Même cri sur une autre falaise

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Quand son portable vibre dans sa poche, Grégoire se doute de la réponse. Il est en train de faire la queue devant le sandwich-bar entre Jacques et Germain qui ne le lâchent plus d’une semelle dès qu’il est au boulot. Il s’excuse vaguement auprès d’eux, prétexte la mort d’un parent en quittant la file et rentre chez lui. En chemin, il prévient Olivia, éteint son portable.

Il tourne la clé. Camille est au bout du couloir. Elle n’a pas besoin de mots pour comprendre. Elle est pétrifiée. Le surplus de son cri intérieur sort en un murmure rauque :

  • Tanguy.

Nathan et Simiane apparaissent. La faille tellurique est terrible, leur mère se tient au mur. Ils sentent le sol trembler sans en percevoir la raison. Simiane souffle :

  • Qu'est-ce qui se passe ?
  • C’est Tanguy, explique doucement Grégoire en s’avançant.

Il s’accroupit devant eux et continue :

  • Il est mort.

Délicatement, Grégoire glisse les trois blocs de glace vers le salon.

Combien de temps sont-ils restés cristallisés en regardant dans le vide ?

Aucun des trois ne pleure. Ils se sont murés dans leur douleur et leur incompréhension. Simiane s’est réfugiée sur les genoux de sa mère et s’y est blottie. Camille s’est calfeutrée dans cette symbiose avec sa fille. Nathan, d’abord raide et droit, s’est pour finir jeté à corps perdu dans les bras de Grégoire un peu décontenancé. Il murmure sans s’arrêter en sanglotant :

  • C’est ma faute, c’est ma faute...
  • Chut, le console à voix basse Grégoire en lui caressant la tête. Sûrement pas !
  • Si, c’est ma faute ! s’obstine l’enfant.

Olivia arrive à ce moment-là, elle a sous le bras un dossier tout neuf dans lequel elle a glissé une dizaine de feuilles. Elle s’agenouille devant la mère, lui serre la main en silence. Camille sort légèrement de son cristal en regardant son amie.

  • Je suis allée chez Arobase, explique-t-elle. On a trouvé une photo de son enterrement, elle a été prise par Jonas. Il a créé un blog juste pour toi, voici la photo ainsi que son commentaire.

Camille examine le cliché : Yohann est entre Visant et Saïd. Ils sont face à la mer, se tiennent les mains levées en hurlant manifestement quelque chose. Dans le fond, l’assemblée a les poings tendus vers le large et s’époumone aussi.

  • C’est une belle image. Je vous parie qu’ils crient tous le prénom de Tanguy. Il a été enterré sans l’O.D.D. pour qu’ils soient debout sur cette falaise.
  • Oui, et si tu lis la légende, tu seras totalement rassurée.

« Enterrement de Chat Sauvage sur la falaise. Debout devant la mer, la fratrie salue le courage et la détermination de leur frère face aux talibans d’aujourd’hui. Dieu en aura reconnu un des siens…

Pars tranquille, Tanguy, nous veillerons sur les chatons.

Jonas »

  • En plus, Jonas a retranscrit l’ensemble des interventions. Je t’ai tout imprimé, lui dit-elle en lui montrant le dossier. Cela démontre une chose dont tu ne peux plus douter, Camille, Tanguy vous protégeait.

Nathan se retourne, furieux, vers Olivia :

  • Ça, c’est sûr ! Comment tu penses qu’on a débarqué aux Plateaux ? Pourquoi tu crois qu’il s’est marié avec cette connasse de Martine ? hurle-t-il en pleurant.

Il se lève d’un bond, se tourne vers le groupe et continue :

  • C’est ma faute, s’il est mort. Je n’aurais jamais dû lui dire quoi que ce soit ! C’est vrai ce qu’a dit Marcial, je ne suis qu’un tueur en série, toutes les personnes à qui j’ai confié l’histoire sont mortes.

Affolé, il se tourne vers Grégoire et ajoute toujours en hurlant :

  • Grégoire, maintenant c’est à toi de protéger Maman et Simiane !

Grégoire dévisage un instant le garçon. Il l’attrape par le bras alors qu’il fait mine de s’échapper vers sa chambre. Dans sa détresse, il est capable du pire. Il lui enserre les épaules, le force à le regarder. Quand Nathan s’est enfin un peu calmé, il plonge dans ses yeux et lui répond posément et fermement :

  • J’aurai besoin de toi, Nathan. Tu vas devoir m’aider à vous en sortir, tu es très fort et, que tu le croies ou non, tu n’es en rien responsable de la mort de ton père ni de celle de Tanguy. Si tu t’étais tu, sache qu’alors, tu aurais eu une part de responsabilité dans la mort de ta sœur et celle de tes parents, parce que tout le monde serait mort à l’heure actuelle. Tu as bien entendu ?

Nathan se tait, les épaules affaissées, l’échine courbée ne supportant plus le poids de sa tête.

  • Ils sont quand même morts ! maintient-il.
  • Oui. Mais ce n’est pas ta faute. Cette affaire est sordide, tu n’y peux rien. Je ne pourrai pas protéger Camille et Simiane sans toi. On sort de cette horreur tous ensemble. C’est d’accord ? insiste Grégoire.

Nathan reste perdu. Il ne réagit pas, le regard fixe sur le tapis. Grégoire l’attire vers lui, le prend délicatement par la hanche et le place entre ses genoux. Il tend la main devant Nathan en proposant :

  • Tope là !

Timidement et sans aucune conviction, Nathan dépose sa main dans celle de Grégoire. Olivia enchaîne tout de suite en ajoutant la sienne sur les deux mains rassemblées, le geste est directement suivi par celles de Simiane et Camille qui finissent ainsi la liasse de paluches. Grégoire referme le paquet avec son autre main et convaincu, garantit :

  • On s’en sortira !

Les mains ne bougent pas, elles se sentent bien calfeutrées l’une sur l’autre. Personne n’ose rompre cet immense millefeuille de peur qu’il ne s’effondre. Pour finir très courageusement, l’une se retire, suivie immédiatement des autresmains pour préserver l’anonymat du premier pas. Le silence les enveloppe encore longtemps avant que Camille éveille doucement la pièce, en interrogeant son fils :

  • Qu’est-ce que tu lui as dit qui aurait pu entraîner sa mort ?
  • Tout, tout, tout. Depuis le réveil de Simiane, il savait tout. C’est lui qui a tout organisé.

Au bout des révélations, ils ont changé de place sans s’en rendre compte. Nathan est réfugié dans les bras de sa mère, Simiane sur les genoux d’Olivia, Camille appuyée sur l’épaule de Grégoire.

  • Dès qu’on pourra, promet Camille aux enfants, on ira à la mer, crier son prénom.

Grégoire regarde rapidement sa sœur qui, d’un battement de cils, lui donne son accord.

  • On y va ! décide-t-il. Le voyage ne sera pas très agréable mais il faut y aller !

Grégoire les quitte directement, pour revenir avec la camionnette de la production.

Il embarque un vieux canapé, le prétexte, et les trois endeuillés dissimulés dans les coussins. Ils rouleront une dizaine de kilomètres le long de la côte, prendront une piste. Le chemin s’arrête au milieu de nulle part, dans une petite carrière abandonnée. Grégoire y cache le fourgon. Puis ils marcheront un quart d’heure pour arriver en haut d’une falaise. Camille et les enfants s’y ficheront debout face à la mer et hurleront leur révolte, le frère, le fils disparu, leur cri se tressant avec celui lancé dix jours plus tôt.

Olivia et Grégoire y assistent, côte à côte, accroupis à une trentaine de mètres derrière eux. Au-dessus d’une colline adjacente, un berger surprend la scène et les observe gravement en hochant la tête. Les jumeaux l’examinent ; le temps d’établir s’il représente un danger potentiel, l’homme dans sa djellaba bleue s’est évaporé tel un mirage.

Camille se retourne enfin. Elle, Nathan et Simiane sont repus de vent et d’énergie, la tête déchargée de l’émotion de la séparation. Grégoire prend Camille dans les bras :

  • Il a eu une force que peu d’hommes auraient eue, Camille. Tu peux en être fière.
  • Cela ne me le rendra pas, répond-elle, exténuée. C’est dommage que Nathan ait tenu sa langue si longtemps, j’aurais tellement aimé qu’on s’explique dès le début. Je m’en veux d’avoir douté de lui.
  • Avec les éléments que tu avais et le jeu qu’il a joué, tu ne pouvais pas penser autrement et cela faisait partie de son plan de défense.

Le touareg les attend entre les deux collines. Le soleil a ridé sur son visage l’ensemble de sa vie et de sa culture. Il a dû certainement quitter son peuple malgré lui. Il se plante devant ces autres immigrés, il murmure à Camille quelques mots en tamacheq. Camille ne comprend rien mais elle reste accrochée aux yeux délavés dont les paupières sont à moitié fermées, comme un voile sur sa vie d’avant l’exil. Contrairement à ses habitudes, elle se laisse envahir par ce regard. Entre elle et cet homme, il y a trop de points communs, pour qu’il lui veuille du mal. Elle le perçoit sans l’ombre d’un doute. Si bien que quand il les invite par un geste à le suivre, elle lui emboîte le pas sans hésiter à travers un sentier à peine gravé dans la montagne. Son pas est directement talonné par celui de ses enfants. Un peu inquiets, les jumeaux suivent le groupe n’osant contredire l’instinct de Camille.

À vingt mètres de là, au premier détour du premier tournant, un semblant de maison formée de pisé et de toile se calfeutre en dessous d’un haut rocher. Le berger les convie à entrer. Une femme enfouie sous les longs pans de sa robe sort un taguela de son four de sable et tandis qu’elle mélange un peu d’huile d’argane avec du miel, l’homme bleu leur sert du thé. Elle dépose le plat au milieu d’eux ; ils mangent réconfortés par ce baume improvisé.

Quand la camionnette prend le chemin du retour, ils sont tous les cinq perdus dans les limbes, sous un crépuscule qui bleuit tout doucement aux couleurs de la nuit. Les enfants dorment à même la carlingue. Les trois adultes ont pris place sur la banquette avant. Silencieux, errant dans leurs pensées, le portable de Grégoire les rappelle sur terre. C’est Bruno.

  • T’es où ? demande l’acteur, inquiet. Ça fait deux heures que j’essaie de te joindre.
  • J’ai été donner un vieux canapé au fripier de Tiznit. Il n’était pas là, j’ai un peu traîné en ville en l’attendant. Que se passe-t-il ?
  • Ils sont où ? réplique-t-il, toujours hystérique.
  • Woo ! Calme-toi, Bruno ! Pourquoi tu t’énerves ?
  • Grégoire, t’es parti avec eux ?

Grégoire arrête le véhicule sur le bord de la route.

  • Explique-toi, je ne comprends rien.
  • Ton appartement a brûlé, je voudrais savoir si Camille et les enfants étaient encore dedans !
  • Quoi ? souffle Grégoire.
  • Alors ? s’impatiente le comédien. Ils sont où ?
  • Avec moi.
  • Ouf ! Tu peux quand même être plus rapide à la détente ! Olivia aussi ?
  • Oui.
  • OK, répond-il soulagé. Tu m’as flanqué une de ses frousses ! Je t’attends chez moi, entre par-derrière avec la camionnette.
  • D’accord, nous y serons dans une dizaine de minutes.

Grégoire ferme son portable et décrit la situation à ses convoyeurs. Camille émet tout de suite toutes les réticences possibles quant à une tierce personne au courant de l’affaire.

  • T’es une comique, toi ! s’exclame Grégoire, légèrement énervé. Tu croises un vieil homme du désert, tu le suis sans te poser la moindre question et tu acceptes de manger avec lui. Tandis que Bruno, qui est bon comme le pain, que tu appréciais au village, tu t’en méfies.
  • C’est parce que… s’emporte Camille qui ne termine pas sa phrase, faute d’explications valables sur les raisons pour lesquelles elle a emboîté le pas au berger. Je ne sais pas ! Ce n’est en tous les cas pas la même chose !
  • C’est clair ! s’énerve Grégoire. ‘Y a rien à craindre avec Bruno !
  • Plus qu’avec cet homme ! réplique Camille, butée.
  • Ne t’inquiète pas ! rassure Olivia, on a tous les deux une confiance aveugle en lui. On le connaît depuis qu’on a dix ans. De toute façon, on n’a pas vraiment le choix, on ne peut pas rentrer aux Plateaux. Dormir à Ifnit ne sera pas plus sûr et on n’ira pas très loin avec cette camionnette et sans un rond.
  • Et pour finir le topo, continue Grégoire, manifestement, Bruno savait où vous étiez et il s’est tu.
  • Ça pourrait très bien être un piège, persiste Camille.
  • Cool ! soupire Grégoire. Camille, c’est mon ami. Mon plus fidèle ami. Il connaît tout de moi et moi de lui. Je te jure que Bruno est une personne on ne peut plus sûre. Qu'est-ce que tu crains ? On ne descendra de la voiture que si tout est calme, d’accord ?

Camille acquiesce sans rien dire. Elle devient tendue, se ronge les ongles, lance quelques coups d’œil sur ses enfants. La propriété de Bruno a deux entrées, l’une, officielle, caméra et haute grille vert foncé, et l’autre perdue au bout d’un chemin de terre, au-delà d’un petit village. Seuls les fidèles utilisent cette entrée qui passe d’abord par les habitations des gardiens avant de s’enfoncer dans le domaine. Quand ils arrivent devant la maison, Camille reste collée à son siège, le menton fiché dans sa clavicule, agrippée à la ceinture de sécurité. Olivia sort la première, vérifie d’un œil expert et donne le feu vert.

  • Je ne vais lui transmettre que le strict nécessaire, d’accord ? tente Grégoire doucement. C’est très bien gardé, tu peux descendre sans crainte. Leçon de confiance numéro deux.

Vissée sur place, Camille ne se décide pas à quitter sa torpeur. Bruno sort de chez lui, ouvre directement le hayon de la camionnette et accueille les petits, tirés de leur sommeil.

  • Vous changez de cantine ! annonce-t-il. Bienvenus chez moi !
  • Maintenant, ajoute Grégoire légèrement moqueur à Camille, en lui prenant tendrement la main. Il n’y a pas d’autre option. Aie confiance !

Après avoir couché Nathan et Simiane, Bruno attentif écoute l’histoire racontée brièvement par Grégoire. Comme promis, Grégoire omet les suppositions, il se limite aux faits vécus en Bretagne et aux Plateaux. Bruno ne pose aucune question ; il se lève, se plante devant Camille et il l’embrasse chaleureusement en lui exprimant un mot de condoléances. Il termine en lui demandant :

  • Qu'est-ce que tu fais, Camille, pour avoir des enfants aussi forts ?

Camille, un peu interloquée par ce brusque accès de sollicitude, répond par un triste sourire :

  • Ça vient sûrement de leurs pères !
  • Purée Camille, tu ne te rends pas compte de la force que tu dégages ! murmure Grégoire en plongeant la main dans sa chevelure. Puis, s’adressant à son ami, il l’interpelle à brûle-pourpoint : et toi, comment savais-tu qu’ils étaient chez moi ?
  • Grégoire, depuis qu’ils ont disparu, tu es sur une autre planète ! Même tes jurons ont changé : t’as viré ton « cazzo » pour « purée ». Et si je doutais encore, j’en ai eu la confirmation par ton caddie quand on s’est croisés dans la grande surface.
  • Je n’y avais rien mis de très spécial.
  • Juste un paquet de corn flakes, alors que tu en as horreur !
  • Bien joué ! admet Grégoire. T’avais rien vu au marché ?
  • J’ignorais alors qu’ils avaient disparu, c’est Paulette qui me l’a dit à ce moment-là ! Bon, on va rendre la camionnette à la prod, organise-t-il. Camille, je te montre ta chambre ou bien tu nous attends ici ?
  • Tu me montres ma chambre mais je n’arriverai pas à dormir, je vous attendrai !

Camille s’assied sur le lit, anéantie. Le soufflé est redescendu. Elle n’a pas le temps de se remémorer l’ensemble de la journée qu’elle s’endort profondément, assise. Une invisible chiquenaude envoyée par son ange gardien la fait choir au travers du couvre-lit.

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