Le refuge du touareg

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Camille vit entre des nuits ensoleillées par Grégoire et des jours assombris par ces tourments auxquels elle n’arrive pas à trouver un parking possible et dont l’enquête stagne épouvantablement.

Ce vendredi, Grégoire et elle prennent calmement leur petit déjeuner sur la terrasse, avec les enfants. Nathan mange son pain au chocolat en implorant sa mère de pouvoir jouer aux jeux vidéo dès le matin, ce qu’elle refuse catégoriquement. Simiane pareille à elle-même est encore sur « pilote automatique », ne quittant son sommeil qu’une fois le bol de céréales avalé.

Le téléphone de Grégoire se manifeste. Celui-ci avise son interlocuteur, c’est Jacques. Avant de décrocher, il impose le silence absolu. Le scénariste lui demande d’assister à une petite réunion avec les cascadeurs pour la prise de vues du lendemain.

  • Non, c’est mon jour de congé, désolé !
  • Cela ne durera que dix minutes, insiste l’homme. On détermine juste le lieu exact du tournage.
  • C’est impossible aujourd’hui. Je suis à Agadir toute la journée, je dois acheter quelques meubles. Demande à mon assistante !
  • T’es à Agadir ? Ça tombe bien, tu peux me ramener des Graouechs pour la fête de Bruno ce soir ?
  • D’accord, soupire malgré lui le régisseur, avant de raccrocher.

Grégoire explique la situation.

  • T’as une assistante ? interroge Simiane.
  • Oui, une brave fille un peu bébête, mais elle fait du bon boulot.
  • Macho ? pose Camille, ironique.

Grégoire la fixe, déjà piqué. Camille se moque doucement de sa susceptibilité en élargissant son sourire. Grégoire grimace, mi-figue mi-raisin, quand Nathan demande :

  • C’est quoi, des graouechs ?
  • Une sorte de petit gâteau, spécialité d’Agadir.
  • C’est bon ? enchaîne Simiane. Tu nous en apporteras aussi ?
  • Je ne crois pas que ce soit malin d’aller jusque-là pour acheter des graouechs ! On est à 200 kilomètres d’Agadir.

Grégoire ne suit plus la conversation, plongé dans ses réflexions. Rendu perplexe par la demande de Jacques, il suppose :

  • S’il avait voulu éloigner Olivia et Bruno, il n’aurait pas agi autrement : Olivia devait justement coacher les enfants aujourd’hui pour une prise de vue imprévue et le lieu du tournage de Bruno n’a été déterminé qu’hier soir.

Il empoigne directement son portable et compose le numéro d’Olivia. Il le ferme aussitôt rageusement :

  • Impossible de joindre Olivia si elle est en pleine action, évidemment, peste-t-il. Purée, il doit bien rigoler, Jacques ! Ma main au feu qu’il est à proximité. Dix minutes, il lui suffit de dix minutes, puisque la réunion durerait ce temps-là. On rentre à la maison ! C’est oui pour les jeux vidéo, impose-t-il sous le regard ahuri de Camille.

Il la désigne du doigt un instant et ajoute à mi-voix :

  • Excuse-moi, de passer au-delà de ton interdiction et c’est pas du machisme ! C’est seulement pour les occuper calmement dans une seule pièce et pendant un temps indéterminé !

Grégoire est calme, extrêmement concentré. Il a fermé les rideaux, élabore la défense les gestes précis, sans aucune hésitation. Le salon devient un bunker. C’est la propriété qu’il connaît le mieux. Il sait, pour l’avoir déjà fait remarquer à son propriétaire, la faille de son système de protection. Il est allé chercher ses jumelles ; il balaie les buissons du sommet de la colline. il y a du mouvement là-haut, on les épie. Minimum deux personnes. Camille l’observe en silence mener l’opération.

Arrivent, à ce moment-là, trois autres cuisinières avec des plateaux pleins de victuailles dans une grosse camionnette conduite par Jihed, le mari de Fatima. Grégoire, sous prétexte de gourmandise, inspecte les paniers minutieusement. Ildemande à Camille de rester à proximité de la cuisine pour les surveiller :

  • C’est parce que je ne suis pas macho que je pense qu’une femme est tout aussi capable d’être redoutable ! souligne-t-il. Sous leur djellaba, elles pourraient cacher n’importe quoi.
  • OK, t’as pas besoin de te justifier, je vais adorer ! Au moindre soupçon, je crie !
  • À proximité, pas avec elles ! impose-t-il, intransigeant. Et tu ne cries pas : au moindre doute, tu noues ton foulard côté rouge et tu déplaces un plat sur la table de la salle à manger. Pour l’instant, fais dépasser de ta poche la face verte.

Camille avoue vaguement ennuyée :

  • Je n’ai pas de poche, j’ai laissé mon mouchoir dans la chambre.
  • Le mouchoir, c’est pour toi aussi, Camille, grince-t-il, furieux. Ce n’est pas un truc, c’est une manière de communiquer ! J’vais le chercher !

Suivant les instructions de Grégoire, Camille s’adosse à l’embrasure de la porte et observe avec envie les commères dans leur joyeux charivari. Elle se joindrait bien à elles, mais n’ose pas désobéir à l’ordre de Grégoire qui est sur les dents.

Camille sait le danger, elle le connaît. Elle est sûre qu’ils n’agiront pas par la force. Tant que ses enfants et elle sont à l’intérieur, ils ne craignent pas grand-chose. Les nervis les tueront par « accident », un saut en parachute, une noyade, une falaise. Il n’y a que Marcial dont le crime est évident. C’est étonnant, ça ne leur ressemble pas.

Comme chaque fois depuis le début de cette affaire, il suffit que la menace soit palpable, pour qu’elle reste d’un calme olympien. Comme pour affronter une vague qui viendrait vers elle, il faut se ficher dans le sol et la regarder bien en face. C’est quand le récif est invisible qu’il est véritablement dangereux. Elle a appris aux enfants à se planter en brise-lame. Si bien qu’actuellement, Grégoire ne doit pas se soucier de les calmer ou de les rassurer. Les petits sont silencieux devant leur console, ils ont supprimé le son et jettent régulièrement un coup d’œil vers lui, juste pour observer l’avancement de l’opération. De temps en temps, une petite question prouve à Grégoire que leur jeu vidéo n’est qu’une façade. Ils sont totalement présents dans l’organisation actuelle.

Fatima invite Camille à se joindre aux préparatifs. Elle refuse malgré elle, prétextant qu’elle va se salir. La cuisinière pare le refus en lui enfilant de force une djellaba. Camille hésite un quart de seconde, envoie vers Grégoire un geste d’impuissance avec un large sourire et, avant qu’il ne puisse réagir, elle s’engouffre dans la pièce. Grégoire est directement devant la porte, mécontent. Il découvre le gentil remue-ménage féminin qui lui lance un regard interrogateur, dans un ensemble parfait.

  • Qu’est-ce qu’il a, ton homme ? s’étonne Fatima. C’est bien la première fois que je vois un mari qui ne veut pas que sa femme soit dans la cuisine !
  • Il a peur que je grossisse ! argue Camille en riant.

Toutes s’esclaffent de la raison invoquée, sous l’œil réprobateur de Grégoire qui retourne au salon, tendu. Créant par ce fou rire encore plus de connivence, les villageoises apprennent à Camille dans la bonne humeur, la confection de leur pâtisserie.

Son foulard vert négligemment noué dans les cheveux, Camille sort avec un plat de petits gâteaux. Elle dégage la table de la salle à manger, rassemble le courrier du jour qui y traîne, après avoir été lu en vitesse par Bruno ce matin. Grégoire l’observe en silence. « Soit elle se débrouille vachement bien pour dissimuler son anxiété, se dit-il, soit elle ne se rend pas compte du danger imminent. Non, elle est trop habituée à côtoyer les guêpiers pour ne pas les entendre aux premiers bourdonnements. Et puis, ses mains tremblent légèrement. » Leurs yeux se croisent, Camille le regarde d’un air interrogateur, il pince les lèvres pour lui montrer que tout est calme. Elle sourit puis se souvenant que c’est précisément la mimique qui exprime une détresse, elle cache précipitamment son sourire avec la correspondance en niant et grimace une bouche étroitement serrée. Grégoire en rit doucement. Dans son mouvement précipité, Camille perd une des lettres qu’elle tenait en main. En la ramassant, son œil est attiré par trois mots écrits au milieu du papier : « la vieille tante Paulette ». Elle se relève, intriguée et lit malgré elle, le reste de la phrase « est morte après deux ans d’un état grabataire, dans son hospice à Namur. »

  • Tss, la sermonne Grégoire légèrement moqueur. Surveille tes quarante kilos à la place de lire le courrier des autres ! C’est bien les femmes, ça ! 
  • Regarde, lui dit-elle toute blanche, en lui tendant l’enveloppe.

Grégoire découvre la phrase. Sa nervosité devient petit à petit une fureur qu’il a du mal à contenir. Il souffle bruyamment, observe le rocher par une fente du rideau, il n’y a plus qu’un homme. Il fixe Camille durement, comme si elle en était responsable :

  • On ne sait pas qui a roulé qui, pose Camille sereinement. Je te rappelle qu’il ne connaissait pas sa tante avant qu’elle débarque aux Plateaux. On n’a peut-être pas éloigné Bruno pour rien !
  • T’as raison, réplique Grégoire en reprenant espoir. On va le laisser en parler le premier. Je m’étais juré une leçon supplémentaire chez Paulette : je te promets que je lui tirerai les vers du nez !
  • Faudrait pour ça qu’elle revienne aux Plateaux ! Je trouve ça bizarre qu’elle n’y soit plus depuis notre disparition.
  • Cela lui arrive de temps en temps de partir sans crier gare, mais cette fois-ci c’est trop long, tu as raison.

Le gardien de l’entrée principale appelle à ce moment-là, demandant s’il peut autoriser une camionnette de livraison à entrer. Grégoire observe le véhicule et impose aux convoyeurs de sortir sous prétexte de leur faire signer un papier. Camille et lui regardent l’écran.

  • Il y a beaucoup de chances pour que le plus grand soit le tondu, détermine Grégoire. Tu as confiance dans les cuisinières ?
  • Ce sont toutes des femmes du village d’Asaca la plupart ne parlent que berbère. Je ne pense pas qu’on doive craindre quoi que ce soit et tu peux vraiment compter sur Fatima et Jihed.
  • OK, on va tabler là-dessus ! De toute façon, on n’a pas vraiment le choix. On ne peut pas rester ici !

Très méthodiquement, Grégoire organise leur évasion. Il envoie Jihed avec la femme la plus menue en djellaba chercher les graouechs à Mirhleft. Il leur demande d’emporter deux mannes à linge bien remplies avec eux.

  • Pas d’arrêt, directement à fond de train. Vous serez sûrement suivis. Ne vous inquiétez pas, avancez le plus loin possible. Si on vous oblige à vous arrêter, obéissez, sans aucune résistance. Donnez le lieu et le but de votre voyage. Ils vous laisseront tranquilles. Une fois qu’ils vous auront quittés, vous me téléphonez à ce numéro. Vous pouvez alors faire demi-tour et revenir ici. Si je me trompe et qu’à Ifnit, on ne vous talonne pas, vous pouvez aussi rebrousser chemin.

Grégoire se remet derrière le rideau avec ses jumelles. Le guetteur communique par talkie-walkie la circulation du domaine. Il est tout seul. D’autre part, Grégoire permet à la camionnette de livraison d’entrer dans la propriété.

Le fourgon de Jihed démarre et file vers la sortie de derrière. Il est directement talonné par les livreurs. 

  • OK ! En voilà deux qui sont occupés pour un temps.
  • Reste la sentinelle, on n’est toujours pas rendus ! constate Camille.

Grégoire se tait, les yeux plissés vers les garages.

  • Il y a bien la jeep, les clés sont dessus. Le seul souci est d’y arriver, on serait clairement à découvert jusqu’à Asaca.
  • On part en tondeuse ! s’exclame Nathan le regard sur le même parking où trône le petit tracteur. Maman, tu mets un turban et la salopette d’Aboubakar et nous on se cache dans le bac à gazon.

Grégoire est exaspéré.

  • T’as rien trouvé de mieux ? lâche-t-il entre les dents. Ce n’est vraiment pas le moment de plaisanter.
  • Non, c’est pas pour rire ! déclare Camille en enlevant précipitamment sa djellaba. C’est tellement absurde que ça va marcher ! Je ferai deux trajets un avec toi et un avec les enfants.

Puis se tournant vers la cuisinière, elle ajoute :

  • Fatima, tu peux conduire la jeep de Bruno jusque chez toi ? Prends une série de plateaux vides et montre-toi bien, que l’homme là-haut ne puisse douter de ton identité. On t’y rejoint.

Celle-ci acquiesce de la tête, tout aussi médusée que Grégoire.

  • Camille, gronde Grégoire affolé de la voir exécuter le plan sans émettre la moindre objection.
  • Je commence avec toi, rétorque-t-elle.

Grégoire suit Camille jusqu’au garage en tentant désespérément de la raisonner. Camille n’écoute rien, elle enfile rapidement la salopette et sort du pas lent du jardinier. Grégoire l’observe complètement désarçonné. Elle met le moteur en route et se dirige vers la porte de garage. Grégoire n’a plus qu’à obéir. Il en est furieux.

Une fois les enfants rendus chez Fatima, Camille pousse le vice jusqu’à remettre la tondeuse à sa place et à revenir à pied chez la cuisinière. Elle prend son temps ramasse quelques brindilles, arrange l’allée. Grégoire trépigne dans une djellaba marron avec un turban sur la tête, la voiture est déjà là, les enfants sont habillés d’une tunique tout est prêt pour leur départ. Triomphante, Camille plante un sourire malicieux qui désamorce la colère de Grégoire.

  • Cool, tout va bien, qu’as-tu craint ? lance-t-elle.
  • Tout ! avoue-t-il soulagé. Maintenant, ma petite chérie, il va falloir que tu portes le tchador, ça te calmera un peu !

Fatima l’aide à se déguiser en fixant un gros coussin à l’aide de bandelettes de tissus pour lui donner plus de corpulence. Elle lui glisse :

  • Il n’est pas un peu macho pour un Européen, ton mari ?

Camille pouffe en ajustant le linge.

  • Chut ! Il se soigne !
  • Dépêche-toi, Camille ! les rappelle à l’ordre Grégoire contrarié par les propos des deux femmes. Jihed a déjà fait demi-tour. J’essaie encore Olivia, puis on se barre.


*



Dans la rue des Français, Olivia vient de terminer sa mission auprès des enfants. C’était beaucoup plus long que prévu ! Elle se réjouit de pouvoir enfin rejoindre la propriété de Bruno. Elle s’y sent bien, et regrette déjà le départ qui devrait avoir lieu dès que les faux papiers arriveront. C’est Bruno qui détient quelques ficelles pour pouvoir voyager incognito ; demain ou après-demain.

Sabine, déterminée, s’avance vers elle et l’aborde sans préambule :

  • Bonjour Olivia, je dois te parler. C’est important.
  • Urgent ?
  • Oui, entre à la maison, s'il te plaît.

Olivia dévisage Sabine qui est pâle et tendue :

  • Il y a Boris et le tondu qui te recherchent. Ils demandent à tous les passants s’ils t’ont vue. Viens, je t’en prie, je ne suis pas sûre qu’ils te veulent du bien ! la supplie-t-elle.
  • OK ! calme-toi, lui répond-elle en souriant.

De la fenêtre de chez Sabine, Olivia aperçoit les deux hommes qui discutent au bord de la mer. Boris, un figurant anglais, avec Jacques.

  • Tu m’avais évoqué le tondu… rappelle Olivia.
  • Le tondu est le scénariste sans sa perruque et ses sourcils, définit Sabine avec assurance.
  • Tu es certaine ?
  • Absolument, je me trompe très rarement. Olivia, je crois qu’il a remarqué que je le reconnaissais.
  • Où sont tes enfants et Michel ?

Sabine est de plus en plus angoissée, elle bredouille qu’elle ne sait pas très bien où sont ses aînés, quelque part chez des copains dans le village. Les trois plus jeunes sont à la maison. Dès que Jacques a tourné les talons, elle les a empêchés de sortir. Tandis que Michel est à une cinquantaine de kilomètres, où il conduit les acteurs pour des prises de vues actuelles. Olivia garde le regard fixé sur les deux hommes qui attendent manifestement quelqu’un. Elle sent Sabine dans son dos qui piétine, au bord de la crise nerveuse. La coach empoigne son portable pour joindre son frère tout en calmant la lavandière.

  • Reste zen, Sabine. Pour l’instant, ils ne s’occupent pas de vous.
  • Je désirerais aussi te parler de la famille de Camille.
  • Ils sont loin d’ici et ils vont bien, tu le sais, rassure Olivia les yeux toujours scotchés aux suspects.
  • Ce n’est pas ça, j’aimerais t’avouer le rôle que j’ai joué quand ils étaient au village.

Olivia se retourne, étonnée et suspicieuse.

  • Ah bon ?

Elles sont interrompues par le portable d’Olivia. C’est Grégoire.

Grégoire est soulagé d’entendre sa sœur. Ils se concertent rapidement, établissent les différents plans à appliquer. Même si Sabine s’est retirée, Olivia ne communique que par ce langage si curieux qu’ils avaient inventé entre eux. Du côté de Grégoire, Camille et les enfants l’observent, tout aussi mitigés. Grégoire les fixe tour à tour avec tracas. Il s’énerve au téléphone puis se calme aussi brusquement. Il déambule dans la pièce, marche en faisant de l’équilibre sur un fil imaginaire puis frappe du pied rageusement. Il finit par s’asseoir sur le tapis et ponctuant les étapes avec l’index, résume au fur et à mesure la manœuvre qu’ils suivront. 

  • Bene, on est parti ! annonce-t-il une fois la communication terminée. Fatima, merci pour tout. Retournez chez Bruno, votre mari vous y attend et surtout taisez-vous sur la manière dont on s’est enfui.
  • On doit encore être déguisé ? demande Camille sous son tchador. Ou bien il y a un changement de programme ? J’étouffe là-dessous !
  • Il faut souffrir pour être belle ! Ça te va comme un gant, enfin une taille convenable, et puis, ça plaît à la supériorité du mâle qui sommeille en moi ! répond-il caustique. Et merci de simuler le déhanchement qui accompagne l’embonpoint. Nathan et Simiane, vous resterez couchés pendant un moment à l’arrière de la jeep.

Dans la voiture, Grégoire explique la situation :

  • Le scénariste et le tondu ne font qu’un. L’autre larron, c’est Boris, sans aucun doute nos deux livreurs de tout à l’heure. Ils doivent en être au plan B qu’on ne connaît pas, mais dont on peut imaginer qu’Olivia sera la monnaie d’échange. D’autre part, c’est Sabine qui a reconnu Jacques, elle est donc en danger parce qu’il se sait repéré. Olivia est recherchée dans tout le village par les deux compères et sans doute par Anna qui demeure introuvable. Elle est actuellement chez Sabine. On devrait mettre Sabine à l’abri et coincer une fois pour toutes Anna et Jacques, ainsi que Boris bien qu’on n’ait pas grand-chose à lui reprocher.
  • Et nous, où allons-nous ? demande Camille
  • Dans un hôtel à Mirhleft.
  • Un hôtel à Mirhleft ? Il y a combien d’hôtels ouverts à Mirhleft ?
  • Deux ou trois. Je sais, c’est pas beaucoup !
  • C’est surtout très téléphoné ! constate Camille. Il ne doit pas y avoir à Mirhleft des tonnes de familles avec deux enfants européens. On pourrait demander à Sabine de nous rejoindre là-bas, tu deviendrais le patriarche, avec deux femmes et une flopée de gosses ?
  • Impossible, réplique Grégoire, Sabine vient d’avouer à Olivia qu’elle a eu un rôle de balance quand vous étiez boulangers.
  • De balance ? Sabine ? suffoque Camille sous son voile.
  • C’est comme pour Bruno : on attend de voir, d’accord ? la calme Grégoire.
  • Si Sabine n’est pas nette, sort une petite voix du dessous du siège, alors, tout ce qu’a vu Olivia n’est peut-être qu’une mise en scène…
  • Purée ! s’exclame Grégoire. T’as raison.

Il freine des quatre roues et s’arrête au bord de la route. Simiane laisse passer sa tête entre les deux fauteuils et ajoute :

  • Sabine n’a qu’à aller à la police avec ses enfants et déclarer qu’on lui a volé son portefeuille. Quand maman y a été à Douarnenez, ça a pris des plombes. Ici sûrement aussi, non ?
  • Bien vu ! approuve Grégoire. En voilà une de réglée !

Avant qu’il ait pu composer le numéro, Olivia l’appelle. Grégoire devient de plus en plus nerveux, il raccroche en annonçant :

  • Hélène a demandé à Olivia de la rejoindre dans la crique derrière les rochers. Inutile de vous dire que c’est un traquenard, elle l’y attendra avec Jacques, Boris et peut-être Bérangère si on a de la chance. Je n’ai même pas le temps de faire l’aller-retour jusqu’à Mirhleft, je dois organiser mes hommes sur le pont !
  • De toute façon, ce n’était pas une excellente idée, balaie Nathan. Je suis assez d’accord avec maman !
  • Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Je ne peux quand même pas vous ramener chez Bruno et encore moins vous prendre avec moi ! s’énerve Grégoire.
  • Eh bien, emmène-nous sur la falaise du cri de Tanguy. On ira manger chez le touareg ! réplique Simiane très sereinement.

Abasourdi, Grégoire fixe tour à tour ses trois fugitifs.

  • Excellent ! renchérit Camille. Demi-tour, Grégoire, fonce ! Personne ne viendra nous chercher là-bas !

Grégoire obéit verdâtre. Il se tait pendant les dix minutes suivantes, en filant vers le sud. Il pense à toutes les faiblesses de ce plan. Une tente au milieu du désert, voilà leur refuge. Autant dire, un plateau avec trois fruits au milieu !

  • C’est vraiment bien foireux, grince-t-il. Je ferais mieux de rester avec vous !
  • T’énerve pas, tu n’as pas le choix, tu dois être près de ta sœur, le calme Camille, fermement.
  • Tu te rends compte de la situation bancale dans laquelle tu te trouveras ? lâche-t-il.
  • Cool, ne joue pas la casserole à pression ! rétorque Camille autoritaire, légèrement cassante. C’est toi le pro, c’est à toi à montrer l’exemple ! Moi, je ne suis qu’une débutante.

Grégoire lui lance un regard noir. Il a horreur qu’on lui fasse une remarque et surtout n’ose pas exprimer ses doutes, de peur de perdre les maigres chances de réussite. Camille lève les bras en signe d’impuissance.

  • Tu crois que je peux enlever ma surcharge pondérale ? demande-t-elle timidement, cinq minutes plus tard.
  • Oui. 40 kilos d’inconscience te suffisent largement, claque-t-il, de mauvaise humeur.
  • 46. Grégoire, ne te soucie pas de nous, d’accord ? insiste-t-elle doucement en retirant son tchador. 
  • 46 quoi ? interroge-t-il, toujours hérissé.
  • Kilos. Je sais que c’est boiteux, mais ça fait deux ans qu’on vit dans des tuyaux percés. On n’a pas la possibilité d’envisager une cachette plus judicieuse. Alors, tu t’occupes de ta sœur et tu nous oublies. Ça ne sert à rien de remuer toutes les failles possibles.

Elle est rouge, transpire un peu, Grégoire soupire en hochant la tête. Il la regarde une seconde, elle est belle, il l’aime ; il l’aime trop. Il n’a aucune envie de la perdre. Il avale sa salive, avec un pâle sourire, il lui caresse la joue :

  • 46 kilos ? Tu exagères, ou bien c’est avec ton tchador et les coussins ! taquine-t-il faiblement.

Quand ils arrivent à destination, Grégoire arrête son moteur. Il prend les mains de Camille, essaie tant bien que mal de faire bonne figure :

  • Tu es sûre que ça va aller ?
  • Oui, murmure-t-elle, dissimulant difficilement son inquiétude. C’est pour toi que j’ai peur. Il est là, le danger.

Grégoire déglutit. Il voit toute l’angoisse sur le visage de Camille. Il embrasse ses mains et s’efforce de la réconforter :

  • Tout se passera bien ! Ne bougez pas d’ici.
  • T’inquiète pas, plaisante-t-elle. On n’ira pas faire un trek dans le désert, tous les chameaux ont été loués.

Elle scrute deux secondes les yeux de son homme, y puise quelques forces et conclut à mi-voix :

  • Inch’Allah !

Grégoire serre doucement les mains puis sort de la carlingue, analyse les alentours, s’éponge avec son mouchoir vert, les laisse descendre. Juste avant de démarrer, il avise les enfants et lance :

  • Et vous, attention, c’est un examen, on va voir si vous pouvez monter en grade !
  • Les doigts dans le nez ! rassure Nathan en bombant le torse.

Après un petit signe, Grégoire s’ébranle aussi rapidement en plantant Camille, Nathan et Simiane au milieu de cette carrière.

Les fugitifs restent largués au milieu de la poussière le temps que la jeep disparaisse. Camille aperçoit le dernier regard inquiet de Grégoire dans son rétroviseur. Elle extirpe son foulard vert et l’agite pour se protéger du sable. Nathan et Simiane ont suivi le mouvement. Camille se tourne lentement vers sa fille et lui murmure avec un sourire qui se veut rassurant :

  • T’as eu une excellente idée ! Pourvu qu’ils nous reconnaissent !

Ils reprennent le sentier et n’ont aucune peine à retrouver la tente du touareg. On pourrait croire qu’il les attendait. Sans une question, sans un murmure, il les installe dans le fond de son habitat. Sa femme prépare du thé tandis qu’il se plante au sommet de la colline et examine la route, au milieu de ses moutons.

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