Franchir l'année lumière
Grégoire est aux petits soins pour ses hôtes. Il plane. Même s’il est obligé de jouer serré et de nourrir trois personnes en plus, sans changer ses habitudes, il découvre un autre monde, celui des enfants, celui des gadgets dans les boîtes de céréales, des jeux dans la piscine, des histoires sans queue ni tête. Il adore. Camille est à proximité, elle se laisse tout doucement apprivoiser.
Grégoire s’est octroyé le rôle d’infirmier, en lui appliquant la pommade. Il reste à sa place. En maillot. Sagement. Bien trop sagement à son goût !
Dès le lendemain, Grégoire et Olivia sont descendus en ville. Olivia a simulé une entorse à la pharmacie pour acheter une attelle pour Camille. Ils terminaient leur achat quand Paulette est entrée dans l’officine. Elle a compati aux maux d’Olivia et leur a conseillé une crème extrêmement efficace, à base de plantes.
Puis, ils ont fait quelques magasins afin d’habiller leurs fugitifs. L’expédition a été laborieuse. Grégoire préférait qu’Olivia choisisse pour Camille, il n’osait pas. À chaque tenue proposée par sa sœur, il s’opposait : trop légère ou pas assez, trop sévère ou pas assez.
C’est Bruno qui a délivré Olivia des pattes de son frère. Ils l’ont croisé au coin du marché et le comédien, éternellement affable et jovial, les a invités à prendre un verre. Alors que Grégoire s’apprêtait à refuser, sa jumelle accepta sans hésiter. Dès qu’ils furent assis, elle planta les hommes pour terminer les achats, seule.
Au retour des emplettes, une demi-heure plus tard, Olivia a découvert Paulette qui s’était jointe aux amis. Elle a enfilé directement l’attelle à l’abri des regards. Toujours aussi curieuse, Paulette l’a légèrement titillée sur les courses qu’elle venait d’effectuer, l’ayant aperçue devant un étal de vêtements d’enfants. Ayant déjà déposé les paquets dans la voiture, Olivia s’en est sorti par une maigre pirouette : l’anniversaire du fils de sa femme de ménage. Avec satisfaction, Paulette a souri et a fixé les poignets de la jeune femme. Racontant quelques souvenirs de guerre où toute petite fille, elle avait eu le poignet cassé dans leur propriété limbourgeoise, elle a conseillé quelques soins plus appropriés en cas de cassure quand le patient ne peut se rendre dans un hôpital.
- Limbourgeoise ? l’interrompit Bruno. Je croyais que vous viviez à Bruxelles.
- On nous avait envoyés, mon grand frère et moi, à la campagne, expliqua posément Paulette, après avoir bu son verre à petites gorgées. Il était nettement plus facile de s’y nourrir.
Si Olivia avait écouté avec précision les conseils de Paulette, Grégoire n’a rien entendu de la conversation : il est ailleurs. Nerveux. Il n’aime pas laisser Camille seule avec ses enfants sans surveillance et voulait les rejoindre le plus vite possible.
Paulette s’est tournée vers lui nonchalamment. Dans un italien incertain, elle s’est excusée de ne pouvoir poursuivre ses leçons de langue pendant quelque temps. Machinalement, Grégoire l’a reprise sur deux ou trois mots. Il a terminé son verre d’une traite et s’est levé enfin pour prendre congé.
*
Il fallut déployer des trésors d’imagination pour amener Nathan et Simiane à se confier. Une semaine entière s’est écoulée sans qu’ils prononcent le moindre mot. Ce soir-là, Grégoire rentre du boulot avec un ballon et se jette directement dans la piscine incitant les enfants à le rejoindre. Ils ne se font pas prier et entament un jeu de balle-chasseur. Au bout d’une demi-heure, Olivia les interrompt apportant le goûter. Les trois joueurs sortent et restent assis, les pieds dans l’eau, dégustant les esquimaux en silence.
Nathan et Simiane referment un moment leur boule sur eux par un long dialogue des yeux. Olivia dépose sa main délicatement sur l’épaule de son frère pour qu’il n’amorce aucune autre conversation. Camille arrive à ce moment-là et, palpant la tension, s’assied sans bruit à côté de sa fille.
Simiane et Nathan se tiennent prêts à faire le grand saut ensemble.
Simiane regarde sa maman, glisse ses doigts dans les siens puis accroche ses yeux au mur blanc du bout du jardin. Elle y projettera pour la première fois, l’assassinat du Cardinal Fernandez vu depuis son petit buisson. Sur la chaux se bousculent les images du gros monsieur affalé, de la tête éclatée, des bottes rouges qui se délavaient dans la pluie, le pouce et l’index de Loïc qui puaient et collaient sur son menton pour l’obliger à relever la tête, la menace de Serge qui faisait mine de l’étrangler, serrant son énorme paluche autour de son cou et gravant l’ongle dans le front tout en parlant trop doucement. Le bruit des moteurs des deux voitures qui détalèrent et après, le silence… Le lavage frénétique de son menton et de son manteau dans le lavabo de la salle de bains, juste après. La petite virgule incrustée dans sa chair par l’ongle sale de Serge, et qu’elle n’arrivait pas à supprimer.
S’y impriment ensuite, la 4X4 qui la poursuivit sur la lande, la maison qui était trop loin. La longue robe noire qui la prit comme un bébé en s’excusant de devoir repasser dessus, en parlant latin par la suite et en la déposant sur l’asphalte. Puis elle se tait. Elle ne pleure pas, elle tremble légèrement, le mur est redevenu blanc, à moins qu’il ne soit noir. Camille lui frotte longuement la main.
Simiane est grise.
Tous sont gris, silencieux, un long, très long moment.
- Tu parles de deux voitures, murmure Camille, où était la seconde ?
- Cachée sur la route du moulin de Kériolet. C’était une petite auto belge. Elle était blanche. Il y avait une dame qui attendait là.
Nathan se rappelle tout à coup cette seconde voiture en hochant la tête. C’était une Fiat Punto. La femme leur avait offert un chocolat à la menthe. Il regarde Simiane hésitant, sa sœur réalise la même supposition :
- Ça pourrait être Paulette, bredouille-t-il. Elle lui ressemblait, non ?
- C’est vraiment pas sûr, détermine Simiane en plissant les yeux. C’est une madame comme Paulette, aussi vieille, mais elle avait les cheveux très bien coiffés, blancs avec une belle mise en plis. Elle était très chic, habillée comme madame Yvonne. C’est à cause de ses jambes qu’on peut croire que c’est Paulette et surtout de sa voix. Elle avait une drôle de manière de s’exprimer, pas du tout comme Paulette, elle nous avait dit : « J’ai dans la boîte à gants de délicieuses friandises. Ce sont des pâtes de fruits artisanales enrobées de chocolat, désirez-vous en goûter ? » On avait même ri en se demandant si tous les Belges parlaient comme ça. Elle n’avait pas d’accent. Tout ça, ça ne ressemble pas à Paulette. D’ailleurs, Paulette, quand elle propose des bonbons, elle nous appelle en criant : « Hé les moutards, j’ai encore des carambars ! Qui en veut ? »
- Merci, lâche à voix basse Olivia. Tu as été très précise.
- Je sais qui est Paulette, continue Simiane, sans prêter attention au compliment d’Olivia. C’est la dame qui me massait les pieds à l’hôpital. Ça, j’en suis certaine !
- Ah bon ? s’étonne Camille.
- Oui, affirme fermement Simiane. Même si à l’hôpital elle avait une perruque. C’est elle.
Elle se tourne vers son frère et ajoute tout aussi énergique :
- À toi, Nathan.
Nathan fixe la piscine et entame sa partie. Dans l’eau flotteront les tableaux du garçon : la découverte de Loïc devant l’avion et sa réticence à monter dans l’engin. Les moqueries de Jonathas et la poigne ferme de Loïc qui l’assied sur la banquette. Sa phrase assassine « Avec ou sans champignon ? » et sa réponse stupide « Sans champignon » parce qu’il les déteste, et qu’il ne perçoit pas où Loïc veut en venir. Le rire atroce du prof de voile avec sa conclusion « Il me semblait bien, bonjour à tonton ! », le décollage de l’appareil, le franc qui tombe quand le pilote donne l’ordre de décharger les champignons. Les mousquetons échangés à la hâte entre celui du paquet suivant et le sien, Jonathas qui était à côté du colis, qui est emporté par le mouvement et qui s’accroche à lui, son réflexe de l’attacher à son harnais…
- Bravo Nathan, tu as vraiment sauvé la vie à Jonathas ! admire Grégoire.
- Je ne sais pas, hésite l’enfant en lançant un regard craintif à son nouveau protecteur.
Nathan écrase ses mains en dessous des cuisses, il se dandine, se mord les lèvres. Il a perdu dix centimètres, pèse une tonne. Camille le scrute gravement. Elle se doute qu’il y a une fin qu’il n’a pas encore révélée parce qu’il n’ose pas poser l’ultime question qui le turlupine depuis lors, redoutant la réponse. Grégoire et Olivia attendent également, très calmement, que sorte ce dernier morceau coincé dans sa gorge. En une fois, Nathan se décide, lève les yeux sur Grégoire et demande en un souffle inquiet :
- Grégoire, tu crois que si je n’avais pas échangé mon mousqueton avec celui du paquet, Jonathas ne serait pas tombé ?
Grégoire prend le temps de réfléchir, de refaire le film de l’action décrite avant de répondre la mine concentrée, en niant de la tête :
- Négatif, vous auriez sauté tous les deux, sans parachute. C’est impossible autrement. Qu’en penses-tu, Olivia ?
- Rigoureusement négatif. Je suis aussi formelle que Grégoire. Dès que possible, on ira à l’avion et on fera une reconstitution des faits. Je te démontrerai pourquoi vous seriez morts à l’heure qu’il est. Nathan, insiste-t-elle, savais-tu que c’étaient Serge et Loïc les meurtriers du Cardinal Fernandez ?
- Non. Quand je suis revenu de l’hôpital, j’ai tout de suite expliqué l’accident à Simiane et elle me l’a révélé à ce moment-là. Avant, elle m’avait juste confié qu’elle connaissait les assassins mais qu’elle ne pouvait rien dire de plus.
- Le soir, sur la plage, reprend le garçon, Hugues, enfin Marcial, a juré à Maman qu’il maîtriserait tout de l’animal qui m’avait fait ça, j’ai voulu l’aider en dénonçant Loïc, tu te souviens, Maman ?
Camille affirme de la tête.
- Eh bien, il m’a remonté au lit et là, il m’a dit que je n’étais qu’un tueur en série, il a promis qu’il fermerait sa gueule si je me taisais sur la manière dont cela s’est déroulé. Il m’a juré que même Maman n’oserait plus me regarder si elle savait ce que lui savait !
- C’est archi faux, Nathan, dément Camille en insistant sur les mots. Il n’y a rien qui puisse m’empêcher de t’aimer, quand bien même tu aurais fait une énorme bêtise. Tu avais compris qui était le « tonton de Loïc ? »
- Quand on était au lit, Simiane l’a supposé parce qu’elle se souvient très bien de la tête des gens et que Serge avait eu les mêmes gestes.
- Et j’en étais sûre, intervient Simiane, quand Marcial t’a coincée dans la boulangerie et qu’il a mis son doigt sur ton front. Il m’a appelée « mon raton » comme le faisait Serge.
- Pourquoi Marcial t’a prétendu que tu étais un tueur en série ? pointille Olivia.
- Eh bien, pour Papa bien sûr ! Si je n’avais rien dit à Gonval, Papa serait toujours vivant !
- Non, souffle Camille. Ils ont tué Hugues pour pouvoir prendre sa place. Depuis qu’on est aux Plateaux, Marcialte tient avec ça ?
- C’est Serge le premier qui me l’a dit quand ils sont venus dans ma chambre pour m’annoncer sa mort. De temps en temps, Marcial me le rappelait, mais depuis le parachute…
Nathan s’arrête à bout de souffle comme s’il ne pouvait pas aller plus loin. Il met sa main autour de son cou. Les trois adultes captent directement le sens de ce geste. Camille est écoeurée, elle a envie de vomir. Elle ferme les yeux, sa tête s’enfonce dans ses épaules, ses narines tentent en vain d’aspirer l’air qu’il lui faudrait pour récupérer. Les tendons de son cou ressemblent aux fils à haute tension démarrant d’une centrale électrique. Son corps entier est secoué en soubresauts par cette tension.
- Il t’a menacé, continue enfin Grégoire tout doucement.
- Oui, murmure l’enfant.
- C’est une ordure, Nathan. Et depuis, il n’a pas cessé de te brimer. Ils ont tué ton père pour prendre sa place, sans doute pour vous tenir à l’œil ou parce que Marcial devait s’évaporer de la circulation. Tout ce que tu dois retenir, c’est que tu n’y es pour rien. Tu as eu raison de te confier à Gonval et lui ne devait rien connaître de vos derniers déboires quand vous êtes partis. Sois-en certain. Tu as été drôlement fort, cette crapule essayait de te pousser à bout, pour que tu disparaisses tout seul.
- J’l’ai pas fait à cause de Simiane et maman, avoue-t-il à mi-voix. J’voulais pas les laisser seules avec ce con.
Le temps s’écoule lentement, le sablier tombe profondément dans un puits, au fond duquel d’une toute petite voix, Nathan craque :
- Ce n’est pas vrai, j’ai essayé deux fois. La première fois c’est quand Olivia est venue me chercher en planche à voile au-delà des limites. Marcial voulait m’obliger à dormir avec lui à l’atelier pour que je ne parle pas en dormant. Heureusement que tu as refusé net, ajoute-t-il à l’égard de Camille, je crevais de trouille.
Camille et Simiane se souviennent de l’épisode. Simiane l’avait furieusement sermonnée. Sur l’heure, Camille n’avait pas compris le dialogue entre cet homme et son fils se résumant en deux mots : Marcial avait juste craché un « alors ? » sur un ton condescendant et Nathan a émis un « d’accord » entre les lèvres, les yeux fixés au sol.
- La seconde fois, c’était un soir, après l’école, poursuit Nathan. Marcial m’a montré comment il tuerait Simiane dans le pétrin de l’atelier. Je suis retourné au-delà des limites, Olivia m’a rejoint et on a fait demi-tour. Paulette nous attendait sur la plage, elle m’a montré la fenêtre derrière laquelle Marcial avait tout suivi. Tu te rappelles Olivia ?
- Oui. Je voulais te dire, à ce moment-là, que tu pouvais compter sur moi quand ça n’allait plus. Je me doutais que vous viviez quelque chose de pas vraiment cool. Hélas, Paulette est intervenue, et j’ai été appelée par le facteur.
- Paulette m’a désigné la fenêtre derrière laquelle Hugues avait tout regardé, explique-t-il ensuite, Elle m’a juste dit :
- Tiens bon, Nathan. C’est exactement ça qu’attend cette ordure derrière la fenêtre. Il veut que tu mettes fin à ta vie tout seul. Tu ne vas pas lui laisser cette victoire, hein ? Simiane et Camille ne tiendront pas sans toi !
À ce moment-là, j’ai réalisé qu’elle avait raison. Je lui ai promis de ne plus rien tenter, elle a juste ajouté :
- Si tu n’en peux plus, viens chez moi. Il y aura toujours des pâtes de fruit pour te réconforter.
Tous sont muets. Camille n’imaginait pas le gouffre dans lequel Marcial avait pu enfoncer son fils, sans qu’elle le perçoive. Grégoire tapote la cuisse du gamin :
- T’es vachement costaud, Nathan, vibrent les cordes vocales de Grégoire du fond de sa gorge. Elles en ont eu de la chance, d’avoir un homme comme toi près d’elles.
- On doit quand même voir ce truc des pâtes de fruit, continue Nathan. Maintenant que j’y pense, je suis sûr qu’il doit y avoir un lien.
*
Grégoire a enfin pu récupérer les images captées par les caméras de la rue espagnole, au moment du kidnapping de Nathan et Simiane. Malgré sa fonction, Ce n’était pas si simple parce que Germain, le réalisateur les avait réquisitionnées pour son prochain film. Avec Olivia et Camille, ils analysent la moindre réaction des personnes présentes. Ils rediffusent sans cesse le film et ne regardent qu’un personnage à la fois.
Trois villageois retiennent leur attention : le premier examiné est le « tondu ». C’est la figure la plus énigmatique de la scène. Muni de lunettes de soleil, l’homme a annoncé à Sabine qu’il prenait le relais et emmenait les enfants jusqu’au minibus. Dès l’intervention du facteur, il les somme de se dépêcher de rejoindre Anna. Les petits hésitent parce que leur mère est très fâchée contre cette femme et n’a plus aucune confiance. Une fois ceux-ci sur les chevaux, on le voit rentrer dans la maison la plus proche. Ses occupants, sur le pas de la porte, n’ont pu que le laisser filer par le jardin, étant eux-mêmes complètement hébétés par l’action qui venait de se dérouler dans la rue. Tout en passant à travers leur salon, le tondu leur a crié d’appeler la sécurité. Après, plus rien. Le corazon d’Anna a disparu. Grégoire et Olivia se doutent qu’il a dû trouver refuge dans une des habitations adjacentes, sans doute celle d’Anna. L’homme agace profondément le frère et la sœur, qui n’arrivent pas à le cerner.
La personne suivante à être disséquée est le facteur. Une dizaine de mètres derrière le tondu et les enfants, James court en hurlant. Nathan se retourne, le tondu l' agrippe fermement pour l’empêcher de répondre. Une fois qu’il a rattrapé le groupe, et que le tondu lui fait face, James envoie un ordre à Nathan et Simiane en montrant le bout de la rue derrière lui. Les petits se souviennent vaguement de ce qu’il leur a émis. C’était une petite phrase du style « filez au pub anglais ». Les gamins ne réagissent pas parce que Mister James est beaucoup plus grand que d’habitude, plus sévère, qu’il est maquillé autrement et qu’il a des lunettes noires « de femme », explique Simiane. Une fois les enfants emportés par les Indiens, le facteur lance sa tête vers l’arrière en passant les mains sur la figure.
- Stop, observe Camille. Les enfants ont raison, il a au moins quinze centimètres de plus. Il a dix ans de moins et surtout, il court sans boiter !
En effet, James dans le feu de l’action, se redresse, perd son aspect voûté qui le caractérise tant. Blanc de colère, il regarde l’avenue où les chevaux disparaissent, tape du pied rageusement dans un caillou imaginaire, fait demi-tour furieux, compose cinq pas sans se déhancher. Il croise Paulette qui sort du pub et avec qui il échange deux ou trois mots qui n’ont pas l’air d’être tendres puis il se courbe, enlève ses lunettes, pour prendre une ruelle reliant le quartier espagnol à la rue des Anglais.
- Nous avions rendez-vous Sabine et moi juste après le drink de Paulette, bougonne Camille. Il comptait m’en dévoiler davantage. C’était peut-être un piège, le plan B de Marcial, après tout.
- Le seul point important, c’est qu’il s’efforce de retirer les enfants des pattes du tondu, aiguille Olivia. Pour l’heure, on ne sait pas qui est le méchant de l’histoire.
- Si c’était le plan B de Marcial, Marcial ne t’aurait pas enfermée dans l’atelier. Il aurait demandé à James de prendre le relais, réfute Grégoire ; et ce rendez-vous ne se serait pas déroulé sur la plage. Ces deux-là ont enfreint leur contrat qui interdit les lunettes de soleil dans les décors, souligne Grégoire. Ma main au feu qu’on ne les verra plus. Voyons Anna !
Anna est la troisième figurante qui attire leur attention. Elle guette l’arrivée de Nathan et Simiane et, très avenante, les accueille déjà par un geste de la main alors qu’ils sont loin d’être à sa hauteur. Dès l’appel lancé par Grégoire dans les haut-parleurs, elle incite son corazon à ne pas s’arrêter, mais à continuer rapidement jusqu’à elle. Une fois que le facteur intervient, elle disparaît d'emblée dans sa maison. On ne l’a plus revue depuis.
- Anna m’a piqué une photo à laquelle je tenais particulièrement, peste Camille.
- Celle de la cheminée ? interroge Grégoire.
- Tu l’as vue ?
- Tu ne te rappelles pas ? Tu l’as même arrachée des mains de Jacques lors de la première demande pour que Simiane passe sur les écrans. Ce sont tes grands autour de toi ?
- Oui. Elle a été prise juste après la sortie d’hôpital de Simiane. Cette photo n’est importante que pour nous. Je ne vois pas ce qui peut l’intéresser.
- Sauf que depuis, elle détient la tête des trois aînés, remarque Olivia.
- C’est toi qui as dit à Sabine ou à Michel de se méfier de cette femme ? demande Camille.
- Mais non, voyons ! s’offusque Grégoire. Je n’écoute jamais les rumeurs !
- Moi non plus, murmure Camille pas trop à l’aise sous le regard de Grégoire. C’est bizarre quand même, souligne-t-elle, c’est la seule fois où Sabine était très autoritaire. Juste après le parachute, nous étions déjà sur la plage, les enfants et moi, quand Sabine est arrivée avec les siens. Elle les a envoyés nager et dès que nous avons été seules, elle s’est arrêtée de parler, m’a fixé et elle m’a intimé l’ordre de ne plus m’approcher d’Anna. Je me souviens bien, elle m’avait juré à l’époque que cette femme était redoutable, qu’elle utilisait Simiane comme alibi. Elle était tellement pâle et paniquée que je l’ai tout de suite prise au sérieux.
Soucieux, Grégoire acquiesce de la tête.
- J’en parlerai à Michel. Jacques avait manifestement reconnu quelqu’un sur le cliché. Il n’arrivait pas à se détacher de l’image. Je ne serais pas étonné qu’il ne soit pas neutre non plus...
- Grégoire, propose Camille, tu ne demanderais pas à ton copain d’Interpol de vérifier sur son P.R.I.S., la fiche du facteur, d’Anna et de Jacques ? Peut-être même de son corazon, si on a une photo assez nette ?
- Tu connais le P.R.I.S., toi ? s’étonne Grégoire. C’est une bonne idée, je lui téléphone tout de suite.
Tandis que Grégoire explique à son ami la situation, Camille disparaît dans sa chambre, pour revenir en sortie de bain cinq minutes après. Elle passe devant eux pour aller au jardin par la porte-fenêtre. Grégoire, toujours au téléphone, ne la quitte pas des yeux. Scotché. C’est sa sortie de bain à lui, elle est bien trop grande pour elle. Sa tête sort du vêtement comme la petite boule sur un bilboquet. Camille l’aimante au point d’oublier qu’il est au téléphone. « Oh ! constate-t-il, en penchant légèrement la tête. Elle a laissé tomber le peignoir, comme la coquille d’une amande. »
Olivia rappelle son frère à l’ordre, un peu moqueuse, pour qu’il faxe les clichés. Les portraits transmis, Grégoire rejoint Camille, il s’assied les pieds dans l’eau et, en silence, observe l’amande exécuter ses longueurs. Il a bien choisi le maillot, à moins que ce ne soit Olivia, il ne sait plus.
Elle nage d’un bras, garde son autre main le long du corps. Elle a retiré son attelle. Il en est légèrement marri, ce n’est pas comme ça que son poignet va guérir !
Son portable donne la réponse quelques minutes plus tard. Camille reste en stand-by, accrochée au bord de la piscine entre les genoux de Grégoire et ceux d’Olivia qui a rejoint son frère les pieds dans l’eau. Elle effectue quelques exercices abdominaux avec ses jambes tandis que Grégoire rapporte :
- Anna se rapproche de très près d’une tueuse à gages qu’on n’arrive pas à coincer.
- Voilà pourquoi Simiane lui servait d’alibi ! Peut-être est-elle responsable de la mort de Marcial ?
- J’approfondirai ça. Pour le facteur, continue Grégoire, un homme existe bel et bien en Hongrie lui ressemblant à 84 %, mais aussi à un autre nommé Fischer qui est autrichien. Les deux fichiers, celui du Hongrois et de l’Autrichien ont été consultés, il n’y a pas longtemps, par la France. Du coup, ils savent que ce brave Fischer vit toujours dans son village et tient une épicerie où il sert tous les jours. Le Hongrois boite à cause d’une malformation de naissance or, comme tu l’as mentionné tout à l’heure, quand il court derrière les enfants, il ne clopine plus. Ce n’est donc pas lui. Il n’est pas répertorié, c’est bizarre. Cependant, cela ne le réduit pas pour autant à un assassin ou à un commanditaire. Pour le tondu, c’est foutu. C’est trop flou lorsqu’il est de loin et de près, il est systématiquement de dos !
- Et Jacques ?
- Rien à signaler, sauf qu’il est très bien vu par l’O.D.D..
- On n’est pas les seuls à se poser des questions ! remarque Olivia. Sans doute que quelqu’un en France réalise la même enquête que nous.
- La France et peut-être même la Suisse. Le fichier d’Anna a été consulté par les deux pays.
- La Suisse ? s’étonne Camille. Que viennent-ils faire dans cette galère ? Alors de deux choses l’une, soit les Suisses connaissent le facteur et n’ont pas besoin de l’identifier, soit celui-là est suisse et il a accès au P.R.I.S..Vérifie l’identité de tout le monde et il s’y gomme !
- Je ne serais pas étonnée qu’il y ait du vrai dans ce que tu avances, examine Olivia. Tu te souviens Grégoire, il y a quelque temps on a vu le facteur entraîner Anna et le tondu vers le pub anglais. On est arrivés quelques minutes après pour pouvoir l’intercepter, en vain, il avait déjà disparu, alors que les sorties étaient toutes gardées.
- Tout juste ! s’exclame son frère. Si le facteur est, ou, fut un moment de mèche avec eux, ça se complique ! Je prendrai les rushs de cet épisode pour qu’on puisse en savoir plus.
Camille entame deux longueurs sous l’eau puis revient s’accrocher entre les paires de genoux.
- Un jour, James m’a parlé des années « septante », donc il est suisse. Il était sûrement envoyé par Edelweiss et il nous surveillait. Il est urgent qu’on sache pourquoi cette firme a un rapport avec nous.
- Pauvre facteur, il a tous les maux. Il pourrait être belge, je te signale ! taquine Grégoire. Pourtant, tu lui donnais une tasse de café tous les jours !
- Justement, c’est en lui offrant cette tasse que j’ai compris que je devais m’en méfier ! explique Camille en continuant sur la manière dont il a investigué sur son passé, après que Simiane s’était remise à parler.
Elle raconte la scène dans la boulangerie où, le lendemain du réveil de Simiane, il avait essayé d’en savoir plus en la titillant sur les phrases émises par la petite.
- Comment l’a-t-il su ?
- Mystère ! Ce n’est pas Sabine, et il n’y avait pas beaucoup de monde dans la pièce. Le seul point positif dans ses interrogatoires, c’est que j’ai trouvé le micro caché par Marcial, ajoute-t-elle juste avant d’entamer les longueurs suivantes sous l’eau.
Elle sort la tête de la piscine juste devant les genoux de Grégoire :
- Je me trompe, c’est Paulette, rectifie-t-elle en reprenant sa respiration.
Silencieusement, Camille déroule le fil du grand nettoyage qui l’avait menée à la découverte du micro. Elle revoit Grégoire quittant la boulangerie et empoignant directement son portable. Elle sourit et fixe Grégoire en réalisant :
- Tu l’avais vu, ce micro, et tu as envoyé Olivia vérifier, c’est ça ?
Il opine du chef avec un timide sourire.
- Pourquoi ne t’es-tu jamais méfié de moi ?
Grégoire est au supplice. Que lui avouer, si ce n’est ce qu’en aucun cas il ne veut lui révéler ? Olivia, passablement ironique, regarde son frère rouge carmin.
- Y’ avait un plumeau, pas un marteau, bredouille-t-il, et ta tête en disait long. Tu parlais de Paulette ?
- Elle avait entendu Marcial se vanter du micro au pub anglais et elle m’en avait informée par « solidarité féminine ». Tu as vu Paulette ?
- Elle a dû rentrer en Europe d’urgence, mais revient d’ici quelques jours. Par contre, j’ai consulté le registre informatique, elle était ici toute la période de l’hospitalisation, elle est arrivée une semaine avant la mort du Cardinal Fernandez. Donc, fausse piste. Ce n’est qu’une gentille couturière, d’ailleurs elle a honoré toutes les commandes de ce laps de temps.
- Une gentille couturière qui aime les pâtes de fruit... Je ne suis pas si sûre qu’elle soit vraiment clean, titille Camille avant d’enchaîner sans transition : et le facteur ? Tu as pu déterminer son jour d’arrivée au village ?
- Oui, il était là deux mois avant toi.
- Non ! s’exclame Olivia. Il n’était pas là pour le film précédant ton installation. Souviens-toi, tu as dû t’improviser facteur pour une scène du film de Rémi.
- Tout juste ! réalise Grégoire. Ça veut dire qu’il y a quelqu’un qui s’amuse à trafiquer le registre !
- C’est James ! conclut Camille, inébranlable. C’est certain, maintenant.
- Indubitable ! Note, ça pourrait être Anna, ou encore Arobase, et pourquoi pas Paulette tant qu’on y est ! Mais c’est sûrement un coup du facteur ! la raille Grégoire. Je ne voudrais pas être à la place de James !
Camille n’ajoute rien. Elle penche légèrement la tête sur le côté en fixant Grégoire, les yeux rieurs. Elle n’ose pas lui confesser que « la place du facteur » était la sienne, qu’elle l’y avait confortablement installé. Grégoire devine les aveux, lève un sourcil et regrimpe sur la couleur coquelicot tandis que Camille amorce rapidement les longueurs suivantes sous l’eau. Olivia en profite pour glisser à son frère :
- À mon avis, tu ne tiendras plus longtemps !
- Elle est à une année-lumière de tout ça, je suis bien obligé de rester à ma place, se désespère-t-il entre les dents, la tête s’enfonçant entre ses omoplates.
Camille réapparaît, insère une main entre les genoux des jumeaux, frôlant la cuisse de Grégoire qui tressaille légèrement.
- C’est qui Arobase ? demande-t-elle.
- C’est le surnom donné au responsable du système informatique du domaine, explique Olivia. C’est un ancien hacker. Il est redoutable dans tout ce qui touche à l’informatique. Depuis qu’il est là, nous n’avons plus eu le moindre virus.
- Le jour où Simiane a parlé dans la boulangerie, reprend Camille sans aucune transition, il y avait Bruno, Germain et Jacques, outre toi qui étais consigné au comptoir. Ça doit être l’un d’eux, en déduit-elle avant d’entamer deux autres longueurs.
Grégoire reste muet, il n’a rien entendu de ce qu’elle vient de supposer. Il observe Camille et en est toujours rongé. « Purée ! Si elle émerge encore une fois entre mes genoux, je ne réponds plus de rien ! »
- Purée ! s’exclame Camille en sortant de l’eau. C’est sûrement Jacques, il ne devait pas être uniquement voyeur, alors !
- Voyeur ? se réveille enfin Grégoire qui s’est précipité pour lui offrir une serviette.
- Oui, celui des buissons, précise-t-elle.
Grégoire lui enveloppe les épaules avec la serviette et lui tend son attelle. Il l’aide à l’enfiler et le ferme précautionneusement. Puis, tout aussi délicatement, il lui présente la manche de la sortie de bain dont il la couvre avec autant de bienveillance, les sourcils écartés, la bouche vaguement ouverte. Surprise par les gestes de son hôte, Camille marque un temps d’arrêt dans l’explication de l’homme qui, chaque soir, venait se cacher dans le jardin d’Hélène. Grégoire l’engage à continuer d’un sourcil interrogateur sans comprendre la cause de cette pause. Camille reprend le fil de l’histoire tandis que Grégoire frotte doucement le dos de la nageuse. Camille l’observe un peu désarçonnée et ajoute un léger sourire aux lèvres :
- Je crois que je suis sèche !
Grégoire sidéré lui-même par son audace s’écarte rapidement. Les joues en feu, il bafouille :
- Pardon, j’écoutais ce que tu disais... Mais pourquoi tu ne nous en as pas parlé ?
- La nuit, j’y pense chaque fois et le matin, j’oublie. Je ne vais quand même pas te déranger en pleine nuit ! En plus, je pensais que tu étais au courant : Marcial m’a prétendu que c’était un voyeur et que vous l’aviez suffisamment sermonné pour qu’il ne revienne pas !
- Ça ne me dérange pas que tu viennes la nuit, murmure Grégoire.
- Jacques, voyeur ? J’en doute ! souligne Olivia. N’empêche, c’est lui qui avait autorisé Simiane à rejoindre Bruno, lors du tournage dans la rue. Peut-être est-ce lui aussi qui avait laissé la porte ouverte au moment de l’assassinat dans la boulangerie ?
Très rapidement, ils établissent la liste des éléments qui feraient de Jacques un suspect potentiel : s’il avait reconnu quelqu’un sur la photo de la cheminée, ça ne pouvait être que Tanguy ; il crée un scénario de toutes pièces en mettant en scène Éric et une petite fille ; il n’a jamais eu de soucis avec la censure. C’est le seul. C’est une des raisons pour lesquelles la prod. l’engage si facilement, alors que ses scénarios ne sont pas tous excellents…
- S’il est entré dans les filets de la belle Hélène, c’est peut-être uniquement pour s’approcher de la boulangerie, poursuit Grégoire.
- On peut pas savoir, déclare Camille. Hélène court sur tout ce qui bouge. Je me demande quel est le mec qui peut se vanter de ne pas être passé dessus !
- Moi ! s’exclame Grégoire tout fier, un rien grandiloquent. Et à sa grande fureur, au demeurant.
Moqueuse, Camille-bilboquet le dévisage, sans rien ajouter.
- Quoi ? s’offusque-t-il. Tu ne me crois pas ?
- Oh si, je te crois, il n’y a qu’à voir la manière dont elle te considère ! Tu n’approches jamais des figurantes, c’est ça ?!
- On dit « les villageoises », rétablit Grégoire, rouge pivoine. Ma réputation n’est pas entièrement exacte, souligne-t-il un peu vexé. Je crois qu’on a fait le tour de nos élucubrations ; bonne nuit, les filles !
Fini, il n’en peut plus, il s’en va ! Il pense n’avoir loupé aucune des déclinaisons de rouge. Il en est complètement courbatu. Il fonce sous la douche où il refroidira son sang de longues minutes, les mains contre le mur, la figure face au pommeau.
- Merde, je l’ai blessé, se désole innocemment Camille.
- Mais non ! ne t’inquiète pas, rassure Olivia avec un petit sourire.
Olivia devine son frère scotché au jet et elle s’en amuse. Elle ne lui donne pas vingt-quatre heures pour franchir son « année-lumière » !
Elle et lui sont inséparables. Élevés dans une caserne par un papa colonel et une maman trop vite disparue, les deux enfants ont suivi ensemble l’école militaire jusqu’à l’obtention de leur grade d’officier. Les jumeaux sont redoutables parce qu’ils n’ont pas besoin de parler pour se comprendre. Quand ils y sont contraints, ils communiquent par un langage curieux qu’ils avaient inventé entre eux avant de pouvoir s’exprimer en français avec leur mère et en italien avec leur père. Cette langue inquiétait tant leurs parents qu’ils leur en avaient proscrit la pratique, mais la mort de leur mère avait levé la sanction, leur père étant trop éprouvé et absent pour la faire appliquer. Sans règles ni lois, ce langage était devenu leur force.
Ils ont franchi les échelons du même pas. Grégoire refusant les titres supérieurs si Olivia n’emboîtait pas, l’armée avait dû prouver bien malgré elle qu’elle n’était pas tant machiste. Ils ont quitté les services secrets par solidarité envers une injustice, au grand dam de leur père. Et de la patrie ! Quand ils ont débarqué sur les Plateaux, Grégoire y a découvert les filles, tandis qu’Olivia, elle, ayant vécu dans un milieu épouvantablement mâle, est restée toujours aussi méfiante quant à la gent masculine. Résultat des courses, ils sont tous les deux célibataires endurcis et, si cela ne gêne pas Grégoire, Olivia, elle, a une envie d’enfants mais cherche désespérément l’homme idéal.
- Grégoire ? demande Camille tout bas devant la porte de sa chambre. Tu dors ?
- Non, bredouille-t-il, entre !
- Je ne te réveille pas ? ajoute-t-elle en se plantant au bout de son lit.
- Non, je viens d’éteindre, ment-il. Assieds-toi.
Camille est juste habillée d’un t-shirt à lui, qui lui sert de chemise de nuit. Elle reste debout, au bout du lit, avec sa brosse à dents encore en main et elle formule quelques excuses pour l’avoir dérangé et pour sa remarque sur les figurantes ...
- T’excuse pas, c’est franchement pas grave ! Assieds-toi un moment, lui impose-t-il doucement, à peine redressé sur ses coudes en tapotant sur le matelas.
Camille triture sa brosse à dents et demande :
- Crois-tu que les performances d’Arobase sur Internet permettent de vérifier ce que chacun y envoie.
- Même si théoriquement on n’en a pas le droit, on en a eu recours dans un seul cas, il y a quatre ans.
- On s’est dit tout à l’heure que Jacques et Marcial avaient la même nana. Peut-être se connaissaient-ils, qu’Hélène n’est qu’un lieu de rendez-vous. Ce qui constituerait la relation entre Marcial et l’équipe technique. D’autre part, si le scénariste a repéré Tanguy sur la photo, il pourrait être entré en contact avec lui et, dans ce cas, on cernerait sûrement les liens entre Tanguy et le village.
- C’est un cas de force majeure, décrète Grégoire, je demanderai à Arobase pour lui et pour Anna d’ailleurs, puisque c’est elle qui a la photo.
- Et tant que tu y es, pour le facteur aussi !
- Et pourquoi le facteur ? demande Grégoire avec un petit sourire moqueur que Camille ignore.
- C’est l’assassin de Marcial ! déclare-t-elle péremptoire.
- Voilà autre chose ! s’amuse Grégoire. Et pourquoi aurait-il tué Marcial ?
- Quand il parlait aux enfants, il avait de grandes lunettes noires et il était maquillé autrement. L’homme qui m’a apporté le whisky avait la tête bien tuméfiée.
- Ça se tiendrait, si c’était l’alcool qui avait été trafiqué. Mais, comme tu l’as fait remarquer à Marcial, Bruno et Paulette en ont pris. Il a pu être empoisonné par autre chose... et quel serait le mobile ?
- C’est le whisky ! affirme Camille avec force. Pourquoi l’homme serait-il rentré dans la boulangerie et aurait-il donné cette bouteille sous un faux prétexte ?
Grégoire se frotte les yeux en bâillant. Il regarde la chemise de nuit s’agiter devant lui en ne prenant pas grande part à la conversation. Il ne répond qu’aux questions et, de toute façon, Camille ignore les siennes. Il aimerait une pause. Elle en est loin, même la chemise de nuit a du mal à la suivre. Grégoire a beau essayer de se concentrer sur les élucubrations de Camille, il n’y arrive pas. Il pense aux deux piquets qui tiennent le t-shirt debout, aux chevilles si fines soutenant des mollets légèrement arqués. Les genoux sont peut-être un peu trop osseux avec la rotule un brin proéminente quand elle s’assied. Étendus, il ne sait pas très bien comment ils sont dessinés, il n’a jamais osé regarder. Sauf de dos et c’est joli. Il désirerait vérifier maintenant, mais ils sont cachés par les montants du lit. En haut, le t-shirt repose uniquement sur les épaules comme si elle était pendue à une corde à linge. Il est trop large, il ne sculpte en rien la silhouette de son contenant. Sauf les deux petits mamelons libérés de toute étreinte qui se balancent au rythme des suppositions.
- C’est vrai, admet-il. Tu marques un point. Enfin, un demi-point parce qu’il y a quand même un petit bémol : ce mec a eu beaucoup de chance que Marcial ne l’ait pas reconnu ! Je te rappelle qu’on a eu beaucoup de mal à t’isoler ce jour-là ! Normalement, on aura le résultat de l’autopsie demain.
- Ensuite, continue la chemise de nuit, quand on a joué à cache-cache dans l’armoire, tu te rappelles ?
- Oui, murmure-t-il.
Bien sûr qu’il s’en souvient ! Il se le tourne en boucle cet épisode ! Et il est là avec la télécommande de son magnétoscope interne, pour faire un minuscule arrêt sur image, au moment où Camille tremble et il lui pose sa main sur les yeux. Main qui descend ensuite le long de sa joue pour atterrir irrémédiablement et définitivement à la lisière de son cou ! Il en a toujours le ventre crispé.
- On les a entendus parler de potiche, d’accord ?
- Oui, rougit légèrement Grégoire.
- Encore une preuve que c’est le facteur ! décrète-t-elle fermement en pointant sa brosse à dents vers lui. C’est le seul qui connaissait cette histoire de potiche !
Grégoire avale sa salive, il se force à ne regarder que la brosse à dents. Il y a trop de vent dans la chemise de nuit, cela ne l’aide vraiment pas à se concentrer. Elle bouge dans tous les sens, accrochée à son fil, laisse de temps en temps entre-paraître une épaule, ou en dessous une cuisse. Si pas plus, par le trou des manches.
- Pas spécialement, répond timidement Grégoire.
- Comment pas spécialement ? frappe la brosse à dents en cadence.
- Tu penses bien que cette histoire de potiche a fait le tour de l’équipe technique, essaie d’étouffer Grégoire qui n’a aucune envie de lui avouer que depuis lors le sobriquet de Camille est « potiche ». On voit ça demain ?
Camille réfléchit un instant. La brosse à dents dessine dans l’air les rouages de ses réflexions au fur et à mesure qu’ils se réalisent. Elle sourit à la constatation qu’elle déduit en pointant sa brosse à dents vers lui :
- Tu veux dire que depuis, mon surnom à la régie est « potiche » ?
Grégoire rougit sans répondre. Camille éclate de rire, absolument pas affectée par ce pseudo d'artiste.
- Seulement l’équipe technique, se justifie Grégoire du bout des lèvres, comme s’il en était responsable. On voit ça demain ?
- D’accord, admet la brosse à dents, laissant une demi-seconde de répit à Grégoire avant de l’asticoter à nouveau : toi aussi ?
- Moi aussi, quoi ? essaie de ne pas comprendre Grégoire.
- Toi aussi, tu m’appelais « potiche » incise-t-elle.
- Non ! Jamais ! se défend-il avec force en transpirant un peu. Je te le jure !
Camille rit en voyant les draps se mouvoir dans tous les sens. Grégoire nage dans son lit. Il aimerait bien passer à autre chose. Il se calme, se assied en tailleur, réajuste sa couette. Il dévisage sa Camille avec une tendresse infinie, il adore ce rire cristallin gentiment moqueur. Il est heureux de voir son oiseau blessé reprendre goût à la vie en piaillant de la sorte. Il aimerait tant que cet oiseau se pose juste un peu plus près de lui.
- Assieds-toi, quémande-t-il. Tu me donnes le tournis.
- Peut-être ces visiteurs ne me cherchaient-ils pas d’ailleurs, reprend Camille ignorant la demande de Grégoire. Mais plutôt des preuves de l’existence de ces personnes sur les Plateaux, que Marcial aurait cachées.
- Ça m’étonnerait ! Souviens-toi de ce qu’ils ont dit, l’un des deux était censé surveiller les petits et l’autre être à l’affût dans la maison.
- On est bien restés une demi-heure dans cette armoire, j’ai failli m’endormir. Anna pourrait être la fameuse « patronne » qu’on a dû attendre, tu m’avais dit que c’était une femme. Avez-vous pu fouiller la boulangerie ?
Ils sont restés trois heures trente exactement et Camille s’est endormie profondément. Grégoire n’a pas vraiment vu l’heure passer, lui non plus, mais pour d’autres raisons. Il s’était laissé bercer par le rythme régulier de la respiration de Camille, il avait légèrement somnolé, dans un état second.
Il la scrute avec des yeux de velours. Il n’a pas plus écouté les explications de la brosse à dents que celle de la chemise de nuit. Il n’a suivi que ses mouvements pour ne pas regarder autre chose, pour ne pas penser à autre chose. « Une année-lumière, elle est à une année-lumière. Purée, qu’est-ce que j’envie sa brosse à dents ! », se rabâche-t-il. Il la dévisage un moment, les sourcils modérément froncés :
- C’est vrai, ça pourrait être Anna. De temps en temps, t’as pas envie de pousser sur le bouton « pause » ? suggère-t-il.
- Tu n’as pas répondu à ma question, vous avez pu entrer dans la boulangerie ? répète-t-elle.
- Non. La police y a mis les scellés. Tu réponds à la mienne ?
- Laquelle ?
- Tu ne voudrais pas pousser sur le bouton « pause » juste le temps d’un entracte ?
- Je t’ai réveillé, c’est ça ?
- Non, mais parfois tu peux laisser couler un peu d’eau, parler d’autre chose, penser à quelque chose de plus drôle.
Camille grimace en tapotant d’une main sa brosse à dents sur son autre paume :
- Ça oui, j’attends depuis longtemps mais y’a pas de parking possible !
La brosse à dents se contorsionne, elle le regarde avec un brin de compassion :
- Je t’ennuie, désolée, je ne suis qu’une emmerdeuse ! Je vais te laisser dormir !
- Mais non, arrête de croire ça ! proteste-t-il. Tu ne m’ennuies pas du tout ! J’aimerais juste qu’on papote de n’importe quoi le temps du pop corn. Je te promets que tu peux te l’octroyer, cette pause, ici, ce soir, maintenant !
Camille le dévisage un instant, se mord la lèvre inférieure en frottant nerveusement les poils de son instrument :
- T’oses pas l’avouer ! analyse-t-elle légèrement dépitée. Excuse-moi. Bonne nuit, ajoute-t-elle en se dirigeant vers la sortie.
- Camille, gronde-t-il. Pas du tout ! Viens t’asseoir une minute et raconte-moi comment s’appelle ta brosse à dents !
- Ma brosse à dents ? demande Camille amusée, la main sur la poignée de la porte.
- Qu’est-ce qu’elle t’a fait, cette pauvre bête, pour que tu la maltraites autant ?
Camille regarde sa victime, sceptique et lance joyeusement à Grégoire avant de refermer la porte sur elle :
- Non, elle n’est pas maltraitée. C’est juste son jour de sortie !
S’il n’était pas nu sous ses draps, il se serait précipité pour l’obliger à s’asseoir sur son lit, l’aurait forcée à la pause et aurait, peut-être, pu être cosmonaute pour parcourir l’année-lumière qui les sépare. Seulement, voilà, il est sans pyjama, prisonnier de sa couette. Perdu dans son engin aérospatial, Grégoire fixe la porte en soupirant.
- Et si je me faisais dentiste ! marmonne-t-il, trop seul dans son lit.
Le repas du lendemain soir n’est meublé que par le babillage de Nathan et Simiane qui, toujours dans leur boule de verre, ne se soucient pas de la lourde chappe qui s’est coulée autour de la table.
Camille ne dira rien sur ce qu’elle a testé aujourd’hui, ils ne comprendraient pas. Elle a regardé, au pendule, le biomètre de Bovis[1] de chacun de ses grands, pour savoir comment ils vont. Yohann et Visant en ont un normal, même assez fort, mais elle n’arrive pas à percevoir celui de Tanguy. Elle ne capte pas l’info.
Le seul élément qu’elle apporte, c’est la firme Edelweiss. Et encore, il est maigre : les parts sont réparties, à la grosse louche, entre du Bois d’Hoche pour trois quarts et un quart pour Nardolé. Elle sait, depuis longtemps, qu’ils ne jouentdans la même cour mais elle ne voit pas en quoi cela constitue une pièce du puzzle.
Olivia, de son côté, est allée glaner au village. On n’a pas aperçu le facteur, depuis le kidnapping des enfants. Les derniers qui l’ont entrevu déclarent qu’il semblait tellement anxieux qu’ils n’ont pas osé lui demander pourquoi il n’accomplissait pas son travail. Du coup, elle est entrée chez James. Il a quitté les Plateaux définitivement, a emporté tous ses effets personnels. L’ordinateur trônait sur la table de la salle à manger. Olivia l’a confisqué pour l’analyser avec Arobase.
Il n’y a pas grand-chose à découvrir si ce n’est une petite correspondance avec quelqu’un qui se cache sous le pseudo « Loup de mer ». Celui-là envoie ses courriels par des machines chaque fois différentes, mais toujours de l’ouest de la France. James est bien à l’origine du sujet créé sur les matous dans le forum en collaboration avec Loup de mer. C’est lui la « Alpen Mannstreu ». En allemand, Mannstreu se traduit par « homme fidèle » ; c’est également un chardon bleu qui ne pousse que dans les Alpes, nommé aussi « reine des Alpes ». Si indubitablement, ce pseudo a une connotation bien helvétique, sa signification peut être multiple et elle n’aide en rien à distinguer le bord du facteur. Les trois restent médusés.
Arobase a regardé le débit de la connexion, James avait manifestement deux bécanes, une officielle, celle qu’ils ont retrouvée et une autre avec laquelle il est parti. En abandonnant celle-ci, il sait pertinemment qu’on la passera au peigne fin. Ce n’est dès lors que la partie visible de l’iceberg.
- Je vous lis les derniers mails, propose Olivia. Celui du jour de l’assassinat de Marcial, écrit par le facteur à 10h :
« Interpol vient de faire le rapport entre notre matou et un dangereux tueur à gages. Parles-en à J. et donne-moi les instructions. »
- Ça, ça signifie qu’il a un lien direct avec Interpol, continue Olivia ; la filiation entre les deux identités s’étant établie une ou deux heures auparavant. Peut-être a-t-il accès au P.R.I.S.? Réponse de Loup de Mer, pour une fois envoyée d’un ordi privé à 10 h30 :
« J’ai eu enfin un coup de fil de Chat Sauvage. Il nous a manifestement désignés comme légataires des chatons. Chat Sauvage s’est fait tuer par le matou français, alors qu’il était encore au téléphone. Il m’a laissé entendre qu’il savait qu’il allait à l’échafaud. J’en suis complètement anéanti. J’ai entendu la dernière phrase de cette ordure et le bruit du coup de feu. Ce chat avait trop de cran, nous n’aurions jamais dû attendre qu’il réagisse à ma lettre. Je m’en veux terriblement.
C’est Chat Sauvage qui a fait le lien entre le matou et le tueur à gages. Il a appris de la sorte que celui qui se cachait au village n’était pas le bon. D’autre part, il est fort probable que le corbeau soit au courant du refuge. Jonas te donne CARTE BLANCHE. À toi de jouer !
- Donc, il savait pour Marcial et il y a bien une partie suisse. Le corbeau, c’est le même que la chanson ? interroge Grégoire.
- Sans aucun doute. Le plus pénible des personnages, affirme Camille devenue blanche. C’est le père spirituel de Tanguy, le conducteur fou de Simiane. Le facteur est effectivement là pour nous, c’est sans doute un de ses sbires… et ce pseudo un lien direct avec le nom Edelweiss.
Camille est transformée en statue de sel.
- Je vais partir… pour aller où ? se morfond-elle tout haut.
- James a quitté le village, rassure Grégoire. Ça ne servirait à rien de fuir tout le temps. Pense aux enfants, ils vivraient perpétuellement en se demandant si la personne qui les suit risque de les tuer ? Non, Camille, on doit vous sortir de cette mélasse une fois pour toutes.
- En plus, James n’est sûrement pas un des lieutenants de Nardolé, reprend Olivia. Il a reçu un autre mail, arrivé le lendemain de l’assassinat à huit heures, c'est-à-dire une demi-heure avant le rapt des Indiens, émis d’une adresse indéfinissable. Il l’a lu :
« Ils sont chez Sabine. Récupère-les. J. »
C’est sans aucun doute un message de Jonas. Il envoie un dernier courriel, une heure après :
« C’est raté ! La chatte s’est évaporée depuis hier soir et ses chatons viennent de se faire kidnapper par des Indiens. Ils ont tous disparu. Dois-je encore rester ici ou bien je m’occupe des grands ? »
- Des grands... répète Camille inquiète. Il veut sûrement parler de mes aînés. Que se passe-t-il chez eux ? Je dois peut-être rentrer en France...
- Sûrement pas ! réagit fermement Grégoire. Tu te jetterais dans la gueule du loup. La question est qui est ce « Chat Sauvage » ? Sa mort doit être le déclenchement des événements qui se sont déroulés ici.
- Probablement un de leurs membres qui travaille sur deux tableaux, spécule Olivia, pensive. Ils en parlent dans leur correspondance, ce chat aurait été suspecté d’être du côté de l’O.D.D.. Jonas a expédié un mail virulent à propos d’un procès réalisé par les Curés de Campagne français vis-à-vis du Chat. Celui-ci aurait eu lieu dans une crêperie, sans aucune preuve. Jonas les somme dans ce courriel d’un devoir de réparation envers ce Chat Sauvage. C’est écrit dans un langage un peu pointilleux, vieux style et transmis en français, allemand, italien et anglais. Les quatre versions sont dans une langue impeccable, pas par une traduction par l’AI, d’après Arobase. Ce Jonas doit les maîtriser totalement. Cette semonce est émise à l'égard d’affaires similaires qui pourraient siéger partout ailleurs. Envoyée a priori à tous les résistants, le message est inidentifiable autant pour l’émetteur que l’ensemble des récepteurs. Arobase est ébahi par la dextérité de ce Jonas ; il contrôle les faiblesses du système informatique à la perfection. Il est intrigué par cet homme qui le surpasse là où il se croyait imbattable !
Un silence s’installe, au bout duquel Grégoire commence son rapport. L’autopsie de Marcial a révélé qu’il a été tué par empoisonnement. C’est le whisky qu’on a trafiqué, Camille avait raison. Pour le scénariste, Jacques, Grégoire n’est nulle part. Rien ne l’assigne comme assassin, complice ou autre. Grégoire n’avance pas et s’en désole. Pour pouvoir progresser convenablement, il devrait avoir accès au fameux programme P.R.I.S.. Il ne peut pas téléphoner à Interpol tout le temps sans éveiller quelques soupçons sur la présence des fugitifs chez lui. Déjà pour Anna, ils ont attrapé la balle au bond, ils l’en remercient d’ailleurs. La tueuse travaille toujours avec un homme au crâne rasé ; ça, c’est leur tondu. La police déterminée à les coincer les recherche dans les alentours. Ils ont disparu. Elle n’a pas tué Marcial, elle visitait le souk de Marrakech, avec une dizaine de villageois. Ça ne l’en blanchit pas pour autant, elle aurait pu laisser son complice agir seul, confirmant ainsi la thèse de Camille qui en assigne le patron attendu pendant trois heures trente cachés dans leur armoire.
- Trois heures trente ? T’exagères pas ? s’exclame Camille avant de continuer ses échafaudages sans aucune transition. Dans mon lit, hier soir, j’ai repensé au voyeur du jardin : James aurait très bien pu se construire plusieurs personnages assez stéréotipés comme celui du facteur ou du scénariste. Donc, James pourrait être le tondu et le Jacques.
- Impossible, réfute Olivia, à moins qu’il ait un don d’ubiquité, il était dans la rue des Espagnols en même temps que le tondu, mais par contre Jacques, James et le tondu pourraient n’être que deux personnes.
- Je suis sûre que Jacques et James ne forment qu’un ! décrète Camille.
- Sacré facteur, toujours celui-là ! se moque Grégoire, c’est peut-être Jacques et le tondu. C’est plus plausible : cela expliquerait qu’il disparaisse si facilement !
- On parie ? défie Camille.
- Pari tenu ! déclare le joueur, quel est l’enjeu ?
- Une barre de chocolat et t’as déjà perdu ! réplique Camille, Jacques était dans la boulangerie, le jour du réveil de Simiane. C’est donc lui, puisque James savait ce qui avait été dit !
- D’accord pour le chocolat, pour autant qu’il soit belge ! rétorque Grégoire. Et t’as pas encore gagné. C’est juste un petit élément qui plaide en ta faveur !
- Tu pourrais demander à ton copain d’Interpol de comparer les deux photos celle du scénariste et celle du facteur, avec le FIP. Pour autant qu’il y ait un portrait-robot dedans, et tu verras que j’ai raison !
- Le FIP maintenant ! s’exclame Grégoire.
- C’est celui des personnes suspectées d’appartenir à un groupe terroriste, des tueurs à gages et tous les autres assassins en fuite, tu ne le connais pas ?
- Bien sûr que je le connais ! Ce qui m’étonne, c’est que toi tu en sois si bien informée alors que le P.R.I.S. et le FIP sont totalement secrets !
- C’est grâce à Tanguy, explique-t-elle, il bosse à Interpol. C’est même lui qui a créé le logiciel de reconnaissance d’identité.
- Le programme Squiban, c’est Tanguy ? réalise Grégoire suffoqué.
- Ben oui, son nom de famille est Squiban.
Grégoire se tait, semble perdu dans ses pensées. Il nie de la tête, soupire et exprime au bout de longues minutes son désarroi.
- Ça ne tient pas la route ! Le Squiban du programme est quelqu’un de sérieux, d’intègre. On lui a proposé des sommes astronomiques pour travailler dans des trucs pas nets et il a toujours refusé. Tu te souviens Olivia, on a eu une formation sur son logiciel juste avant de quitter l’armée. On avait été admiratif devant ce tout jeune homme, dont la rigueur et la droiture se lisaient sur le visage. Il ne voulait pas qu’on utilise son programme sans son autorisation, de peur que les États ne l’utilisent pour des mauvaises raisons.
- Mais hélas pour lui, la France l’a vendu à presque tous les pays et il n’a pas eu son mot à dire. Il a toujours été trop naïf et trop gentil, continue Camille avec un petit sourire attendri.
- Mais voilà ce que j’ai trouvé aujourd’hui : un mec prétentieux, petit caporal à la solde de ce Basile Nardolé. Il est son assistant à la censure. La prod a eu très peur parce qu’il exigeait tous les rushs du tournage et d’après ceux-ci, décidait ceux qu’on pouvait utiliser.
- Tanguy... souffle Camille. Mais à quel jeu joue-t-il ?
- Ton fils joue un double jeu. J’ai aussi approfondi l’histoire de la petite annonce de journal qui proposait une place de boulanger dans ce village. La société n’en place jamais tant les réponses sont difficiles à gérer. L’annonce n’a paru qu’une fois dans une feuille de chou bretonne. Il fallait y répondre en écrivant à une boîte postale. Celle-ci et l’émetteur de cette annonce ne sont qu’une et même personne : Guillaume Champin. Je me suis directement renseigné sur ce Champin, il travaille à la P.J. de Paris, dans le même immeuble que Tanguy.
- C’est un des meilleurs potes de Tanguy, émet Camille atone. C’est pourtant un type charmant.
- D’autre part, mon enquête chez Arobase n’a donné qu’un élément de plus que celui d’Olivia. Anna a bel et bien envoyé un mail à Tanguy, avec une photo d’elle et Simiane arborant sa fameuse médaille en chocolat. Manifestement, elle voulait le faire chanter : elle a ajouté une seule phrase « Et si je faisais circuler… » suivie d’un numéro de compte.
- Il a payé ?
- Non, il a répliqué aussi sec : trois photos où elle exécute une personne avec comme légende « Je n’aurai plus rien à perdre ».
- Belle réponse ! apprécie Olivia.
- Tanguy nous a casés et il nous surveille, en déduit Camille à bout de souffle.
- Peut-être pense-t-il vous mettre à l’abri, suggère doucement Olivia. Je suis d’accord avec Grégoire, je ne peux pas croire que c’est le même homme que celui qu’on a côtoyé. Pour moi, c’est évident qu’il vous protège. Il ne répondrait pas « Je n’aurai plus rien à perdre ! » Comment choisit-il la pellicule censurée ?
- La prod ne comprend pas les choix. Il est nettement plus sévère dans les images surprises dans la rue des Français. C’est tout ce que je sais, les mauvaises prises ne reviennent pas. N’en doute pas, Camille ! C’est incontestable, il a essayé de vous planquer, la dernière preuve est ce fax sur la mort de Marcial, il a été envoyé d’un bureau de poste situé à côté de la P.J.. Il y a une phrase qui y est griffonnée d’ailleurs, « Cet homme se cache sûrement au village, il est dangereux. » Je te montrerai l’écriture.
Tout en prononçant cette phrase, Grégoire réalise que Tanguy aurait pris bien plus de précautions, le fax aurait été expédié d’un endroit plus anodin que les abords de son lieu de travail et il n’aurait rien écrit. Il fixe Olivia qui en a déduit la même chose. Ils en concluent tous les deux que le Chat Sauvage a quatre-vingt-dix pour cent de chance d’être Tanguy, et qu’un de ses amis, peut-être le Guillaume Champin aurait envoyé ce rapport, une fois que Tanguy aurait été assassiné. Ils regardent Camille qui, assise au sol, a replié ses genoux contre elle et y appuie son menton, observant les anfractuosités de la dalle du carrelage devant elle. Ils reprennent leur dialogue silencieux, ils hésitent sur les mots à employer pour livrer leur supposition.
- Rêvez pas ! soupire Camille. Avec son père spirituel comme chef et sa femme comme cerbère, il ne peut pas nous protéger. Cette femme est redoutable, c’est son paternel qui a menacé Nathan. Ce qu’il faudrait déterminer, c’est comment il connaissait l’existence du village. On saurait qui est la taupe.
Camille s’est recluse un long moment dans son silence, en hochant imperceptiblement la tête. Grégoire et Olivia n’osent pas aborder leur déduction. Grégoire prend sa respiration pour l’émettre puis il se mord la lèvre, cherchant les mots adéquats.
Le pendule qui reste muet met la puce à l’oreille de Camille, elle lève brutalement les yeux sur ses deux protecteurs et, affolée, soupçonne enfin :
- Et si Chat Sauvage était Tanguy ?
- C’est plus que très très possible en effet, murmure Grégoire.
- Envoie un texto à Visant, impose-t-elle inquiète. Je veux le savoir ! Écris un truc comme « Je cherche à joindre Tanguy, aurait-il changé de portable ? » et signe Vincent.
Grégoire s’exécute sans rien ajouter. La réponse tarde. Le portable reste désespérément sans voix, Camille fixe l’appareil dans l’espoir de le faire vibrer. Silence. Elle est tendue, anxieuse, se replonge dans l’horreur de ses adversaires : « et Visant, est-il encore vivant ? Peut-être les a-t-on tous tués… » tourbillonne-t-elle.
Trop de morts autour d’elle, trop sordide cette affaire, trop gros ce poisson.
- C’est fini, se dit-elle, résolue en se levant. En restant ici, vous allez tous les deux vous faire tuer. Je pars. J’irai m’installer dans un petit village perdu en Australie et je vendrai mes tartes pour vivre. Aidez-moi à quitter le navire, vous n’entendrez plus jamais parler de moi !
- Il n’en est pas question ! réplique aussi doucement que fermement Grégoire. Tu restes avec nous. Il y a une tonne de causes pour que ce portable ne réagisse pas. Ne t’affole pas, si on n’a pas de réponse de ce côté-là, je demanderai à mon copain d’Interpol, il pourra sûrement m’en dire plus. Je t’ai juré que je vous protégerai, je tiendrai ma promesse
- Je te délivre de ton serment, Grégoire, essuie Camille. Tu ne connaissais pas le terrain.
- M’enfin, merde ! Camille, s’énerve-t-il. Tu sais pertinemment que tu ne t’en sortiras pas toute seule.
- Ce n’est pas une raison. Il y a déjà bien trop de morts dans cette histoire, je ne veux pas avoir la vôtre sur la conscience.
- Moi, j’ai mes raisons ! assène-t-il inflexible, tu resteras ici. Tu n’as pas le choix.
Chiffonnée, Olivia regarde son frère : « Pas le choix » n’est pas ce qu’il faut lui dire ! » pense-t-elle. Camille se plante devant lui :
- Pas le choix ? pique-t-elle. C’est encore à voir ! En plus, je te signale que tu décides pour Olivia, elle a peut-être droit à la parole. Espèce de macho !
- Moi ? Macho ? s’indigne Grégoire, furieux.
- C’est tout vu pour moi aussi, s’interpose Olivia calmement. Nous terminerons cette affaire ensemble, nous mesurons les risques que nous prenons, rassure-toi.
Camille les fixe tour à tour, de nouveau sur le qui-vive, elle recule d’un pas.
- Vous devriez sauter sur l’occasion pour vous défaire de cette affaire. Nous ne sommes rien pour vous, quels sont vos mobiles ? dit-elle en marchant à reculons.
Le frère et la sœur la regardent déconfits et silencieux. Camille arrive le dos au mur, elle reprend tout autant terrorisée :
- C’est quoi votre jeu, pour proposer si facilement votre vie sur un plateau ?
Grégoire s’avance calmement vers elle. Il n’a qu’une raison et celle-là vaut les mille autres qu’elle réfutera indéniablement. Camille tend les mains devant elle, créant de ses bras un barrage pour que Grégoire stoppe sa progression. Elle secoue la tête vigoureusement, en répétant :
- Vos raisons ?
Grégoire ignore la barrière, continue son cheminement vers elle, résolu. Il réfléchit aux prétextes. Il pourrait invoquer sa formation mais c’est une partie de son plastron, il pourrait également alléguer les leçons sur la confiance mais c’est lui envoyer la patate chaude et elle la recrachera aussi rapidement. Il cherche les arguments qu’il pourrait évoquer pour l’apaiser sans se dévoiler. Il n’y parvient pas. Il se trouve à moins d’un mètre d’elle. Il s’arrête. Elle le fixe entre la fureur et l’inquiétude. Est-elle prête à entendre sa vraie motivation ? Sûrement pas, mais il n’a pas le choix : il doit rester en maillot, il se l’est juré ! Grégoire essaie de pénétrer dans les yeux de Camille. Il n’y parvient pas, dans sa tourmente, elle lui en refuse l’accès, il hésite, piétine sur place. Il craint de devoir perdre aussi son short. Il soupire. Elle attend, le fixe, obstinée.
- Mais encore ? s’impatiente-t-elle.
Il lâche enfin à mi-voix :
- Tu penses vraiment que tu n’es rien pour moi ?
Camille avale la phrase en perdant pied. Elle cherche dans l’œil de Grégoire la part du jeu, elle n’y est plus. Camille l’arpente, le ratisse au peigne fin, rien dans son comportement ne décèle la moindre partie de bluff. Il s’est livré, nu et cela lui en a coûté. Elle ne peut plus ignorer ce qu’elle avait décidé de négliger. Elle a du mal à respirer, souffle, ouvre de grands yeux implorant le retour au vêtement, trop tard. L’homme qui est devant elle est un arbre dont elle a secoué les feuilles. Il est complètement nu et elle, intégralement paumée. Elle articule du bout des lèvres, en guise d’excuse :
- J’ai pas voulu ça.
Elle disparaît dans sa chambre. Grégoire reste transi, démuni.
- Va la rejoindre, ne la plante pas maintenant, l’incite Olivia.
Grégoire hésite, regarde sa sœur, morfondu. Elle l’engage de la tête à poursuivre.
- Je te l’avais dit, se languit-il, elle est à une année-lumière…
- Trop tard, tu l’as franchie. Courage ! ordonne-t-elle en le poussant dans le dos.
Grégoire suit son conseil. Il entre doucement sans frapper. Camille est assise sur le bord du lit, la tête légèrement penchée à droite, face à la fenêtre qu’elle garde en point de mire. Il grimpe de l’autre côté du matelas et s’immobilise à genoux derrière elle. Il pose les mains sur ses épaules.
- Excuse-moi, Camille, murmure-t-il. C’est plus fort que moi…
Camille n’a pas bougé d’un pouce. Elle a laissé Grégoire s’approcher sans réagir, elle ne regarde que la mer au loin, tandis que Grégoire tente désespérément de s’expliquer :
- Je ne voulais pas que tu le saches, je comprends que tu es inaccessible. J’en perçois les raisons, mais ne me demande pas de te laisser partir, c’est juste...
- Chut, l’interrompt-elle en levant mollement un doigt. Ne t’en défends pas, s'il te plaît.
Immobile, Camille reste accrochée à la ligne d’horizon au-delà de la fenêtre. Grégoire, timidement, remonte une de ses mains autour de son cou, il parcourt du doigt les vertèbres cervicales si bien dessinées en forme de chapelet, il arrive au sommet de sa nuque, se dirige vers ses oreilles puis redescend vers sa clavicule. Camille penche sa tête et lève l’épaule écrasant légèrement la main de Grégoire pour arrêter son geste. Celui-ci le prolonge de l’autre main en grimpant le long du cou et de la mâchoire qu’il souligne avec ses doigts, il caresse la joue, passe un doigt sur sa bouche.
Imperceptiblement, il s’assied derrière elle, laisse pendre ses longues jambes de part et d'autre de celles de Camille et la bascule délicatement contre lui. Il la hume tout entière, il s’y enivre pour la seconde fois, jusqu’au plus profond de ses entrailles.
- Stop, Grégoire, l’arrache-t-elle. Tu viens de le dire, je n’en ai plus le droit.
- Le droit ? Je n’ai jamais dit que tu n’avais plus le droit. J’ai juste suggéré que tu étais une tour inaccessible, mais je l’escalade, lui glisse-t-il dans le creux de l’oreille.
- Non, tu vas te faire mal, creuse-t-elle encore. Ne te lance pas dans une prise de Jérusalem, je ne suis que Quéribus.
- Quéribus ? Connais pas !
- Un château cathare, une aventure inutile, y a plus de trésors ! émotte-t-elle.
Grégoire lui tourne doucement la tête et la force à le regarder.
- Camille, ce n’est pas une aventure. C’est beaucoup, beaucoup plus profond que ça.
- Raison de plus. Je n’ai pas le droit de t’aimer comme tu le mérites. Je dois rester fidèle à ma tour : vigilante. Alors, oublie.
- On va se le prendre ce droit, Camille. Je serai vigilant, à toi d’oublier, murmure-t-il, en enlevant la pince qui retenait ses cheveux. Il embrasse délicatement cette crinière libérée.
- Grégoire, je… Qu’est-ce que tu fais ? bredouille-t-elle encore, sans opposer d’autres résistances.
- Chut, on scelle notre pacte, Camille, ajoute-t-il en la dévorant.
Tout son corps respire Camille. Tout son sang se l’approprie.
- Quel pacte ? murmure-t-elle un peu tremblante.
- Moi je te retire tes craintes et toi tu prends le droit de m’aimer.
Caresse après caresse, la tour de Camille s’effrite. Chaque bouton défait est une pierre qui tombe, chaque geste, un étage qui s’écroule. Camille entre doucement dans la danse. Nue, elle quitte définitivement ce qui avait été ses protections, sa tour de garde. Le tas de pierres est derrière elle, elle s’embrase au feu que lui offre Grégoire.
Comme une coccinelle, elle s’endort, encastrée dans l’écorce de Grégoire. Grégoire sommeille, sa longue main reposant dans le petit lit creux, formé par les os saillants des hanches de son drôle de coléoptère. Quand la main s’éloigne de son refuge au milieu de la nuit, Camille se réveille d’un bond. Elle s’agrippe au bras en suffoquant :
- Tanguy !
Grégoire lui caresse tendrement la joue, replace sa main dans le creux du ventre en murmurant :
- Elles sont encore là, ces craintes ?
- Oui, reste ici, souffle-t-elle, en se repliant sur la main.
- Je te promets que demain on saura, chuchote-t-il en effleurant, de son autre main, son épaule et en embrassant sa nuque.
[1] Le biométre de Bovis est une échelle permettant de déceler la force de vie au pendule de tout être vivant.
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