Chez Bruno

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Il y a des jours qui sont tellement bousculés qu’ils saoulent et se terminent sans qu’on sache vraiment où, quand et comment ils se sont éteints. On ne perçoit plus la part du vécu et celle du rêve. Et quand, le jour suivant, on sort vaguement des flûtes, on est obligé de se les remémorer pour être sûr qu’ils ont existé. C’est le cas de Camille le lendemain du cri sur la falaise. Perdue dans les draps de soie de son énorme lit, elle se réveille, elle regarde autour d’elle, cherchant à définir le lieu de son atterrissage.

Chez Bruno.

Elle émerge tout doucement. Elle ne se rappelle pas si Grégoire a dormi avec elle ou non, même si elle soupçonne la réponse en découvrant sa chemise de nuit. Elle n’aurait jamais enfilé cette lingerie sans faire une grimace. Mais peut-être a-t-elle grimacé après tout !

Elle s’habille en vitesse, descend et trouve les enfants devant un bol de cacao et des croissants, en pleine conversation avec Bruno. Il s’interrompt pour accueillir son hôte ; il lui explique le programme :

  • Aujourd’hui, je reste avec vous toute la journée. Grégoire et Olivia sont partis tôt aux Plateaux, ils font leur enquête quant à l’incendie qui, tu t’en doutes, est d’origine criminelle. Demain, Grégoire restera ici. Ensuite, ce sera Olivia, il y aura toujours un de nous trois. Le seul souci, c’est vendredi soir : j’ai invité l’équipe à dîner. Je vais vous imposer un couvre-feu à huit heures.
  • Merci. Ne te tracasse pas pour le couvre-feu, on sera des tombes.
  • Oui, j’ai déjà remarqué que vous êtes très doués au jeu du cimetière. Parmi toutes les pierres tombales, vous êtes les moins bavardes ! Le silence est chez vous une seconde nature. Il faut dire qu’on vous a vraiment tenus par les tripes, cette mafia catho, Edelweiss qui en dépend, tout ça est d’un sinistre oppressant. Je n’imaginais pas qu’une fille pouvait résister tant de temps sans prononcer la moindre parole ! reconnaît-il en ébouriffant la tête de Simiane.
  • Macho ! lui lance Simiane, en lui frappant la main.

Bruno rigole de bonne humeur, tandis que Camille le dévisage troublée. Elle ne se souvient pas que Grégoire ait parlé d’Edelweiss et surtout ils n’avaient pas établi le joint entre les deux pans. Bruno perçoit le malaise. Sans rien ajouter, il lui tend le plat de viennoiseries. Camille se sert, silencieuse. Nathan rompt le silence en demandant :

  • Maman, Edelweiss, c’est une firme suisse ?
  • Oui, en effet.
  • Tu vois, répond Bruno, je te l’avais dit ! Normal, je suis suisse !
  • Tu vivais dans les montagnes ? s’intéresse Simiane.

S’ensuit une longue conversation sur la Suisse, ses montagnes, les plaisirs du ski, de la neige et de l’escalade en été. Nathan et Simiane n’ont jamais vu la haute montagne. Même la neige, ils ne connaissent pas. Il n’a plus neigé depuis six, sept ans, en Bretagne. Ils posent des questions assez naïves qui font sourire Bruno.

Camille se rassure. Ce sont les enfants qui ont dû parler d’Edelweiss avant qu’elle n’arrive. Elle les écoute, amusée, en savourant sa tasse de thé. Bruno se tourne vers elle :

  • Je vais vous installer dans les chambres le long de la piscine. Vous serez plus à l’aise. Je te présenterai aussi à Fatima, ma cuisinière. Bien que ce soit une personne de toute confiance et qui n’a jamais rien révélé sur les personnalités qui ont dormi ici, je préfère lui déclarer que tu es la femme de Grégoire et que vous avez deux enfants. D’accord ?
  • Bien ! mais le croira-t-elle ? Elle doit bien savoir que Grégoire est célibataire, puisque je suppose qu’il est venu plus d’une fois !
  • Beaucoup de comédiens sont mariés et viennent ici sans femme et enfants. Ici je lui dirai que vous l’avez rejoint pour les vacances.
  • Et pour Olivia ?

Bruno sourit, malicieux, avant d’ajouter :

  • Oh, pour Olivia, elle ne posera pas de questions...

L’enquête n’est pas bien longue à boucler : deux hommes, dont un tondu, sont sortis peu avant que le feu se propage. Le village est en émoi. La nouvelle de l’incendie du duplex de Grégoire a circulé comme une traînée de poudre et, comme toujours dans ces cas-là, chacun vient quérir des détails auprès de l’intéressé. Il a une version qu’il répétera tout le long des deux ou trois jours suivants. Plusieurs villageoises lui ont proposé asile, mais il décline chaque fois prestement, dormant chez sa sœur le temps des travaux de rénovation.

Sabine ne s’est pas approchée de lui. Elle qui ne rate jamais une occasion pour en savoir plus, est restée de marbre face à l’événement. C’est étonnant. En vérité, Grégoire n’y avait pas prêté attention, c’est Camille qui, pendant le dîner, lui avait signalé cette dissonance en lui demandant de ses nouvelles.

  • C’est vrai, découvre-t-il, pourtant je l’ai vue. Elle m’a salué de loin, elle m’a clairement évité. Depuis que j’ai demandé à Michel s’il connaissait Anna avant qu’elle ne débarque, Sabine me fuit comme la peste. Je suis sûr qu’elle se morfond d’avoir la langue bien pendue, elle a juste avoué à Michel que c’était des racontars.
  • Et Paulette, tu l’as revue ?
  • Non. Pas sûr qu’elle soit rentrée.
  • Elle était partie ? demande Bruno. Cette tante me surprendra toujours, il y a de quoi faire un roman avec sa vie ! Elle m’a dit que tu lui apprends l’italien ?
  • Oui, depuis qu’elle sait qu’une nouvelle artère sera créée d’ici un an, elle veut en maîtriser la langue.
  • C’est ta tante ? s’étonne Olivia. C’est toi qui l’as introduite aux Plateaux ?
  • Ma grand-tante ! c’est la branche belge de mon ascendance. Pour tout vous dire, je ne la connaissais pas avant qu’elle débarque ici. Elle m’a téléphoné un jour, en me suppliant de l’aider d’urgence. Elle devait se cacher à cause d’une affaire qui avait mal tourné. Elle a fait ces démarches pour elle et une autre famille.
  • Ah ? Quelle famille ? demande Grégoire, intrigué.
  • Eh bien, réfléchit Bruno, je ne sais plus ! C’est au moment où on recrutait dans la rue francophone, ça fait facilement deux ans. Des Belges sans doute !
  • Pas certaine qu’il y ait des Belges au village, inspecte Olivia en plissant les yeux.
  • Franchement, je ne me souviens pas. Peut-être ne l’ai-je jamais su d’ailleurs. Pour en revenir à Paulette, tu sais que c’est elle qui gère le courrier de mes fans ? Un jour, dans la conversation, je lui avais déclaré que je n’arrivais pas à suivre. Elle trouvait scandaleux que je ne réponde pas à tous ces gens et elle m’aide à y remédier. Elle se débrouille pas mal en informatique ! C’est comme pour l’italien, dès qu’elle a constaté qu’elle serait perdue sans cette langue, elle a pris des cours pour senior.
  • Elle vient jusqu’ici ? s’inquiète Grégoire.
  • Non, elle a dévié les mails des fans sans dévier les autres.  À vrai dire je ne sais pas très bien comment, mais ça marche. Quelle énergie ! Quand on s’est croisés au marché, nous allions fêter ses quatre-vingts ans ! Je dois vous avouer qu’elle vous a passés toi et Olivia au peigne fin, une fois que vous nous avez quittés. Juste un peu trop fureteuse pour être parfaite ! conclut-il avec un large sourire.

Bruno se tait un instant, il se remémore manifestement ce dîner avec sa grand-tante et l’analyse silencieusement. Il fixe un court moment le poignet de Camille. Grégoire observe son ami. En quoi cet accident a-t-il un rapport avec Paulette ? Il ne se souvient pas que Paulette ait parlé de Camille et des enfants. Pourtant, aussi curieuse et avec l’entrain qu’elle a mis pour l’aider à approcher Camille les mois précédents, cela ne lui ressemble pas, d’autant plus que l’assassinat du boulanger et la disparition de sa famille avaient profondément bousculé la quiétude du village. Elle a donc attendu qu’ils soient partis mais elle a interrogé Olivia sur ses achats. Sa main au feu qu’elle savait où les fugitifs se cachaient et il ne peut qu’espérer qu’elle n’est pas liée à l’incendie. Non, impossible. La vieille couturière a toujours été du côté de Camille et des enfants, pourquoi aurait-elle brûlé leur cache ? Elle est juste trop fouineuse.

La soirée s’éternise, Bruno rappelle les tournois d’escrime où lui et les jumeaux se croisaient au début, puis y ont noué cette si belle amitié, se faisant mutuellement découvrir la Suisse et l’Italie lors de séjour chez l’un ou l’autre. Il raconte ses tournages, ses films, la vie qu’il mène. Vers une heure du matin, Camille les quitte alors qu’ils débattent à bâtons rompus de la situation politique de l’Europe. Grégoire est un peu contrarié, il rejoindrait bien Camille  mais Bruno s’attarde dans son bavardage et Olivia ne voit pas non plus l’heure passer. Il pourrait évidemment laisser sa sœur seule avec Bruno mais un fifrelin de surprotection vis-à-vis de sa jumelle le retient au bord de la piscine... c’est ridicule, pense-t-il en se levant, pour se coucher. C’est mon meilleur ami !

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