les deux angelots
Serré dans la cabine du téléphérique, derrière des lunettes rose bonbon, le petit nez bronzé de Simiane est pointé vers Grégoire. Si les trois Varnas n’avaient jamais pratiqué de ski, ils ont appris facilement et dévalent avec Grégoire et Olivia l’ensemble du domaine. Cette trêve leur est salutaire, Bruno avait raison. Cachés sous de gros masques de ski, et une combinaison très mode, ils sont méconnaissables dans cette fourmilière géante. C’est leur dernier jour, Bruno doit les recontacter demain matin en leur désignant la destination de leur nouvelle cache.
Grégoire et Olivia ne sont pas rassurés pour autant. C’est la première fois que Bruno joue à ce jeu-là et connaît peu les consignes de prudence à suivre. Ce n’est pourtant pas difficile : il doit acheter un téléphone portable, émettre un message sur un numéro précis qu’Olivia lui a donné, puis jeter le téléphone. Mais avant cela, il doit trouver le refuge suivant, c’est sans doute là que le bât blesse. Il sera sur écoute. Olivia lui a expliqué dans les détails l’ensemble des règles élémentaires de prudence à suivre. Bruno les a écoutées avec attention mais parfois à vouloir bien faire, on en fait trop...
Bruno est profondément discret, un des rares acteurs en vogue à fuir le showbizz. Pendant les prises de vues, il est extrêmement attentif au travail des hommes de l’ombre, mange avec eux et les salue chaque matin par une poignée de main à chacun. Il ralentit ainsi le tournage d’une demi-heure mais, vu sa notoriété, personne n’ose lui en faire le reproche. Cela lui permet un carnet d’adresses bien rempli et il n’hésite pas à débarquer au domicile d’un technicien quand un film se déroule dans la région de ce dernier. C’est tellement plus drôle que dans un resto où on le reconnaîtra à coup sûr ! Ça, c’est sa force. Aussi imprévisible qu’un oiseau.
Sa grande faiblesse est son ingénuité. Bruno a un mal fou à penser que les gens pourraient jouer un double jeu. Quand Olivia l’avait aperçu sur la plage alors qu’elle se terrait chez Sabine, Bruno avait interpellé vivement Jacques pour la bonne et simple raison qu’il venait de croiser Hélène qui s’était plainte à force de pleurnicherie de l’attitude du scénariste vis-à-vis d’elle. Bruno imagine très difficilement qu’on pourrait vouloir lui causer quelques torts et accorde sa confiance très facilement, peut-être trop. C’est ce que craignent les jumeaux. Ainsi, Olivia a paré ce défaut en lui demandant de choisir cinq caches possibles et eux opteraient pour l’une des cinq dans la gare où il leur donnerait le premier rendez-vous.
Bruno et Olivia avaient voyagé ensemble jusqu’à Turin. Il avait laissé Olivia manœuvrer et s’était amusé à l’observer prendre toutes ces précautions. Elle l’avait planté dans le train qui reliait Rome à Bruxelles sans le lui annoncer, en lui infligeant une jeune fille dont la silhouette rappelait vaguement la sienne. Celle-ci était entrée dans son compartiment une minute après l’envol d’Olivia. Il en avait souri dans sa cellule de luxe, bien qu’il regrettât amèrement la compagnie de son amante. La pauvre femme était tellement inhibée de voyager en sa présence, que Bruno passa la plus grande partie du trajet jusqu’en Belgique, dans le couloir. Il alla à l’enterrement de sa vieille tante qu’il ne connaissait pas parce qu’il trouvait qu’elle méritait une petite visite posthume pour tous les services rendus, malgré elle. Et puis, peut-être y croiserait-il Paulette...
*
Adossée à la cabine téléphérique, Olivia pense à lui. Elle lui avait promis qu’elle lui donnerait son feu vert pour un rendez-vous dès qu’elle en verrait la possibilité. Elle lui avait aussi remis une troisième carte SIM pour les coups de téléphone amoureux. Bruno avait dessiné un cœur sur cette carte pour ne pas la confondre avec l’autre. Une fois par semaine, à une heure précise, ils avaient droit à une minute trente. C’était hier. Elle en sourit encore. Grégoire l’avait surprise, avait été fort mécontent même s’il fallait bien qu’il l’avoue, elle ne risquait pas grand-chose.
Grégoire joue toujours au papa poule et s’étale confortablement dans ce moule qu’il imaginait trop étroit pour lui. Fidèles à leur boule de verre, les enfants ne parlent que d’une voix unique. Grégoire comprend parfaitement ce rempart qu’ils se sont créé et le respecte, tant il a été longtemps dans une même bulle que sa sœur.
Hier soir, alors qu’il était seul dans la chambre avec eux, Nathan et Simiane se sont plantés devant lui et, très sérieusement, lui ont proposé leur mère en mariage :
- Il n’y a qu’avec toi qu’elle est cool, ont-ils argument. Depuis le début de nos ennuis, on ne l’a jamais vue aussi en forme. Même avec Papa, elle ne riait pas comme ça ! On est sûr que c’est à cause de toi. Il faut que tu l’épouses !
Il en était resté abasourdi. Il examina les deux comparses longuement pour déterminer jusqu’où allait le sérieux de leur démarche. Ils l’ont laissé plonger dans leurs yeux très calmement, sans interrompre son analyse. Ils attendaient tout simplement la réponse, acceptaient qu’elle mette du temps à arriver.
Grégoire était dans un planeur au-dessus de leurs têtes, ému, décontenancé par cette adoption. Il avait perdu son chemin ; il cherchait vaguement sa tour de contrôle.
- Tu ne l’aimes pas assez ? a fini par s’inquiéter un des deux anges qui l’avaient élevé si haut.
- Je l’adore, a-t-il murmuré, incapable de parler plus fort.
- Il nous semblait bien ! C’est vrai qu’elle a deux petites lignes sur le front, mais elle est quand même très jolie, tu sais.
- Elle est superbe, a émis le pilote automatique de Grégoire.
Le ciel était bleu, bleu, bleu autour de lui. C’en était grisant. En dessous, de doux cotons blancs le séparaient de la terre ferme et surtout de cette vulgaire tour de contrôle qu’il n’était plus sûr de vouloir rejoindre.
- Eh ben alors ? Pourquoi tu hésites ? s’est étonné un des chérubins.
Tiens, voilà le radar. Il est passé de l’autre côté des cumulus, il a fallu atterrir, répondre quelque chose de cohérent. Grégoire a touché le sol dans un léger ébrouement :
- Et Camille, vous lui avez demandé ? a toussaillé le planeur.
- Maman ?
- Oh ! Maman…
Ils se sont interrompus un instant, se sont regardés hésitants puis Simiane a lancé en un millième de seconde un regard espiègle à son frère, avant de répliquer avec assurance :
- Bien sûr qu’on lui a demandé ! Mais elle pense que c’est toi qui ne voudras pas t’empêtrer dans une vie avec deux enfants !
Nathan a dévisagé sa sœur avec un demi-sourire :
- C’est vrai ça, que t’es un mec à pas t’engager ? a renforcé le garçon.
- C’est absolument faux ! s’est écrasé le planeur sur la piste de sa susceptibilité, le nez contre le mur de son orgueil.
Il hésita un instant, scruta les deux angelots. Il lui semblait avoir perçu un léger battement d’ailes entre les deux, autour du mot « Maman » et surtout ce petit rien mutin de Simiane à son frère.
- Vous êtes sûrs de lui avoir demandé ? insista-t-il.
Ceux-ci, dans un ensemble parfait, l’ont confirmé d’un hochement de tête convaincu, l’auréole éclatante au-dessus de leurs cheveux.
- Si ça vient de toi, elle sera d’accord ! poussa Simiane.
- Promis, on en reparlera quand on sera sortis de notre affaire !
Les enfants ont tourné les talons, confiants, en refermant leur boule derrière eux. Grégoire les a regardés s’éloigner, il a cru entendre Nathan murmurer :
- Bien joué !
Et il est certain d’avoir vu Simiane se bidonner en affirmant :
- Tu vas voir, il va craquer !
Grégoire est resté immobile dix minutes, en fixant la porte par laquelle ils s’étaient éclipsés.
*
Grégoire dévisage Simiane tout en se remémorant la scène de la veille. Il pousse sur son nez, comme s’il s’agissait d’un bouton.
- On fait la dent ? demandent les lunettes roses.
- O.K., mais on ne descendra que la première partie, il y a toujours un monde fou dans ces téléphériques, on reprend le téléski et on fait le Prarion après, ça te va ?
- Le Prarion? ? se plaint Nathan. t'avais dit qu'on irait jusqu'au Plan-Du-Fou ?
- Bon, la dent, le Prarion, le Plan-du -Fou alors !
Simiane dévale la première, la piste rouge ; elle ne se donne pas la peine de faire quelques virages, jambes très écartées, bras tendus, sa hanche ne la dérange pas. Elle ne se souciera de freiner qu’aux derniers mètres. Elle se paie de belles chutes, mais se relève avec le sourire, grisée par la vitesse. Nathan, plus prudent, s’élance doucement en tournant de temps à autre. Les adultes suivent rapidement.
Simiane manque aux télésièges. Elle devançait pourtant largement la famille. Il ne faut pas longtemps à Olivia pour apercevoir le mouchoir rouge largué au milieu de la piste et skiant une vingtaine de mètres plus bas, Simiane affolée, encadrée par quatre skieurs en combinaison noire.
- Et merde ! s’écrie-t-elle. Je suis la plus rapide : je les rejoins et ensuite je perdrai un maximum de temps pour descendre. Dépassez-moi calmement en longeant la piste de l’autre côté. Camille, arrivée à la station, tu iras directement au poste de police, en déclarant que tu as vu quatre pervers ennuyer une petite fille et sa mère. Nathan, reste avec Grégoire. N’oubliez pas votre foulard côté vert pour Simiane. On se retrouve à la terrasse du Da Mario
Simiane, terrorisée, tombe. Elle est immédiatement relevée par un des hommes et rechaussée par un autre, elle pleure. Camille en est malade. Olivia rattrape le groupe des hommes, passe entre eux et s’arrête aux pieds de la fillette. Très décontractée, elle se penche vers l’enfant, lui rend son mouchoir qu’elle glisse dans sa poche et remercie les skieurs de l’avoir remise sur pied. Frottant légèrement la combi de la petite, elle pince ses lèvres, lui dévoile le foulard qu’elle a drapé autour du cou pour la rassurer. Simiane tente un sourire à travers les larmes. Olivia attrape sa main, et reprend la descente. Les assaillants, surpris, les laissent filer pour les rejoindre facilement quelques mètres plus bas. Ils les encerclent prestement. La jeune femme se met à skier très doucement, esquisse de larges virages qui obligent les hommes à s’écarter de leur prise. Camille, Nathan et Grégoire passent à proximité sans les regarder. Un des individus, exaspéré par la manœuvre d’Olivia, se plante devant elle et révélant une arme sous sa veste ordonne :
- C’est fini, ce petit jeu ! On descend rapidement.
Olivia n’ajoute rien, elle lance un regard à la fillette, lèvres toujours pincées, elle oblique, prend légèrement de la vitesse et glisse son ski sur celui de Simiane qui déchausse et tombe une seconde fois, entraînant Olivia dans sa chute. Elles se relèvent calmement, on leur apporte le ski perdu qu’Olivia rechausse sans sourciller. Les quatre malfrats trépignent en silence. Elle continuera la descente tout aussi lentement sans qu’ils interviennent.
Durant ce temps, Camille est allée au poste de police et explique, affolée, la version qu’Olivia lui a dictée. L’homme comprend un peu le français et écoute, attentif à déceler le sens des propos de Camille. Quelques minutes après, Grégoire et Nathan déboulent devant le même policier :
- Scusate, Signora, l’interrompt Grégoire passant sa tête au-dessus du comptoir. Ce un'emmergenza. Inspettore, quatro sciatori dannano una giovane madre e la sua figliola sulla pista rossa![1]
Le flic regarde tour à tour ces deux touristes dont les témoignages concordent, il n’hésite pas une seconde :
- Ok, andiamo...![2] crie-t-il.
Quand Simiane et Olivia arrivent en bas. Le comité d’accueil est en place, les truands sont rapidement maîtrisés et embarqués.
Simiane se jette dans les bras d’Olivia, et vomit à gros bouillons toute l’angoisse amoncelée. Le policier se dirige vers elles et les prie de venir signer leur déposition dans la journée. Après avoir chaleureusement remercié l’agent, Olivia s’oriente vers le restaurant Da Mario et y commande deux chocolats chauds. Elles s’installent à une table voisine de celle de Camille. Grégoire et Nathan les rejoignent, dix minutes plus tard.
- On change de sport, murmure-t-il à l’oreille de Camille. Un taxi nous attend.
Ils grimpent à cinq dans le véhicule.
- J’ai une surprise pour vous, déclare Nathan.
- Quoi ? demande Simiane.
- On est célèbres, on a notre photo dans tous les kiosques à journaux !
- C’est sans doute comme ça qu’on nous a localisés, d’ailleurs ! signale Grégoire. Vous êtes en première page de beaucoup de magazines français et même d’un italien. J’en ai pris deux en payant l’hôtel. Dès qu’on sera arrêtés, on regardera ça. On s’organisera à Turin. On dormira chez un copain et on y attendra le message de Bruno. Tout ce que j’espère, c’est qu’il ne se plantera pas de carte SIM ! Simiane, cela te dérangerait de couper tes cheveux ? Je me demande si on ne te nommerait pas Simon.
- Pas Simon, rouspète-t-elle, déjà qu’aux Plateaux c’était Simone !
- Sim alors ?
- D’accord.
- Et toi Nathan, il te faut un autre prénom. Tu as une préférence ?
- Sam !
- Sim et Sam, ça ressemble un peu à une bande dessinée ! s’amuse Olivia. Pourquoi pas ? Je suis sûre que Grégoire sera un excellent padre. On l’appellera tous Papa, quant à nous deux, Camille, nous ne serons plus qu’une seule et même personne : la mama. Je me ferai une permanente, j’ai toujours rêvé d’avoir les cheveux bouclés ! Cela sous-entend qu’une des deux n’est jamais avec le reste de la famille. On ne parle rien qu’espagnol. On vit à Madrid et on est touristes. Qu’en pensez-vous ?
Grégoire réfléchit à la proposition puis acquiesce :
- Bigame, ça me plaît bien, plaisante-t-il.
- Il y a quand même un petit souci, réfute Camille. Je ne connais pas l’espagnol !
- C’est quoi cette histoire ? Tu ne parles que le français ? demande Grégoire contrarié.
- Hélas, se désole-t-elle.
- C’est incroyable, ça ! Il est grand temps que tu apprennes une autre langue, la sermonne-t-il. Tu te rends compte de ton handicap ?
- Oui papa ! rétorque Camille, sarcastique.
Prenant la mouche, Grégoire se retourne vers elle, agacé. Camille rit malicieuse, elle le pointe du doigt et s’apprête à lui répondre quand il l’interrompt directement en agrippant son index :
- Ne me traite pas de soupe au lait ! C’est primordial, les langues, se défend-il.
- Je te promets que j’apprendrai le chinois ou même l’italien, si on m’en donne l’occasion !
- Je connais un très bon professeur d’italien… réplique-t-il, rieur.
Olivia regarde Camille avec une certaine admiration. Il n’y a qu’elle pour calmer les bouillonnements de son frère, constate-t-elle. Olivia aime le rire de la compagne de son jumeau, rire qui réapparaît de plus en plus. Comment Grégoire peut-il douter des sentiments que Camille lui porte ? Il lui a rapporté la conversation des deux angelots. Olivia a éclaté de rire et en rirait encore si elle n’avait pas juré de ne plus y faire allusion !
- Ils sont futés, ces gamins ! lui a-t-elle juste déclaré, l’abandonnant à ses hésitations.
- Maman, j’ai mal au ventre, se plaint Simiane, une vingtaine de minutes plus tard. Je crois que je vais vomir.
- Fermatevi per favore ![3] demande Grégoire.
Le chauffeur continue, sourd à la demande.
- Stop ! exige Camille.
L’homme ne répond pas. Grégoire s’énerve et le somme de freiner parce que l’enfant est malade. Pour toute réponse, celui-ci lui tend un sachet en plastique. Olivia se retourne immédiatement et voyant la voiture qui suit avec deux complices qui la saluent, se réinstalle sur son siège en lâchant :
- Et merde ! Ils en sont au plan B.
Grégoire lance un œil à sa sœur et annonce en prenant son portefeuille :
- On joue au coiffeur !
Olivia retire de son sac une brosse et tresse dans la chevelure de Simiane les quelques cartes SIM d’urgence. Grégoire accomplit les mêmes gestes dans la tignasse de Camille, y cache un ou deux billets dans un chignon très serré. Nathanouvre grand les yeux et demande :
- Tu m’apprendras à faire des nattes ?
[1] Excusez-moi, madame. Il y a une urgence. Inspecteur, quatre skieurs menacent une jeune mère et sa fille sur la piste rouge !
[2] OK on y va !
[3] Arrêtez, S’il vous plaît.

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