camille sourit en visualisant ce coup de téléphone : Grégoire galoperait sur son cheval blanc, chevaucherait tous les obstacles, trop heureux de jouer les justiciers. C’est sûr. Mais dès qu’elle lui aurait balancé l’ensemble de l’affaire, il la jetterait comme une vieille chaussette, tout aussi rapidement. Elle regarde son livre dans lequel il a glissé le papier, déposé négligemment sur l’appui de fenêtre, elle le gardera sur elle, un « brisez la glace en cas d’urgence », conclut-elle.
Elle s’apprête à se lever pour prendre le billet quand une silhouette passe furtivement de l’autre côté de la vitre. Tétanisée, elle tend l’oreille, attend le bruit suivant qui déterminerait si l’homme entre par la véranda restée ouverte.
Ça ne peut pas être le pion qui rôdait avant que Camille l’ait signalé à Hugues. Depuis ce jour-là, l’inconnu n’est plus revenu. Hugues lui a affirmé que l’équipe de sécurité l’avait interpellé et expulsé ; il s’agissait d’un voyeur, plus que d’un guetteur. On l’avait aperçu en dessous de plusieurs fenêtres. Camille entend les éclats d’une bagarre qui se déroulerait juste assez loin pour qu’elle puisse y jeter un coup d’œil prudent. À quatre pattes, elle éteint la lumière et se dirige vers le carreau. Elle assiste à une échauffourée entre son mari et l’individu dont elle n’a aperçu que la silhouette. Deux joggeurs arrivent à ce moment-là, interceptent le quidam et lui envoient quelques coups qui l’assomment complètement. Hugues s’entretient cinq secondes, avant de s’enfuir avec ses complices du côté des rochers.
Camille est glacée, elle saisit le papier de Grégoire qu’elle glisse dans sa poche avant d’empoigner son téléphone. Toujours à quatre pattes, elle abandonne son poste et rejoint la cage d’escalier. Elle y reprend son souffle, puis passe par la salle de bains où elle se rince le visage. Un peu rassérénée, elle décide de dormir avec les enfants. Elle se dirige vers sa chambre pour prendre sa couette. Un homme ensanglanté frappe au carreau. Affolée, Camille attrape son édredon, et sort de la pièce précipitamment en fermant la porte à clé avant de se cloîtrer elle-même dans celle des petits. Elle observe leur chambre. Ils ont déjà installé l’échelle de corde l’attachant au pied du lit, ils s’apprêtent à quitter le navire. Ils sont épouvantablement harcelés, ils se défendent sans leur mère. Elle ne parvient pas à les tirer de leur mutisme. Pourtant, ça devient urgent. Quelques bruits discrets retiennent tout à coup son attention. La fenêtre de cette pièce donne sur l’autre côté de la maison. Camille se cache derrière un rideau pour épier un instant la rue.
L’homme blessé est là, face à la façade. Il regarde dans sa direction. Camille n’identifie pas ce long échalas dégarni et grisonnant. Elle n’est pas sûre qu’il soit mauvais, mais prudente, elle continue à le surveiller. Que lui veut-il ? Il a levé les bras au-dessus de sa tête, en croisant les poignets. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Soudain, l’inconnu est distrait par un mouvement dans la rue et disparaît rapidement.
Camille s’apprête à téléphoner à Grégoire. C’est trop. Il lui faut de l’aide. Elle cherche son téléphone qui devait être coincé dans sa couette et réalise que dans la précipitation de ses gestes pour prendre ses couvertures, elle a dû le laisser tomber entre sa chambre et celle-ci. Elle n’a pas le temps de pester sur sa situation qu’Hugues rentre dans la maison. Il monte les escaliers à pas de loup, et s’immobilise devant la porte de la chambre de Camille. Il essaie manifestement d’y entrer, puis gratte à la porte en émettant :
- À demain, ma chérie ! Je prends le téléphone qui traîne.
Annotations