Le cri sur la falaise
Entre la mer et le cimetière, installé sur un petit promontoire, un micro attend patiemment d’être vivant. Entre le ciel changeant de la Bretagne et ses imposantes falaises, tous se sont rassemblés face à l’océan. Aucun siège n’est prévu, ils resteront debout. Tanguy partira debout dans la mort.
Le corps arrive, porté par ses proches. Ils déposent le cercueil juste au bord du précipice. Yohann, Visant et Saïd se dirigent vers le micro :
- As-tu gardé en mémoire, Tanguy, le décès de Papa ? commence Yohann. Nous étions au-dessus de la même falaise, il y a vingt ans, avec Camille. Tu te rappelles : Camille nous avait ôté nos chaussures, nous avions couru sous la pluie jusqu’à la falaise et nous avons crié dans le vent le prénom d’Alan. Nous sommes rentrés chez nous, repus de son énergie. Souviens-toi, debout devant la mer impétueuse, nous avions créé une chaîne indestructible, elle devait se perpétuer jusqu’à notre mort. Camille est partie, tu t’en vas aussi. Que reste-t-il de la chaîne, Tanguy ? Que reste-t-il de ce cri sur la falaise ?
- Il en demeure la force, répond Visant. La force du cri, la force de la chaîne. Tu as été la force de notre famille, Tanguy. Nous avons pu en admirer toute la grandeur. Grand chevalier, depuis tes huit ans, tu nous as protégés de tous les vilains qui nous poursuivaient et qui nous pourchassent encore en ce jour.
- Tanguy, j’ai rejoint les maillons de votre chaîne, le jour où nous avons enfreint une mauvaise loi, pour pouvoir rester debout face à l’amour que nous nous portions Yohann et moi, continue Saïd. Je suis rentré dans cette force et je sais qu’elle durera jusqu’à ma mort.
- Alors, reprend Yohann, nous allons crier ton prénom face à la mer pour en recevoir ta force, Tanguy. Pour que tous ici présents puisent dans ce cri la force de rester libres face aux talibans d’aujourd’hui.
Comme un seul homme, la fratrie se présente à l’océan, tournant le dos aux nombreuses personnes venues rendre un dernier hommage au policier, à l’ami ou au frère. Ils enlèvent leurs chaussures et frappant leurs pieds nus sur le sol, hurlent dans le vent le prénom qui sera repris par l’assemblée.
La foule est considérable et le cri puissant. Le ton est donné. Pas de fioritures, pas de mots vides, juste quelques paroles à murmurer ou tanguer à la force des flots. Tanguy est présent entre ces mots, il larguera les amarres, accompagné de ceux qui n’ont pas douté de son intégrité. Il quittera définitivement la terre, porté par l’ensemble de cette foule hétéroclite qui s’est réunie autour de son histoire. Un chant démarre, un vieil air breton de marin perdu en mer. Les gens du pays chantent et laissent la mer emporter l’ultime hommage.
Le micro s’est tu au bout des témoignages déferlés vers l’océan. Le micro s’est tu, essoufflé, repu de paroles et d’émotions.
Dans ce dernier silence, un homme se dirige vers le micro. Il a hésité tout le long de la cérémonie. Il a chanté avec les Bretons, crié le prénom, admiré la fratrie. Yohann et Visant ne le reconnaissent pas. Intrigués, ils le regardent s’installer derrière l’instrument. Une toison de cheveux très blanche battue par le vent, un vieux parka rapé, un pantalon en velours brun foncé, reprisé, le visage buriné font indubitablement de lui un des quelques curés de campagne cachés dans la foule. Le regard bleu et perçant les happe avant qu’il ne se lance.
- Tanguy, sort-il d’une voix grave, un peu mélodieuse. Accepte nos excuses quand nous t’avons malmené. Tanguy, nous saluons aujourd’hui ton courage et ta détermination qui t’ont hélas mené à la mort. Tanguy, nous poursuivrons ta quête, pars tranquille.
L’homme se retire comme il est venu, d’un pas franc et se fond dans la foule.
Le dernier chant éteint, chacun vient saluer le frère et la sœur. De la podologue de Martine aux commissaires, tous ont un mot gentil, souvent soûlant, pour la fratrie Squiban. L’homme à la toison blanche attend manifestement que tout le monde soit parti pour s’adresser à eux.
- Je me présente, s’annonce-t-il. Je suis Pierre Dupuis, curé de campagne sur l’Atlantique.
- Et vous connaissiez mon frère ? demande Yohann sur la défensive.
- Je ne l’ai vu qu’une fois, j’étais dans la crêperie après l’enterrement de Gonval.
- Ah ! répond Visant, légèrement ironique.
- Je garderai un souvenir amer de cette entrevue. Sachez qu’on a fait le ménage qu’il proposait.
Yohann réentend la phrase émise par son frère pour terminer sa défense devant ce tribunal d’inquisition et réplique cynique :
- Dieu aurait-il reconnu les siens ?
L’homme se tait, il se souvient trop bien de cette petite phrase. Depuis qu’il l’avait formulée, cette réplique le taraude. Il les avait traités d’inquisiteurs, qu’avaient-ils été d’autre, ce jour-là ? Il soupire profondément. Il dévisage le frère et la sœur qui le maintiennent à une distance respectable. Il hésite à prolonger l’entretien, tente une dernière approche :
- Mes mots de tout à l’heure n’ont pas été prononcés en l’air…
- C’est le cas de tous ceux qui ont pris la parole, signale Visant.
- J’entretiens depuis la mort de Gonval, un forum sur les chats…
Yohann et Visant continuent à le cibler sans broncher.
- En quoi cela nous concerne-t-il ? demande Yohann.
La toison blanche les scrute à son tour. Il se tâte toujours. Peut-être ne sont-ils pas au courant ? Pour peu, Tanguy a agi entièrement seul. C’est ce qu’il avait l’air de dire au téléphone, mais Serge étant là, les mots prononcés n’étaient aussi qu’un ultime essai pour protéger les siens. Enfin, c’est ce que Pierre croyait. Les nouvelles ne sont pas bonnes, il faut aller plus loin pour les trois Varnas.
- Excusez-moi de vous bousculer, le temps presse : Tanguy a voulu que je sois témoin de son assassinat, il m’a téléphoné sachant son assassin dans son dos. Je lui ai promis de veiller sur les chatons. Le souci, c’est qu’ils ont quitté leur refuge, lâche-t-il à mi-voix. Je ne sais pas où ils sont.
Yohann pâlit, Visant serre les mâchoires. L’homme les garde en point de mire. Saïd rejoint le groupe et tombe dans la toile d’araignée qui vient de se tendre entre les trois paires d’yeux.
- Et ce n’est pas tout…, articule encore, le curé. Le matou n’était pas le bon.
Ça, c’est l’araignée qui apparaît sur la toile. Ses trois interlocuteurs sont fichés dans le sol comme de simples étendards battus par les vents.
- Je vous laisse, on nous observe. Vos maisons sont sûrement sur écoute, je vous propose de vous expliquer tout ça le week-end prochain à Landunvez. Rendez-vous à la chapelle St Samson, samedi 12 entre 11 h et 13 h. Je vous y attendrai. Retenez bien sans l’écrire, Chapelle St Samson à Landunvez. C’est dans le nord du Finistère, entre…
- Je connais, coupe Visant.
- Au revoir Messieurs Dame et courage ! les salue-t-il par une poignée de main. L’hommage était digne de Tanguy.
Pierre tourne les talons et, d’un pas tranché, quitte le cimetière. Il monte dans sa vieille R4, tout en regardant aux alentours. Trois policiers en civil discutent le long du trottoir, deux membres de l’O.D.D. sont assis dans une voiture à quelques mètres de la sienne ; ils notent l’immatriculation de son ancêtre. « Pas la peine, a-t-il envie de leur crier. Elle est déjà fichée ! » Là-bas, au coin de la rue, adossé au mur de la dernière maison, n’est-ce pas Serge qui l’observe ? « Ces chatons-ci, se dit le curé, longent aussi dangereusement la falaise que les autres, gast ! Pour l’instant rien à craindre, ils sont sur haute surveillance. Il faut que j’en parle à Jonas, mais peut-être l’a-t-il remarqué, puisqu’il était là. Dans tous les cas, c’est à lui à jouer maintenant… »
Serge n’est pas là pour les Squiban, mais pour lui, le témoin gênant.
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