La mort du matou
Camille ne s’était endormie qu’à cinq heures. Hugues du bas de l’escalier lance d’un ton enjoué :
- Hop, hop, hop ! C’est l’heure du réveil !
Camille avise sa montre, déjà sept heures. Elle jette un coup d’œil dans la rue. Deux cow-boys bavardent en dessous de chez elle. Hugues reprend son refrain, toujours aussi guilleret.
- Camille, dépêche-toi ! La boulangerie t’attend. Les enfants debout ! C’est l’heure de l’école.
Simiane ouvre la porte, sans trop réfléchir et passe devant Hugues, tel un somnambule pour se diriger droit sur la salle de bains. Hugues pousse la tête dans la pièce et ajoute d’excellente humeur :
- T’as dormi là ? J’ai pas voulu te réveiller pour la commande de la régie, tu roupillais tellement bien ! Excuse-moi pour hier soir, j’avais un peu bu. Bon, c’est pas tout ça, faut que tu te lèves, les premiers clients s’impatientent. T’inquiète pas, je m’occupe des gosses.
Hugues avait ramassé le téléphone de Camille qu’elle avait laissé tomber la veille entre les deux chambres. Depuis, il l’a glissé dans sa ceinture. Elle le fixe un instant, il la toise. Elle remonte se yeux jusqu'à lui, et détourne la tête. elle ne lui fera pas le plaisir de le lui demander, il n'attend que ça. De toute façon, elle ne pourrait pas l'utiliser.
Alors qu’elle s’apprête à ouvrir le magasin, il lui attrape le bras et lui désigne un micro, lui promet de jolies représailles si elle émet n’importe quoi à son sujet. Écœurée, elle accueille les premiers clients sans rien ajouter. Les enfants ne tardent pas à descendre et entrent dans la boulangerie où Hugues leur donne un pain au chocolat comme petit déjeuner. Nathan fixe sa mère, inquiet en indiquant sa lèvre.
- C’est rien ! répond Hugues, en mettant une main assurée sur l’épaule de Camille. Elle s’est juste cognée à la porte de l’armoire que tu as laissée ouverte en prenant le ketchup hier soir, pendant le dîner. Tu vois, tu ne peux pas t’empêcher de faire du mal, même à ta môman !
Camille nie de la tête, assommée. Nathan pâlit en fustigeant Hugues avec une pointe de rogne au fond des yeux. Sans attendre la réaction de Nathan ou de Camille, Hugues envoie :
- Allez vite, les morveux, à l’école !
- On est malades, on reste ici, articule Nathan.
- Pas question, mon petit ami ! dicte Hugues en les agrippant tous les deux par le col. Dehors ! C’est très vilain de sécher les cours !
Tandis que Nathan lance encore un regard désespéré vers sa mère, Hugues apostrophe déjà Olivia :
- Tenez, je vous les confie ! Ils ont peur de l’école parce qu’ils n’ont rien étudié, comme d’habitude !
Nathan et Simiane paniqués n’avancent pas d’un pas, tournant la tête sans discontinuer entre la coach et Camille.
- Vous venez ? invite Olivia avec un sourire engageant.
- Allez-y les enfants, émet Camille atone.
Nathan et Simiane se font directement happer par quelques copains et Olivia. Les deux cow-boys qui poireautaient devant la porte leur emboîtent le pas. Dès qu’Hugues aura rejoint son atelier, Camille s’est juré qu’elle suivra silencieusement une des deux villageoises en qui elle a totalement confiance, Sabine ou Paulette. Hugues est resté derrière le carreau et observe la scène avec un sourire satisfait.
- Viens voir, Camille, l’enjoint-il.
Camille continue à ranger les baguettes sur les étagères, sans réagir à l’injonction. Hugues l’empoigne par le bras et la braque devant la vitrine.
- Tu vas apprendre à obéir, ma chérie ! intime-t-il. Regarde tes petits comme ils sont bien entourés : j’ai engagé deux hommes en plus pour les protéger. Ils feront le guet devant l’école toute la matinée. À la moindre tentative de ta part de me nuire, ils iront chercher les enfants dans leur classe, puis je verrai ce que j'en ferai ! l’assomme-t-il en lâchant brutalement
Camille ne dit rien, serre juste les dents un peu plus fort en détournant la tête. Avant tout, il faut mettre les enfants à l’abri, elle doit prévenir Sabine au plus vite. Lui envoyer un message pour qu’elle puisse les prendre à l’école. Camille parcourt le magasin des yeux dans l’espoir de trouver de quoi écrire. Elle tombe sur le carnet de commandes et le fixe avant de relever la tête, sur son mari. Hugues a suivi son regard, empoigne le cahier en ajoutant :
- Aujourd’hui, c’est moi qui note ! Et pas de ménage, tu restes ici, ou tu travailles avec moi à l’atelier.
Il emporte le carnet et tourne les talons. Très peu de temps après, Olivia entre dans la boulangerie. Elle est un peu essoufflée. Elle sillonne rapidement la pièce des yeux hésitant à prendre la parole. Elle fixe les croissants un moment, revient sur Camille qui ne dit mot. La coach murmure :
- Les enfants sont à... commence-t-elle avant de se faire interrompre par Hugues qui ouvre la porte de l’atelier brutalement.
Olivia lui sourit très avenante, un peu enjôleuse. Son déguisement met ses formes en valeur, le corset gonfle délicatement la courbure de ses seins et la dentelle blanche qui entoure le vêtement souligne son long cou doré. Complètement sous le charme, Hugues badine avec la jeune femme, s’informe sur le papotage des enfants parce qu’il croit que Simiane a oublié son sac de piscine. Olivia commente très décontractée les petits blablas des écoliers. Au milieu de la conversation, elle s’interrompt en soulevant légèrement sa robe.
- Zut ! peste-t-elle. Les bas qu’ils m’ont donnés à la régie tombent tout le temps. Cela vous dérange si je les retire ici ?
Sans attendre la réponse, elle pose son pied sur un tabouret, relève sa jupe dévoilant une de ses jambes. Hugues suit l’opération, scotché sur la courbure du mollet. Il déglutit. Olivia se redresse gentiment mutine, salue le couple et ajoute à Hugues un petit signe de la main passablement polisson. Camille est médusée. Hugues laisse flotter un large sourire gourmand, les yeux entre les omoplates de la jeune femme.
- Putain, cette nana, faut que je me la paie... émet-il entre les dents.
Les autres villageois débarquent en masse, à cette heure-là. Hugues montre son nez de temps en temps, à l’improviste, toujours jovial.
Grégoire entre à son tour dans la boulangerie. Il est assez crispé. Il fixe Camille inquiet. Avant qu’il puisse émettre le moindre salut, une cliente l’interpelle sur un tournage qui aura lieu le lendemain à proximité de chez elle. Grégoire y répond malgré lui, tandis que Hugues déboule dans la pièce. Il pose doucement une main sur l’épaule de sa femme et lui impose :
- Prends ta pause, ma chérie. Je vais m’occuper du magasin.
- Merci, réplique Camille en tremblant un peu.
Machinalement, elle essaie d’ouvrir la porte qui relie la partie privée à celle de la boutique. Celle-ci est fermée à clé. Hugues avise son geste et se justifie toujours aussi désinvolte :
- Ah ben non ! j’ai nettoyé le sol, c’est pour ça que j’ai bloqué l’entrée. Ton thé t’attend en bas, à l’atelier !
Camille lance un dernier regard à Grégoire puis fixe le micro caché entre les croissants et descend comme un automate. Elle s’assied sur la chaise devant la table de travail et écoute ce qui se passe dans la boulangerie.
Depuis le bout de papier glissé dans le livre, Grégoire est certain que son portable ne sonnerait que si c’était une question de vie ou de mort. Il faudrait dans ce cas, agir dans les cinq minutes suivant son appel. Il a encodé son numéro au cas où et depuis, il garde son téléphone en main. Hugues a celui de Camille accroché à sa ceinture, observe-t-il dépité. Trop tard, il range son portable dans sa poche. Sa main délivrée de l’amarre est un peu moite, épouvantablement vide tout à coup.
Il vient de recevoir un courriel alarmant sur sa boîte personnelle :
« S'il vous plaît, protégez-les. C’est sûrement pour aujourd’hui. Jonas »
Qui avait transmis cette adresse réservée à ses proches ? Il ne connaît pas ce Jonas, comment sait-il qui il est, pourquoi, fait-il appel à lui ? Grégoire s’en fout : il a pris le message au pied de la lettre. Il n’a eu aucun doute ni sur les personnes qu’il doit protéger ni sur le danger imminent. Il est arrivé directement à la boulangerie et la scène à laquelle il vient d’assister n’a pas démenti le mail. Camille lui a désigné les croissants. C’est son tour, il en choisit deux avec gourmandise et découvre le micro. Dès que Grégoire sort de la boutique, Hugues redescend sur-le-champ.
- O.K. je vais servir avec toi et évite de te tromper de porte !
La matinée est bien remplie. Hugues court perpétuellement entre son atelier et le magasin. Il ne laisse plus aucun client entrer sans apparaître. Camille réalise que son pseudo mari est sur les dents. Son air jovial n’est qu’une apparence, il a dû se passer quelque chose hier soir.
Paulette est venue plusieurs fois. La lèvre tuméfiée de Camille parle beaucoup plus que n’importe quel réquisitoire. Sous son aspect serein, la couturière scrute Camille. Non satisfaite d’avoir été interrompue par Hugues dans la conversation qu’elle a entamée avec la boulangère, elle est revenue une heure plus tard, prétextant que le pain lui cassait ses dernières dents et a choisi une autre miche plus tendre, c’est Hugues qui l’a servie. Elle est repassée peu après prendre un gâteau et commander des crèmes glacées pour l’après-midi. Paulette a demandé la carte et oblige Hugues à la lire, prétendant qu’elle n’a pas ses lunettes. Tandis qu’ils sont tous les deux penchés sur la commande, un homme que Camille ne connaît pas franchit le seuil d’un pas assuré, le visage caché sous un large chapeau de cow-boy. Une fois devant le comptoir, il soulève légèrement son couvre-chef et met un doigt sur la bouche, prévoyant la réaction de la boulangère. Terrorisée, elle reconnaît l’individu ensanglanté qui frappait au carreau. Grand, déjà dégarni, il a un œil au beurre noir, la joue rebondie et la lèvre dans le même état que celle de Camille. Très dégagé, il parle avec un accent que Camille peine à définir :
- Vous aimez le whisky ?
- Non !
- Dommage ! Cadeau de la régie à tous les commerçants, répond-il en déposant une bouteille d’alcool sur l’étal. R’voir m’dame ! ajoute-t-il très vite en tournant les talons, alors que Hugues lève les yeux sur le bonhomme.
- C’était qui ? demande-t-il sur le qui-vive.
- J’sais pas, émet Camille complètement larguée. Un livreur sans doute. Regarde, il fait le tour des magasins.
Hugues se recentre sur la commande de Paulette qu’il lui résume en la relisant.
- Ça fait dix litres ! remarque-t-il. Mais qu’allez-vous faire de dix litres de glace ?
- C’est mon anniversaire. Je compte en offrir à tous les mômes qui traîneront sur la plage cet après-midi, rétorque-t-elle d’un ton assuré. Vous pourriez me les livrer ?
- Impossible ! répond Hugues tout aussi catégorique. La maison ne livre jamais à domicile et nous n’avons pas une minute pour nous.
- Vous pourriez envoyer les gosses, insiste la vieille, mon arthrose m’empêche de porter des trucs trop lourds !
- Pas question ! Ils nous aident au magasin, ils ne pourront pas sortir cet après-midi !
- Tant pis ! réplique la couturière légèrement dépitée. Je demanderai à Grégoire de passer !
- Mais oui ! s’exclame le boulanger. Il s’en fera un honneur et il sera bien déçu : Camille sera à l’atelier, il ne pourra pas lui faire son numéro de charme.
Camille ne réagit plus. Elle plie les papiers devant elle avec un soin démesuré. Paulette tourne rapidement les talons, sans autre commentaire.
Hugues attrape le whisky et s’apprête à redescendre quand Sabine, toujours aussi insouciante, passe la porte avec une mine réjouie. Très détachée, elle parle avec Hugues de tout et de rien, puis elle propose de s’occuper des enfants l’après-midi puisque les écoliers ont congé et qu’eux débordent de commandes. Hugues n’a pas l’occasion de décliner l’invitation que Camille l’accepte avec joie. Furieux, il fixe sa femme menaçant. Camille lui a adressé son plus charmant sourire en se justifiant :
- Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Tu ne supportes pas qu’ils soient perpétuellement dans mes pieds !
- Mais rien, ma chérie, c’est une excellente idée, a-t-il grincé. Ça nous laissera un peu de temps pour mieux se comprendre !
Camille est tellement soulagée de les avoir mis en sécurité que le sous-entendu d’Hugues lui paraît dérisoire. Elle lui rit nerveusement à la figure, ce qui le rend encore plus furieux. Dès que Sabine quitte le magasin, Hugues vise Camille du doigt en lui annonçant :
- Je vais tout de suite passer un petit coup de téléphone pour demander à mes copains de les emmener déjeuner à Agadir.
- Non, gémit Camille liquéfiée.
- Oh que si !
Alors qu’Hugues compose le numéro, Sabine pointe son nez à la porte et sans attendre quoi que ce soit, elle prolonge sa proposition en disant :
- Je les prendrai à la sortie de l’école, d’accord ?
- Parfait ! hurle Camille avec l’énergie du désespoir, couvrant ainsi la voix d’Hugues.
Sabine s’est aussitôt retirée, avant une quelconque réaction du père.
- Tu vas me le payer ma jolie, rugit-il en s'approchant d’elle.
Hugues contourne l’étal, Camille recule d’un pas, elle est coincée contre la porte fermée à clé. Il s’avance hargneux en la fixant. Olivia repasse à ce moment-là, le boulanger se retourne et change de ton, à nouveau affable. Olivia leur propose de se joindre à eux pour un apéro en l’honneur de Paulette, qui se déroulera juste devant chez eux sur la plage, vers 13 h. Hugues hésite un instant, en dévisageant la coach, Camille se tait derrière le comptoir. Elle observe Olivia qui avance quelques arguments en les appuyant avec quelques mouvements souples. Hugues est hypnotisé par les ondulations.
- Grégoire sera là ? demande-t-il.
- Ben non ! se désole Olivia.
Elle se tourne vers Camille et précise :
- C’est Bruno et Éric qui sont à l’origine de ce « petit verre de l’amitié ». Ils savent que Grégoire n’en sera pas, aimeraient profiter de son absence pour remettre sur le tapis la proposition de la participation de Simone au film. Ils sont très contrariés par votre refus parce que la prod. voulait enchaîner les deux tournages, pour ne pas modifier les décors et les costumes. Ils n’ont aucune autre petite fille, Éric refusant obstinément tout autre casting. Ils vont tenter de vous faire changer d’avis ! Donc, je comprendrais fort bien que vous décliniez l’invitation. Je peux vous excuser, si vous voulez...
- Oui, dispensez-en moi, acquiesce Camille. De toute façon, j’aurai trop de travail !
Hugues toise un instant Camille, revient sur Olivia, puis fixe à nouveau sa femme. Camille imagine trop bien la scène de cette demande se répéter, avec cette fois en prime un public qui sera convaincu de l’absurdité du refus qu’elle s’obstinera à affirmer. Hugues se visionne la même scène et assomme sa femme, en tranchant :
- Mais Camille, pourquoi ne pas s’offrir cette petite récréation entre la boutique et l’atelier ? Nous viendrons à deux. Vous pouvez compter sur nous, Olivia. Faut-il apporter quelque chose ?
- C’est à la mode de l’auberge espagnole, chacun amène une de ses spécialités.
Une fois qu’Olivia quitte le magasin, Hugues se retourne vers sa femme en imposant :
- J’en ai marre de courir. Descends à l’atelier et tu n’en sortiras que quand je viendrai te chercher.
À 13 heures, quand Hugues tourne la clé de l’atelier, il est étrangement calme. Il lui montre la porte et l’invite à le suivre.
- Vas-y déjà, j’arrive, répond-elle en disposant des morceaux de pomme sur une tarte.
- Je te demande de venir immédiatement, lui déclare-t-il en s’avançant vers elle. Tu veux que je te l’explique autrement ?
- T’approche pas, le menace-t-elle ayant prestement empoigné un couteau de cuisine qu’elle pointe vers son mari.
Scié par sa rapidité, il la dévisage un instant, sans bouger. Camille profite de son désarroi pour exiger d’une voix rauque :
- Fous le camp, Henry !
Hugues avance lentement, en fixant la lame :
- Calme-toi, Camille, émet-il doucement. Tu sais que tu as besoin de moi et je tiens toujours mes engagements. La situation s’est juste un peu empirée et toi, tu n’es pas très coopérante. Je suis à bout de nerfs...
- Tes engagements vis-à-vis de qui ? le coupe-t-elle en reculant jusqu’à ce qu’elle soit coincée contre le mur. Dégage de ce village, je m’débrouillerai sans toi. Ne t’approche plus ! essaie-t-elle encore, alors que son mari n’est plus qu’à un mètre d’elle.
Hugues examine la capacité quasi nulle de Camille à utiliser son arme. En un mouvement, il empoigne vivement son poignet et le claque sur la table, envoyant par là même le couteau valser sur le sol. Camille émet un petit cri de douleur. Il lui bloque la main dans le dos et grince :
- T’auras pas le dernier mot, poufiasse ! Viens voir ce que je t’ai préparé.
Il la maintient dans cette position et la dirige vers une des fenêtres donnant sur le large. Il l’agrippe par les cheveux, l’oblige à tourner la tête vers les rochers et lui annonce :
- Tu vois le quad qui attend avec un homme dessus ? Eh bien, il est prêt à foncer sur la plage, et à écraser les gentils enfants qui y jouent, précise-t-il en lui obliquant la tignasse vers le coin de la plage où la marmaille de Sabine s’égaie autour d’elle. Alors, tu me suivras gentiment et sans un éclat. Tu as bien compris ?
Camille devient verte. Hugues lâche son étreinte ; il place sa main sur la nuque en la forçant à avancer. Camille masse son poignet endolori, qu’elle soutient avec l’autre main. Il prend au passage le whisky en participation au buffet.
- C’est ta spécialité ? murmure Camille sarcastique.
D’un coup sec, Hugues envoie Camille au sol.
- Plus de catéchisme, j’ai dit ! rugit-il, en lui balançant un coup de pied entre les côtes.
Tandis que Camille reprend tout doucement ses esprits, Hugues revient avec un plateau de pizzas, qu’il lui présente :
- Relève-toi ! et porte-moi ça !
Camille tient le plat maladroitement. Elle n’arrive pas à l’agripper de la main droite, elle a trop mal. Un léger tremblement qu’elle ne parvient pas à contrôler accompagne son effort à maintenir les carrés de pizzas sur la tôle.
Paulette vient directement à leur rencontre et empoigne la bouteille et le plateau pour aller les disposer sur la table. Elle se retourne et envoie joyeusement à Hugues :
- Je vous en ramène un verre ?
- Volontiers ! accepte-t-il tout aussi allègre.
Camille est pâle comme un linceul. Paulette revient avec un plateau et trois verres. Elle en propose un à Hugues qui prend le verre devant lui, largement plus rempli que les deux autres. Elle présente les boissons à Camille qui décline de la tête. La jubilaire se tourne vers Bruno qui vient juste de les rejoindre, celui-ci s’empare d’un verre et Paulette saisit le dernier. Les trois trinquent ensemble. Ils discutent de tout et de rien pendant un petit quart d’heure. Paulette a fixé longtemps le poignet que Camille maintient avec son autre main. Camille l’a remarqué, mais elle souffre trop pour réagir. Elle émet une mimique un peu gênée, la couturière lui rend un regard compatissant.
Hugues parade, son whisky dans une main, le cou de sa femme dans l’autre. De temps en temps, Camille lance un œil du côté des enfants, elle a repéré deux des hommes de Grégoire qui lisent tranquillement à quelques mètres du groupe de Sabine. Les pions ne pourront rien éviter, Camille ne peut s’empêcher de scruter le bout de la plage et imaginer le carnage que ce véhicule pourrait occasionner. Elle est désespérée. Nathan se redresse, se dirige vers Sabine et lui murmure à l’oreille deux, trois mots. Sabine acquiesce directement, se lève à son tour, et rejoint Olivia pour quelques secondes.
Par une légère pression autour de son cou, Hugues intime l’ordre à Camille de détourner les yeux de cette partie de la plage. Olivia s’approche du couple en tenant le plateau de petits fours, elle avise Camille avec un large sourire :
- Camille ! lui lance-t-elle. Nathan m’a prié de vous signaler qu’il avait réussi son exposé sur les poissons. Ils nagent bien gentiment dans la mer !
Interloquée, Camille la dévisage un instant, les yeux pleins d’inquiétude. La phrase n’a pas été répétée avec justesse, il fallait dire « les poissons tournent gentiment dans leur bocal ». Est-ce une erreur d’interprétation ou un message codé de Nathan ? Elle n’ose pas se retourner directement vers son fils et n’a pas le temps d’approfondir la question, que Hugues lui fourre des zakouski dans la bouche.
- Hé ben, tu vois que je peux très bien m’occuper de lui ! susurre-t-il tandis qu’elle a la bouche pleine. Se justifiant auprès d’Olivia, il ajoute : c’est moi qui l’avais aidé à faire sa petite causerie !
- Comme c’est sympa ! s’exclame Olivia toujours aussi charmeuse. Mon papa n’aurait jamais fait ça !
Olivia a un chemisier ouvert un bouton trop loin, Hugues a son nez pointé vers ce décolleté plongeant. Camille observe le jeu de cette femme et en est médusée. Ne s’intéresse-t-elle aux enfants que pour approcher le père ? Camille s’embrouille, elle profite qu’Hugues papote avec la coach pour tenter un œil discret vers Sabine. Elle a disparu avec la ribambelle. Elle se tourne vers Olivia qui lui lance un sourire innocent, presque rassurant.
Olivia dépose la main sur l’épaule d’Hugues et colle les hanches contre les siennes en lui glissant dans l’oreille :
- Éric arrivera d’ici quelques minutes, voulez-vous que je joue l’intermédiaire ?
Hugues se tourne vers sa femme qui dévisage Olivia extrêmement dégoûtée. Il acquiesce, tout en plongeant résolument dans le chemisier. Olivia lâche l’épaule et se retourne gracieusement vers Camille :
- J’ai promis d’aider Paulette à distribuer les glaces. Pourriez-vous nous donner un petit coup de main ? Il y a une flopée de gosses affamés !
Hugues tique sur la dernière phrase et braque directement son regard vers l’emplacement vide où Sabine s’était établie avec sa marmaille. Il parcourt rapidement la plage des yeux. Il tombe sur Paulette qui appelle les enfants avec une clochette. Sabine et sa ribambelle s’approchent en courant du lieu de rassemblement.
Il marque une pause, un peu rageur, observe Olivia dont la mine est toujours aussi candide.
- Non ! décide-t-il, en répondant à la place de sa femme. Camille a vraiment trop de travail. Je vais la raccompagner à l’atelier, je me lave les mains et je vous rejoins pour le coup de pouce !
- Wow !! s’emballe Olivia en roulant les yeux. Parfait !
La coach s’esquive en se déhanchant juste assez pour captiver sa proie. Hugues salive encore quelques minutes, les yeux fixés sur la minijupe moulante et les jambes ondulantes qui s’en dégagent. Il presse le cou de sa femme en l’orientant vers l’atelier.
- Je sens que je vais me payer un petit dessert, murmure-t-il à l’oreille de Camille. Je m’occuperai de toi après !
Camille ne répond pas, la nausée à fleur de peau. À quelques pas du jardin, Hugues se plie en deux l’espace d’un instant. Camille vaguement surprise le dévisage. Il se redresse et continue plus vite sa progression. Les spasmes se rapprochent de plus en plus.
- Putain ! C’est le whisky, profère-t-il arrivé à la véranda en mettant sa main libre sur ses entrailles.
- Sûrement pas, réplique Camille. Bruno et Paulette en ont bu et il n’y a que toi qui es dans cet état. À moins évidemment, que ce soit l’accumulation de ce que tu as ingurgité.
- Ta gueule ! crache-t-il entre deux contractions, en l’envoyant au tapis.
Il plante le pied sur son poignet droit, Camille lâche un petit cri de douleur pas loin de s’évanouir.
Hugues délaisse sa femme un instant pour observer la plage. Il constate qu’en effet, il est le seul à souffrir de maux de ventre et se rassure un peu. Il redresse Camille, lui susurre à l’oreille en lui pressant l’articulation :
- C’est sûrement cassé. Ça t’apprendra à jouer avec des couteaux !
Hugues tord légèrement le poignet. Camille devient verte, la douleur est intolérable.
- On va bien s’amuser, ma jolie, lui promet-il. Attends que je me refasse une santé !
Il l’enferme dans l’atelier en lui déclarant qu’il ramènera les gosses pour une « leçon de cuisine », après son Alka Seltzer.
Camille reste immobile à déterminer mentalement les chances que Sabine aura pour refuser à Hugues ses enfants. Un doigt se pose en bâillon sur la bouche de Camille, tandis qu’on lui murmure :
- Chut ! N’ayez pas peur.
Grégoire lui prend la main, l’entraîne vers une des armoires, déjà ouverte. Ils entendent le bruit d’un énorme paquet jeté dans l’escalier pour atterrir contre la porte de l’atelier. Camille sursaute en se raidissant un peu.
- Vite Camille, il y a du monde dans la maison, chuchote-t-il. Nous sortirons quand ce sera plus calme.
Grégoire s’installe dans le meuble, et enjoint Camille à le rejoindre. Elle s’accroupit, hésite :
- Grégoire, mes enfants...
- Ils sont en sécurité. Ils ne reviendront plus sur la plage et Hugues ne les récupérera pas. Rassurez-vous. Venez, je vous en prie. Il y a deux types dans cette maison qui vous guettent, ils risquent de visiter cette pièce d’ici peu.
Grégoire cale Camille entre ses jambes, une petite boule contre son corps. Il laisse la porte légèrement ouverte et lui explique à voix basse que cette armoire est conçue pour ce genre d’exercice. La produc l’avait imaginée pour un film d’espionnage se déroulant dans une cuisine industrielle. C’est la boulangerie qui en avait hérité par manque de place ailleurs. Elle est créée avec une double porte, en actionnant le mécanisme, une petite cache apparaît. Même si l’endroit ne permet pas un mouvement, il est judicieusement aéré.
Tandis qu’ils entendent quelques pas qui descendent les marches, Grégoire referme silencieusement la porte de leur cachette. La personne remonte l’escalier immédiatement. Camille s’apprête à sortir, mais Grégoire l’en empêche en resserrant l’étreinte.
- Pas encore, lui souffle-t-il à l’oreille. Il va revenir avec son copain.
En effet, quelques minutes plus tard, les deux hommes martèlent les marches.
- Putain, il est mort ! annonce l’un d’eux.
Ils ouvrent la porte de l’atelier et vérifient s’il est habité. Camille se met à trembler. Grégoire lui dépose la main sur les yeux :
- Fermez les yeux et pensez à quelque chose de beau, lui chuchote-t-il.
Il bloque la tête de Camille en dessous de son menton et lui caresse doucement la joue en la serrant un peu plus contre lui.
- Va chercher le boss, j’attends la famille, entendent-ils. L’un s’éloigne tandis que l’autre se sert d’une pâtisserie avant de prendre une chaise et de s’asseoir à proximité de leur cachette.
Grégoire continue la légère caresse. Camille se calme totalement, elle se blottit un peu plus confortablement contre Grégoire. L’homme qui fait le guet déambule de temps en temps dans la pièce, pour manger quelques pâtisseries disposées sur la table au-dessus des fugitifs.
Le temps passe lentement avant que l’acolyte ne réapparaisse avec leur chef.
- Où sont la femme et les gosses ?
- Évaporés ! répond l’un d’eux. Je l’ai vu entrer avec la potiche, elle a dû s’enfuir en le poussant dans l’escalier. Elle n’est pas revenue, je l’ai guettée tout l’après-midi.
- Et les enfants ?
- Disparus ! réplique l’autre. Ils ont quitté la plage au moment où la vieille a offert une glace à tous les gosses. Ils s’y étaient dirigés, et quand je me suis approché, les deux mômes n’étaient plus dans le groupe, pourtant la lavandière était encore là avec sa tribu. Je pense que c’est un coup du facteur.
- Faudrait pas qu’il nous coupe l’herbe sous le pied une seconde fois, c’ui-là ! Vous avez une idée de qui le paie ?
- Non, on verra ça plus tard. On se barre, on est déjà resté trop longtemps.
Grégoire maintient Camille contre lui, le temps qu’il soit sûr qu’ils aient complètement déserté les lieux. Enfin, il la libère. Elle sort quelque peu courbatue, absolument anéantie.
- Vous tenez le coup ?
Camille hoche la tête.
- Vous avez reconnu les voix ? demande-t-il. Il y avait une femme parmi eux. Ce ne sont pas les mêmes que ceux de l’école, ceux-là ont été arrêtés.
Encore largement tétanisée, elle nie d’un imperceptible mouvement.
- Suivez-moi, ordonne-t-il doucement.
- Où sont mes gosses ? murmure-t-elle vacillante.
- Ne craignez rien pour eux, ils sont bien chez Sabine. Michel est l’un des nôtres, c’est lui qui les a emmenés tandis que Sabine donnait le change en restant sur la plage. Pour l’heure, un de mes hommes est avec lui.
Il fait nuit noire quand ils sortent de la maison. Camille marche comme un zombie. Sur le chemin, Grégoire a tout de suite pris son portable et envoyé quelques ordres pour qu’on intercepte les trois visiteurs. Il la scrute, analyse son état, l’observe déambuler avec ses tongs dont une est complètement cassée. Camille les enlève et continue sa progression pieds nus sur la route sans éviter les cailloux. Elle crève de mal au poignet, elle le soutient avec son autre main déjà encombrée par ses sandales. Il demande inquiet :
- Ça va ?
Camille répond uniquement en hochant la tête, incapable de prononcer un mot. Grégoire se dirige d’un pas assuré vers le centre de production ; il l’entraîne au-delà des studios pour atteindre les chambres et appartements réservés aux techniciens. Il tourne la clé d’un studio sans que Camille ait émis le moindre son. Elle reste devant la porte, se raidit.
- N’ayez pas peur, on ne vous fera aucun mal, lui dit-il en la poussant légèrement. En plus, vous êtes chez ma sœur.
- Soyez la bienvenue, Camille, l’accueille Olivia.
Surprise, Camille regarde ses hôtes. En effet, il y a une ressemblance frappante, elle s’étonne de ne l’avoir jamais remarquée. Prête à prendre ses jambes à son cou, elle recule de deux mètres, les yeux exorbités, Olivia n’était pas assez nette. Grégoire lui met délicatement, mais fermement une main entre les omoplates :
- Entrez, impose-t-il le plus doucement possible.
- Qui êtes-vous ? souffle-t-elle. C’est quoi votre jeu ?
- Entrez, répète Grégoire légèrement autoritaire. On va vous expliquer tout ça.
- D’abord, nous allons téléphoner aux enfants, pose calmement Olivia en s’avançant vers elle. Cela vous rassurera-t-il ?
- Sans doute, pantelle Camille.
- Ne vous inquiétez pas, continue Olivia. Vous êtes tous en sécurité. Voulez-vous boire quelque chose ?
Camille nie de la tête tout en murmurant :
- Un peu de vin, peut-être.
Grégoire les quitte sur-le-champ, tandis qu’Olivia l’emmène au salon. Elle lui tend le téléphone, et s’éloigne pour laisser à Camille quelques moments d’intimité. Camille raccroche après quelques mots rassurants entre eux. C’est Sabine qui a changé la phrase, la trouvant plus véridique en parlant de « mer » à la place de « bocal ». Camille en sourit, quelques larmes de soulagement coulent sans qu’elle les essuie.
Olivia revient avec trois verres sur un plateau :
- C’est Nathan qui a donné l’alerte en quittant la boulangerie ce matin, nous les avons immédiatement mis à l’abri. Je n’ai pas eu l’occasion de vous le communiquer. Nous avons eu un mal fou à vous isoler ! Désolée pour le jeu que j’ai dû jouer, j’essayais de le neutraliser en l’emmenant ailleurs.
Camille sourit en l’excusant d’un geste las. Au milieu du silence qui s’est installé, la porte d’entrée claque. Camille se raidit, Olivia l’apaise d’une main en murmurant rassurante :
- C’est juste Grégoire !
Grégoire apparaît, une bouteille en main, il est un peu essoufflé. Après avoir cherché le tire-bouchon, il ouvre la bouteille devant elle et sert en silence. Ils prennent le temps de s’arrêter, d’avaler quelques gorgées, de laisser la pression redescendre. Grégoire se pose, toussote, il plante ses yeux dans ceux de Camille qui sont toujours autant sur le qui-vive et commence :
- Camille, je propose qu’on cesse de tourner autour du pot. Au-delà de notre rôle dans l’équipe des tournages, Olivia et moi sommes tous les deux engagés comme responsables de la sécurité : moi côté adultes, Olivia auprès des enfants. Après le saut en parachute de Nathan, un de mes agents a demandé à Hugues quelle était votre histoire. Nous n’avons jamais cru un traître mot de ses racontars de mafia russe, il n’y a que lui qui aurait été en danger. D'autre part, Nathan n’a rien raconté à Olivia. Nous serions étonnés que vous connaissiez cet homme avant de débarquer aux Plateaux. Avec quoi vous tenait-il sous ce carcan ?
Camille examine Grégoire, hésite un instant. Elle tique légèrement sur la formulation de la question puis lâche ce qu’il devait déjà savoir, juste pour gagner du temps :
- Il s’appelait Henry Valentin et c’est un curé de campagne. Quand est-ce que vous avez parlé à Nathan ?
- À l’hôpital, précise Olivia. Je voulais seulement comprendre les causes de l’accident, voir s’il était volontaire ou non. Le mutisme de Nathan fut une réponse claire.
En une fois, Camille se rappelle les marques autour du cou de Nathan et fixe Olivia durement.
- Vous avez une drôle de manière de protéger les enfants : c’est vous qui avez menacé Nathan ! accuse-t-elle. Vous êtes payés par qui ?
- Je n’ai jamais touché à un seul cheveu de Nathan ! affirme Olivia avec force. J’ai juste tenté de savoir ce qui s’était passé. Je vous jure que je ne l’ai jamais intimidé ! Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
- Ne me mentez pas ! rétorque Camille. Quand il est revenu, il avait deux hématomes en dessous des oreilles.
Olivia et Grégoire se regardent, interloqués.
- Êtes-vous sûre que les ecchymoses y étaient à sa sortie d’hôpital ? reprend doucement Olivia. Je ne me souviens pas les avoir vues et cela m’aurait frappée. Une fois que vous avez quitté les lieux, nous étions toujours un minimum de quatre dans cette chambre, rien n’aurait pu s’y dérouler sans qu’on intervienne et c’est Michel qui a ramené Hugues et Nathan chez vous. Essayez de refaire le film à l’envers, quand les avez-vous observés pour la première fois ?
- Le soir, à la maison quand il était déjà couché.
Camille se revoit assise sur le bord du lit, Nathan apeuré suivant Hugues des yeux. Elle réentend la phrase prononcée juste avant, alors qu’elle entrait dans la chambre, tandis que Hugues se relevait précipitamment : « Je n’hésiterai pas ». Elle ressent le désarroi de Simiane pleurant à gros bouillons au-dessus de l’escalier. En une fois, tous les indices se remettent en place, de la télé tonitruante au repas étrangement calme et maintenant qu’elle y pense, au dîner les marques n’y étaient pas…
- C’est Henry, découvre-t-elle d’une voix rauque, en mettant sa main devant la bouche. Purée, quel salaud ! ajoute-t-elle pour elle-même.
Le frère et la sœur se taisent, laissent Camille encaisser sa découverte. Camille redresse la tête, les scrute encore méfiante et insiste :
- Vous ne m’avez pas dit par qui vous étiez payés.
- Par cette société, répond Olivia.
- Y a-t-il tellement de figurants dans notre cas pour que cette société engage un système de sécurité si sophistiqué et si mystérieux ? réplique-t-elle sceptique.
- Non, explique doucement Grégoire. Il y a beaucoup d’acteurs et de réalisateurs qui n’ont aucune envie d’être photographiés et être les victimes des paparazzis. Le service de surveillance n’est pas sophistiqué, il est juste secret.
- Des paparazzis ? s’exclame Camille, presque amusée. J’aimerais bien que ce ne soit que des paparazzis ! Excusez-moi, prolonge-t-elle en se tassant un peu plus. Mais vous n’arriverez pas à nous aider.
- Ah bon ? Et qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ? réplique Grégoire, légèrement vexé. On vient de vous sortir des pattes de ce tueur !
Olivia lui demande d’un geste de ne pas prendre la mouche.
- Oui. Enfin, faut pas exagérer, balaie Camille. Ce n’était pas un tueur ! Il n’est rien à côté du reste. Rien qu’une brute perverse.
Les yeux perdus dans son verre de vin, Camille frissonne encore devant les menaces émises par Henry.
- Je vous en remercie quand même, ajoute-t-elle à mi-voix. Je ne sais pas comment j’aurais fini l’après-midi !
Le frère et la sœur se fixent un instant. Camille n’a pas l’air de réaliser qui est l’homme avec qui elle vivait. Grégoire en est glacé. Ce meurtrier l’a maltraitée et elle considère que ce n’est rien en comparaison du reste.
- Le véritable poisson est bien plus dangereux que ça, continue Camille pour elle toute seule.
Grégoire avale sa salive. Cette femme se bat désespérément avec un requin et se sait vaincue d’avance. Elle est tellement absorbée par ce combat qu’elle ne peut entrevoir d’autre issue que celle qu’on lui a désignée, la mort.
- Seule, vous ne parviendrez pas à le pêcher non plus, murmure-t-il.
- Je ne compte pas le pêcher, précise-t-elle en replongeant la tête entre les épaules. Je voudrais seulement remonter dans ma barque et m’éloigner le plus loin possible.
Olivia ressert un verre de vin que Camille boit d’une traite. Elle soupire longuement, elle reste perplexe sur l’attitude à observer vis-à-vis d’eux. Sans doute savent-ils déjà tout. Mais elle est à bout. Sa seule chance est peut-être de percevoir leur jeu. Autant donner le change. Elle plonge son regard dans celui de ses deux interlocuteurs :
- Je vais jouer au poker : je vous sors mon unique carte confiance et encore, c’est simplement parce que tôt ou tard, si on ne met pas rapidement un terme à toute cette sordide affaire, on deviendra fous, mes enfants et moi. Je doute et redoute tout le monde. J’ai quatre-vingt-dix pour cent de chances que vous connaissiez tout de l’histoire. Vous ne chercheriez qu’à déterminer les personnes à qui je me serais confiée. Je vous jure que je n’ai pas émis la moindre miette, on peut s’arrêter là. Si vous testez ma résistance, j’en suis au bout. Dans ces deux cas, je serai morte avant le jour ainsi que mes gosses. Si, par un curieux hasard, vous êtes dans les dix pour cent restants, vous aurez peur de ce que je vous révélerai, et vous nous lâcherez comme de vieilles chaussettes. Je ne vous en voudrai pas, d’ailleurs… C’est trop lourd à porter.
- Dernière possibilité, nous vous protégerons, suggère doucement Grégoire. Vous sortez la bonne carte, vous pouvez avoir confiance.
- Quand bien même vous seriez assez inconscients pour ça, ça me surprendrait que vous y arriviez, rétorque Camille fataliste. Dans la meilleure des déclinaisons, vous nous aiderez à nous enfuir. Vous êtes catho ?
- Catho ? s’étonne Grégoire. Quel est le rapport ? Ici, on se moque pas mal de savoir à quelle religion on appartient !
- Tu n’as pas répondu à ma question, insiste-t-elle. Êtes-vous catholiques ?
Olivia sourit, Camille est passée au tutoiement. Elle vient de faire un pas vers eux, même si elle ne s’en laisse pas conter. C’est bon signe.
- Oui, admet Grégoire. Enfin, ma mère l’était, et mon père n’a qu’une confession, l’armée. Mais on a tout largué, Camille. L’armée et la religion. On n’est pas croyants du tout. Pourquoi cette question ?
- C’est toujours ça, soupire Camille.
Camille replonge dans son combat, elle appuie le front sur la main valide, essaie de rassembler ses idées. Peut-elle déballer cette histoire ? Elle se rappelle la dernière scène qu’elle a eue avec Hugues avant le départ de Bretagne. C’était un vendredi, il devait partir ce lundi pour la Grèce. Hugues croyait encore à la justice, avait décidé de tout balancer à la police. Camille préférait le silence. Après une belle querelle, il avait claqué la porte pour tout révéler, ce soir-là, vers cinq heures. Il n’était jamais revenu. Serge était passé le samedi matin, en lui annonçant qu’on avait retrouvé son corps au bas d’une falaise…
- Pourquoi tu m’as parlé de falaise, l’autre jour ? demande-t-elle à Grégoire, sans aucune transition.
Grégoire la regarde surpris :
- Je vous ai parlé de falaise ?
- Oui, lui rappelle-t-elle, tu m’as dit que j’étais au-dessus d’une falaise…
- Ha, c’était une image…
- Je l’espère… souffle-t-elle avant de se dépêtrer dans ses hésitations.
- Si vous nous supprimez, merci de le faire proprement, murmure-t-elle.
- On ne vous tuera pas, promet Olivia à voix basse.
- On verra. Sabine n’est au courant de rien, précise Camille. Elle sait que son mari est un de vos agents ?
- Oui. Il se charge des transports, cela en fait un élément précieux ; mais vous ne leur avez rien révélé.
- Non, bien sûr. Je leur ai juste confié l’existence de mes trois grands.
- Et le fait qu’ils vous croient morts, ajoute Olivia qui tient à déposer l’ensemble de leurs cartes sur la table, pour la préserver dans la confiance. Vous vous êtes inscrits sous un faux nom, mais Michel ne se souvient plus du nom que vous avez cité. Sabine, quant à elle, a juste ajouté que tes angoisses n’étaient pas de l’ordre de la paranoïa, que tu vis dans un véritable enfer. On n’a pas eu besoin d’elle pour s’en apercevoir. C’est tout ce qu’on sait.
Camille est soulagée d’apprendre que Sabine ne l’a pas trahie. Elle en est presque étonnée, cela ne devait pas être simple pour elle d’être entre son conjoint et son secret. Sa main au feu que Grégoire a dû aussi la titiller pour en savoir davantage. Elle en sourit en imaginant la scène.
Grégoire ne la quitte pas des yeux. Il est horrifié à l’idée qu’elle puisse en façonner un assassin, admire les précautions qu’elle prend pour les autres. Il la voit se débattre avec son poisson et il ronge son frein pour ne pas intervenir.
- En vous balançant cette histoire, murmure-t-elle, je risque de vous mettre en danger, mais c’est déjà trop tard. Même si je me tais, ils croiront que je vous l’ai dévoilée. Tant pis, les cartes sont jouées, fallait pas me sauver !
Camille fixe la table basse, et déballe l’ensemble de la chronologie. Comme quand elle l’a raconté à Sabine, une fois les premiers mots vomis, le reste tombe avec fracas aux portes de sa bouche. Toujours aussi émue en parlant du rôle ambigu de Tanguy, elle déverse pour la seconde fois cette sombre affaire, attentive à n’omettre aucun détail. Quitte à mourir, autant qu’ils sachent tout, la manière dont on a roulé sur Simiane, dont on a tenu Nathan, dont on les a tarabustés pendant cette si longue année. Camille décrit avec la minutie d’un horloger, les petits sévices quotidiens dont ils ont été les victimes pour qu’ils craquent, qu’ils fuient ou qu’ils se tuent dans un suicide collectif. Grégoire écoute, enragé. Il s’est déjà resservi deux fois de vin et déambule dans la pièce nerveusement.
Camille se tait. Elle finit le récit comme elle l’a commencé, aussi abruptement, par un silence pesant. Elle reprend son souffle, relève la tête vers le frère et la sœur. La poubelle est vidée. Vont-ils jeter le contenant avec le contenu ? Elle n’est plus inquiète, elle s’en fout. De toute façon, il était fort présomptueux de sa part de croire qu’elle pouvait gagner. On ne joue pas avec l’O.D.D.. Elle attend le verdict, fataliste. Elle sirote la dernière gorgée de vin, comme celle du condamné. Ils la tueront sûrement, mais elle est sûre qu’ils l’élimineront proprement. S’ils pouvaient seulement épargner les petits…
Olivia et Grégoire se fixent, tous les deux perdus dans ce mauvais thriller. Sans un mot, ils organisent le reste de la manœuvre. Camille patiente jusqu’à la fin de cette concertation silencieuse. Quand Grégoire se rassied KO., elle tente :
- Vous ne pouvez pas épargner les enfants ?
- Quoi ? souffle Grégoire estomaqué, en la dévisageant, contrarié.
- Ils se tairont, plaide-t-elle, ça fait deux ans qu’ils sont muets. Ils vous ont prouvé qu’ils étaient des tombes, je pourrais les confier…
- Stop, Camille, suffoque Grégoire impétueux. Stop. Tu trouves vraiment qu’on a des têtes d’assassins ?
- Quand un curé n’hésite pas à rouler deux fois sur une petite fille, ou que ton propre fils essaie de te tuer, je ne m’étonne plus de rien, réplique-t-elle, résignée.
Grégoire avale sa salive. Il se voit encore dans son armoire, elle, réfugiée contre son corps, tellement près qu’il a pu respirer son odeur, sentir son pouls, palper sa peur. Il s’en est enivré. Il s’accroupit devant elle, dépose les mains sur ses genoux et, plantant ses yeux dans les siens, lui déclare un peu grandiloquent :
- Non, Camille. Nous n’avons jamais éliminé quelqu’un. Et on ne jette pas nos chaussettes. Tu peux compter sur nous.
- Vous n’y arriverez pas, aidez-moi juste à partir discrètement.
- Pour aller où ? réplique Olivia. Tu ne seras en sécurité nulle part.
- Nous vous protégerons, renchérit Grégoire.
Camille regarde Grégoire, désabusée :
- Tu es dans la même position que celle qu’avait prise Henry quand ils sont venus me prétendre qu’ils nous sauveraient ! Comment as-tu deviné que nous n’étions pas un couple ?
Rouge pivoine, Grégoire se relève précipitamment et tourne les talons, ignorant la question pour chercher quelques sucreries dans la cuisine. Camille interroge Olivia par geste sur l’attitude de son frère, la sœur la rassure d’un petit signe discret en en riant doucement. Décidément, Camille lui plaît, elle aime bien la manière dont elle dirige sa barque sans se laisser impressionner par des discours creux. Olivia perçoit en une fois, non seulement pourquoi Grégoire est fasciné, mais aussi pourquoi il en est bleu. Camille l’oblige résolument à quitter son jeu de macho.
Depuis l’arrivée de Camille au village, Grégoire a changé. Il ne regarde plus les starlettes qui lui font de l’œil, délaisse ses lieux communs où il engrangeait si facilement ses trophées. Olivia en est soulagée. Elle n’avait pas apprécié ce comportement chez son frangin. Elle qui doit perpétuellement se battre contre ce type d’homme, ne supportait pas de le voir disparaître derrière ce sexisme primaire. Cela avait été, de leur vie, leur seule pomme de discorde.
- Et mes enfants ? reprend Camille, une fois Grégoire de retour avec un cake coupé en tranches.
- Pour cette nuit, ils sont à l’abri, détermine Grégoire. Demain, on les récupérera et vous serez à nouveau réunis.
- Et Henry ?
- Que savais-tu de lui ? s’informe Olivia.
- Pas grand-chose, un ami est venu le lendemain de l’assassinat d’Hugues et m’a présenté cet homme comme un curé de campagne qui allait nous protéger. Dès le moment où il a franchi la porte, il est devenu Hugues Varnas.
Grégoire scrute Camille avant de répondre. Il hésite un instant et déclare :
- Je ne crois pas qu’il s’appelle Henry Valentin. Son vrai nom est Marcial Bahon. Il est nantais, mais officiellement il est mort le 24 février. J’ai reçu deux fax au bureau, sans doute envoyés par quelqu’un de la P.J. de Paris. Il y avait un portrait-robot de ce Marcial et le rapport de police sur la mort de cet homme, ainsi que sa photo. On l’a retrouvé tellement mutilé que seul son frère a pu le reconnaître, grâce à un tatouage. Les flics ont conclu à un règlement de compte.
- Bahon ? suffoque Camille. Le 24 février, c’est pas possible…
Camille devient blanche. Elle a déposé son morceau de cake, fixe son verre, les yeux sortant de leurs orbites, épouvantée. Grégoire et Olivia se taisent. Ils attendent qu’elle réapparaisse au-dessus de l’horreur qu’elle vient de réaliser, pour qu’elle puisse l’exprimer. Au bout d’un temps indéterminé, elle étouffe :
- Hugues est décédé le 24 février. C’est Serge Bahon, sûrement son frère et le père de Loïc, qui m’a présenté cet Henry Valentin, résistant au sein des Curés de Campagne. Je suis sûre que l’homme mort le 24 février est Hugues. Je vis donc depuis que je suis ici sous le même toit que l’assassin de mon mari, halète-t-elle en les fixant tour à tour. Vous vous rendez compte ?
- Oui, répond Grégoire à voix basse. Mais ça suggérerait aussi que ce n’est qu’une histoire de famille, ils ont profité de vos misères pour faire disparaître Marcial. Tout ça pourrait signifier que Tanguy n’y est pas pour grand-chose. Je ne voudrais pas te donner de faux espoirs, je vérifierai.
Camille est perdue dans cet effroi. Totalement démunie, elle baigne dans une mare de boue, s’en sent salie.
- Qu’est-ce que j’ai fait ? Comment ai-je pu côtoyer un meurtrier sans le capter ?
- Camille, ce n’est pas toi qui trichais, c’est ce Marcial, détermine Olivia. Ce type est redoutable, tu es une de ses victimes.
Elle n’entend plus rien, elle se replie sur elle-même. Larguée. Elle se cache le visage dans la main. Grégoire la regarde noyée dans sa bourbe. Il se tait.
- Quelle horreur, je me dégoûte. C’est quand, la fin du cauchemar ? Tu es sûr que c’est lui, y a pas une photo du corps avec l’arlequin tatoué ? pose-t-elle, mélangeant de la sorte les infos reçues par Grégoire et ses déductions à elle. Hugues avait aussi un de ces clowns atroces sur l’omoplate gauche...
- Il y a peu d’espoir que ce ne soit pas lui, je ne t’avais pas parlé du dessin de ce tatouage et tu ne t’es pas trompée. Le frère qui l’a reconnu s’appelle Serge, répond-il doucement. Je ne crois pas que je vais te montrer les photos.
- Ne me ménage pas, je n’en vaux vraiment pas la peine. En plus, si c’est seulement une manière de disparaître, je n’aurais rien dû vous révéler, se morfond-elle. Oubliez tout, tout de suite ! Quelle monstruosité ! Je suis comme lui, je suis aussi en train de vous tuer.
- Stop, murmure Grégoire fermement. Tu n’y es pour rien, Camille. Et ne regrette pas de t’être confiée, on est capable de vous sortir de là. Je te le promets.
Camille n’y croit pas. Comment pourrait-elle envisager que deux personnes travaillant dans un service de sécurité vis-à-vis de photographes indiscrets, pourraient lui être d’un quelconque secours ? Peut-être veulent-ils juste endormir sa méfiance. Elle a ramené les jambes contre son corps, coinçant le poignet endolori contre sa poitrine. Elle lance un regard à Grégoire depuis son radeau en plastique mou, observe ses sourcils pour en déterminer le jeu. Ils sont en arc de cercle, compatissants, ses yeux sont très doux, elle aimerait tellement qu’ils soient aussi sincères qu’ils le paraissent.
Grégoire la scrute également. Il perçoit clairement son scepticisme et le comprend. Il regarde sa lèvre tuméfiée, ses genoux avec les deux beaux hématomes tout neufs, dessinés de manières symétriques. Il voudrait soigner cet oiseau blessé, recroquevillé sur sa branche. Soigner toutes les plaies qu’elle a accumulées depuis deux ans. Il voudrait apprivoiser définitivement cet oiseau, qu’il se pose sur son index. Il voudrait tout. Mais il n’est nulle part. Il avale sa salive.
- On verra tout le reste demain, opte-t-il à regret, en prenant congé.
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