Dieu reconnaitra les siens
Quand Yohann ouvre la porte, elle sait qu’ils ont tué son frère. C’est Basile Nardolé, la mine affligée, et Martine, un mouchoir contre son nez, qui se trouvent devant elle. Une sourde colère gronde en elle.
- Monsieur ? demande-t-elle, glaciale.
- Puis-je entrer ? sollicite-t-il. Nous avons une mauvaise nouvelle à vous annoncer.
- Non, claque-t-elle, cinglante.
La soutane en est légèrement surprise. Il avait prévu les mots pour le communiquer, assis sur le bord d’un fauteuil, le dos droit, digne. Il s’imaginait consolant la pauvre sœur effondrée, et ne manquerait pas de jouer avec quelques versets judicieusement placés dont il a le secret. Cette femme est plantée dans le sol, son corps est droit, entier, tendu. Elle est comme sa mère, décidée, le regard dur, sans aucune compassion pour Martine qui pleure à ses côtés.
- Bien, suffoque-t-il. Je comprends.
- Vous comprenez quoi ?
L’homme se tait, toussote et commence :
- Voilà, votre frère Tanguy s’est tué hier d’une balle dans la tête, chez lui dans son bureau. C’est un suicide.
- Je n’en crois rien, Monsieur.
- Je discerne votre difficulté à admettre l’inacceptable, Mademoiselle, reprend la soutane. Le décès d’un proche est toujours difficile à accepter.
- Décidément, vous ne captez rien du tout. Je suis sûre qu’il est mort, vous ne seriez pas là ! Je percute pas le suicide. Vous êtes tous les deux responsables de sa mort.
- Le suicide est indéniable, il faudra vous y faire, Mademoiselle. Cela pose un problème pour l’enterrement, vous n’êtes pas censée ignorer que se donner la mort est gravement puni par l’Église.
- Oh ! C’est gravement puni par l’Église ! répète Yohann, sarcastique. Mais quelle va être la sanction si on lui a déjà pris la vie ?
- Il ne pourra jamais passer les portes du paradis et sera condamné à errer dans les limbes. Aucun prêtre ne voudra célébrer d’eucharistie.
- De toute façon, il n’y a plus de curé en France. Il ne reste que des vautours façonnés d’une mimique hypocrite qui essaient de régir nos vies et maintenant nos morts. Quand bien même vous seriez Dieu sur terre, souvenez-vous qu’au-delà du trépas, la vie des autres vous échappe immanquablement. Je confie à Dieu le soin de juger les actes de Tanguy, Monsieur.
Yohann laisse passer un temps. Nardolé la fixe indigné. Yohann semble être revêtue d’un calme olympien, bien qu’en réalité elle bouille d’une rage sans nom. Elle reprend :
- D’après ce que je comprends, vous vous en lavez les mains ? Ce n’est pas un problème, il sera enterré avec nos amis musulmans.
- Quoi ? s’étouffe Martine.
- Tu n’as plus voix au chapitre, Martine. Tu lui as retiré la vie, aie au moins la pudeur de lui laisser la mort.
Nardolé est vert, Martine assommée regarde sa belle-sœur en perdant pied. Elle attrape le coude de son amant, espérant trouver le soutien pour ne pas tomber. Le curé furieux s’écarte d’elle prestement. La scène n’échappe pas à Yohann, qui la souligne d’une mine ironique un côté de sa bouche relevée arrondissant sa joue. Le vautour perçoit pertinemment le sens de cette mimique, il en est d’autant plus rageur. Cette femme l’horripile. Pour qui se prend-elle à le défier de cette façon ?
Il ne peut autoriser Squiban à être enterré de cette manière. Il avale sa salive, lance un regard doucereux à Martine en tapotant sur son épaule, paternaliste. Yohann en est écœurée. Elle a envie de vomir sur la soutane, le rouer de coups. Elle reste pourtant de marbre, serre les mâchoires, ferme les poings qu’elle garde le long du corps.
- Je mets vos propos au compte de l’émotion, reprend Nardolé. Nous pourrions trouver un arrangement et taire la manière dont il est mort. Merci de réfléchir à tête reposée, Mademoiselle.
- Madame, rectifie Yohann. Je suis mariée, Monsieur ! Il n’y a pas de compromis possible avec un homme de votre espèce. Laissez-nous notre douleur et notre frère.
Yohann dévisage un long moment sa belle-sœur si accablée. Elle se demande jusqu’où celle-ci est de mèche. Tanguy avait émis ses doutes sur sa complicité. Il n’y croyait qu’à moitié, pensant plus à une manipulation de la part de Nardoléet et de son père. Soit elle est rongée par le remords d’avoir mené son mari à commettre un acte si réprouvé par l’Église, en déduit Yohann, soit elle joue la femme éplorée, mais s’en félicite intérieurement. Non, cette pauvre Martine n’était qu’une petite poupée à la solde de ce pervers. Yohann venait d’en avoir une preuve. Martine la fixe également, cherchant s’il existe encore le maigre lien qu’elle avait pu établir lors des dîners de famille.
- Il t’a laissé une lettre, souffle-t-elle en tendant une enveloppe.
Yohann maintient ses bras le long du corps, ignore la missive. Martine garde l’enveloppe devant elle, ne sachant pas très bien qu’en faire. Nardolé la lui arrache des mains et la plante comme il le ferait d’une hostie face au visage de Yohann. Toujours sirupeux, il impose :
- Lisez-la, cela vous aidera à comprendre l’acte de votre frère.
Yohann s’écarte de l’enveloppe d’un pas en arrière. Elle mesure le curé et persifle :
- Qu’est-ce que vous en savez ? Vous l’avez lue ou bien dictée ?
Martine, ahurie, regarde son compagnon. Yohann sourit blasée :
- Dieu reconnaîtra les siens ! ajoute-t-elle en leur fermant la porte au nez.
Yohann s’appuie contre la porte et s’y effondre. De la pièce d’à côté, Saïd a entendu la discussion. Il passe la tête dans le hall, en tenant Anna-Lou dans ses bras. Il contemple sa femme qui pleure silencieusement.
- Eh bien ? Tu craques dans les coulisses ? murmure-t-il.
Saïd s’accroupit devant sa mie, lui prend tendrement les mains.
- Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? souffle-t-il.
- On circoncit les enfants et elles deviennent musulmanes.
- Ce sont deux filles, je te rappelle ! répond Saïd avec une mine toute douce.
- Bravo, tu as très bien déclaré la guerre ! réplique une voix au fond du couloir.
- Visant ? Par où es-tu rentré ?
- Par l’impasse des Négriers. J’ai aperçu Nardolé et je n’avais aucune envie de l’affronter. J’ai été prévenu par un des collègues de Tanguy. On nous invite à aller voir le corps à la morgue de la P.J., vous venez avec moi ?
- OK, on dépose d’abord les petites chez la mère de Saïd.
Quand Visant, Saïd et Yohann arrivent à la morgue, un nombre impressionnant de policiers sont venus rendre hommage à leur collègue. S’ils sont tous en civil, leur dégaine est leur uniforme. Ils s’écartent pour laisser passer la famille. Le silence s’impose.
Tanguy est allongé au centre de cette pièce blafarde. Un pansement entoure sa tête, et cache le trou qu’on lui a administré. Les doigts de sa main gauche sont crispés sur son cœur comme s’il voulait le protéger, l’autre bras est le long du corps. Un médecin lui explique à mi-voix qu’ils n’ont pas pu redresser ce bras. Tanguy l’ayant coincé entre lui et son bureau. Quand ils l’ont découvert ce matin, il était déjà raide. Yohann sourit devant son frère, d’un sourire tout doux, presque réparateur. Elle caresse son visage, prend cette main agrippée dans le marbre, et murmure en pleurant :
- Ils vont le payer, Tanguy, ils vont le payer ! Je te le jure.
L’assemblée s’est tue, aussi émue qu’elle. Yohann avale ses larmes, reprend son souffle. Elle fait volte-face vers les policiers et demande qui travaillait avec lui. Un homme assez jeune se présente timidement :
- J’étais son assistant.
- Vous n’aviez pas de problème avec les souris de vos deux ordinateurs ?
- Oui, avoue-t-il. Il était gaucher et nos souris se mélangeaient. Il en a ramené une fluo, un jour pour qu’on ne les confonde plus.
- C’est moi qui la lui avais offerte. Vous saviez que, enfant, il était droitier ?
- Il m’a raconté qu’il avait eu un accident de voile.
Nardolé et Martine sont arrivés. Ils sont à la hauteur de la porte, personne ne les laisse passer. Tous écoutent Yohann, hypnotisés par ses propos.
- C’est juste : Tanguy avait la main droite presque morte due à la section de ses ligaments lors d’une traversée de l’atlantique. Il a d’ailleurs une cicatrice barrant son poignet comme s’il s’était tailladé les veines. C’est drôle, hein ? Deux fois, il nous aura fait ce coup-là ! Un faux suicide.
- Cette fois, c’en est un, Yohann ! réplique Nardolé, paterne, en exhibant l’enveloppe. Ne rejetez pas la lecture de cette lettre.
Yohann ignore la remarque, relève les yeux vers les autres et continue :
- Vous savez tous tirer, n’est-ce pas ?
Un murmure approbateur répond à sa question. Les policiers commencent à entrevoir enfin où elle va en venir.
- Je voudrais qu’on m’explique comment il a pu se tirer une balle dans la tête du côté droit avec sa main gauche et la placer directement après le coup de feu sur son cœur. Pourquoi il aurait agi de cette manière ?
Un silence accueille l’élémentaire, le basique. Personne n’y avait prêté attention. Nardolé et Martine sont cimentés.
- L’Église catholique refuse de l’enterrer parce qu’elle prétend au suicide, persévère la sœur.
- Manifestement, cela ne l’est plus, Yohann, intervient Nardolé en rangeant la lettre dans sa poche.
Il déglutit puis continue, onctueux :
- Nous l’inhumerons à la hauteur de son engagement pour la patrie !
- Commissaire, exige-t-elle, ignorant toujours la soutane. Ferez-vous la lumière sur cette mort ?
- Vous avez ma parole, Yohann. Tanguy comptait beaucoup pour moi.
- Quant à son enterrement, rassurez-vous, Nardolé, largue-t-elle en regardant enfin le vautour. Nous porterons Tanguy en terre suivant nos croyances. Un hommage aura lieu au cimetière de notre village, il sera laïque, sans curé. Voici ses dernières volontés concernant ses funérailles, ajoute-t-elle en exhibant une feuille pliée en quatre.
Elle quitte la table où gît son frère et se dirige vers la porte en recevant quelques accolades de soutien. Arrivée à la hauteur du prêtre et de Martine, elle s’arrête un instant, les toise et répète :
- « Dieu reconnaîtra les siens. » Vous connaissez l’origine de cette petite phrase ?
- Je désirerais voir cette lettre, rétorque Nardolé du bout des lèvres, en la désignant du doigt.
- Et moi, pour finir je veux bien lire la vôtre ! réplique-t-elle en lui montrant l’enveloppe qui dépasse de sa poche.
Nardolé claque des doigts en pointant le papier, la bouche en cul de poule. Yohann le déplie sans sourciller, les yeux mesurant le vautour. Elle tient fermement le billet entre les deux mains et le laisse déchiffrer :
« Depuis que j’ai surpris Basile Nardolé dans le lit de Martine, je ne crois plus en cette Église de terroristes. Merci de m’enterrer au cimetière de Tréboul dans ma terre natale, sans la présence de ces talibans catho.»
- À vous. Montrez-moi cette lettre ! Donnez-la plutôt au commissaire. Cela devient une pièce à conviction, impose-t-elle ironique, en gardant la feuille en hauteur pour que les policiers puissent la déchiffrer.
Nardolé ne bouge pas, il toise Yohann. Il s’apprête à proclamer que cette lettre est fausse, mais il est convaincu qu’elle demandera une expertise et ces flics sont capables de lui donner raison. Le murmure qui a accompagné le claquement de doigts démontre que cette femme a toutes les chances d’obtenir un soutien inconditionnel de la part des collègues de son frère. Il ne prend pas le risque, il n’est pas si sûr que Squiban ne l’ait pas écrite. Yohann, d’un petit geste de la tête, insiste pour qu’il remette cette enveloppe. Il ne va pas se laisser commander par une femme, surtout pas par celle-ci. Il avait déjà dû ruser afin que Martine ne lise pas ce maudit papier dans la voiture.
- Monsieur ! s’obstine-t-elle de plus en plus sûre d’elle.
- On dit « Mon Père », précise Martine d’une voix blanche, se raccrochant à ses principes.
- Mais Martine, lui explique Yohann, compatissante. Ce n’est pas mon père et il n’a rien d’un prêtre.
La robe noire est posée sur un poteau électrique. Aucun faux pli ne bouge, si ce n’est à la hauteur des poumons où elle se gonfle et se rétrécit à la vitesse d’un taureau prêt à foncer. Les souliers noirs vernis ont de curieuses démangeaisons. S’il ne manifeste pas la moindre réaction face à l’enveloppe qui lui brûle la soutane, Nardolé s’apprête à charger la petite Squiban.
Martine est hébétée, elle fixe aussi Yohann, elle n’est plus qu’un pantin que l’on a mis debout et qui ne tient cette position que grâce à l’art du marionnettiste ayant disposé ses chiffons autour d’elle.
- On verra, bredouille enfin la jeune veuve en chipant la lettre de la poche de son protecteur, pour la confier au policier à côté d’elle.
Tandis que l’enveloppe circule de mains en mains pour arriver à celles du commissaire, le vautour interloqué se retourne vers sa complice. Martine se niche aux yeux de Yohann. Celle-ci accepte cette poupée avec pitié.
- Venez Martine ! somme Nardolé, blanc comme un linceul.
Guillaume est calfeutré dans le coin de la pièce. Il a suivi la scène sans un mot. Il a salué le sang-froid de Yohann, son bras de fer avec Nardolé. Il n’a pas pu lire le papier, mais ses confrères plus proches ne se sont pas gênés pour en répandre le contenu. Cela fera les gorges chaudes dans ce milieu. Basile Nardolé est craint et abhorré. Devant lui, on courbe l’échine, derrière, on lui crache dessus. Yohann, par ce happening, s’est rendue sympathique pour l’ensemble des collègues de son frère. Elle a forcé leur admiration. Visant et elle n’auront pas besoin de Guillaume pour être protégés, dix d’entre eux s’interposeront à la moindre étincelle.
D’autre part, le meurtre d’un des leurs par Nardolé ou un de ses sbires est peut-être la goutte qui fera déborder le vase. La lumière sera faite sur l’affaire, du moins une petite clarté tamisée. Pour que le procès éclate au grand jour, les inspecteurs doivent connaître plus d’éléments, et, à moins que Guillaume ne leur confie le dossier que Tanguy lui a transmis, ils n’iront pas beaucoup plus loin qu’un crime passionnel. Mais il faudrait pour cela que l’enquêteur soit choisi judicieusement. Il a parcouru ce dossier, c’est une bombe. Guillaume se dit qu’il n’est décidément qu’un flic de salon. Il est admiratif devant cette famille et n’est pas sûr d’avoir les reins assez solides pour dégoupiller cette bombe. Il attendra de voir de quel côté tourne le vent.
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