Le dehors a perdu ses couleurs

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  • Maman, maman, regarde dehors ! hurle Leïla, affolée.

Il est huit heures trente du matin. Leïla est entrée dans la chambre de ses parents comme une bombe et désigne la fenêtre d’un doigt autoritaire. À voir la mine de leur fille, Saïd et Yohann se redressent, et remarquent par ladite fenêtre une épaisse couche de neige.

  • Que se passe-t-il ? demande Yohann.
  • Le dehors a perdu ses couleurs !
  • Mm joli ça, apprécie Saïd en se recouchant.
  • Il y a Charles qui veut que Papa aille dans le petit salon, ajoute Leïla.

Saïd se rend au bureau devant lequel Charles relit pour la troisième fois les consignes qu’il vient de recevoir. Un peu ennuyé, il les tend à Saïd. On demande à Saïd de prendre le relais, il doit rejoindre la gare de Milan où il aura la directive suivante. Le but étant de récupérer Camille et ses enfants.

  • Si tu veux, je peux m’y rendre à ta place, propose Charles. Mais à bien y réfléchir, je comprends que Jonas t’ait choisi.
  • J’irai ! décide-t-il. Il n’y a rien de plus inaperçu qu’un arabe au volant d’une camionnette !

Saïd obéit aux instructions à la lettre. Il passe sa journée à suivre un véritable jeu de piste, les injonctions étant données au fur et à mesure du trajet entre Milan et Ivrea. Cela fait un moment qu’il poireaute sur le vieux pont d’Ivréa. Il regarde défiler l’eau, un peu excité à l’idée de les revoir. Dans la camionnette, il a trouvé de quoi déguiser cinq personnes. Il se doute que les deux autres habits doivent être pour les deux protecteurs. Il ne sait pas très bien si c’est l’un des jumeaux qui l’abordera ou si c’est Camille ou encore l’un des enfants. Voici une demi-heure qu’il attend. C’est trop long, nettement trop long, Saïd se demande s’il n’est pas tombé dans un traquenard, pour lui ou sa famille. Il commence à être nerveux. Il tressaille quand une vieille religieuse l’interpelle dans son dos :

  • Veuillez rentrer chez vous, Monsieur, émet-elle à mi-voix avec un fort accent italien. Il me tarde de comprendre pourquoi ils ne sont pas encore là, mais c’est trop tard. Ils ne viendront plus. Voici les clés d’une Golf blanche immatriculée en Suisse, garée devant le château.

Saïd ne répond pas, échange les trousseaux et tourne les talons. Il dépose, comme dicté sur le post-it collé au volant, la voiture à proximité de l’église et retourne au chalet à pied, dans la neige toute fraîche qui a tapissé la petite commune suisse, tout le long de la journée.

Charles envoie un message à Jonas, attend d’autres explications.

Le lendemain, Charles sort la vieille luge qui traîne dans l’appentis. Leïla tanne son père pour descendre avec lui les pentes alentour. Dès le petit déjeuner avalé, ils entament leur première descente. Yohann les regarde par la fenêtre dévaler le jardin ; elle se demande lequel des deux s’amuse le plus. Elle n’a pas beaucoup dormi, elle ne peut qu’envisager le pire pour sa mère et les petits. Elle s’est demandé si la religieuse ne serait pas cette Paulette, mais Charles l’a réfuté à la description de Saïd.

Saïd aperçoit sa femme, il l’enjoint de la main à les rejoindre. Leïla imite le geste, déjà assise sur la luge. Par cette petite impulsion, le traîneau s’élance sur le coteau avec sa passagère dos au mouvement. La chute est inévitable, la luge se fracasse le nez sur un rocher. Leïla vole au-dessus de la pierre, la neige amortit le choc sauf pour sa jambe qui cogne violemment la fin de la roche. Saïd court rapidement auprès de sa fille qui hurle au bout de quelques secondes de stupeur. Les hôtes du chalet, alertés par le cri de Yohann, s’y précipitent également.

Charles prend tout de suite les commandes.

  • Pour l’instant, ne la touchez pas, et parlez-lui calmement, somme-t-il en l’enroulant dans une couverture.
  • Hé bien, mon chaton, la calme Charles, dis-nous où tu as mal.
  • À ma jambe, se plaint la petite, entre deux sanglots.

Charles lui prodigue les premiers soins et déclare :

  • À mon avis, elle doit avoir le tibia cassé. Ils le détermineront à la clinique de Samedan. C’est la plus proche et un des chirurgiens est un grand ami. Saïd, porte-la dès qu’on l’aura immobilisée.

Une heure plus tard, Leïla est sur la table d’opération pour replacer l’os démis. L’intervention n’est pas très longue. L’orthopédiste apparaît avec une infirmière laissant battre les portes du bloc opératoire derrière eux. Ils s’immobilisent à trois ou quatre mètres du groupe et les dévisagent.

  • Tu es sûre ? demande à mi-voix le médecin à l’infirmière.

L’infirmière continue à les fixer quelques instants puis affirme sans hésiter d’un hochement de tête.

  • Suivez-moi, impose l’orthopédiste en s’adressant aux parents. Je vous précède.

À une allure d’enfer, la petite troupe talonne le chirurgien dans les méandres de l’hôpital. Yohann est sur le qui-vive, elle se doute qu’ils les ont reconnus et elle se demande s’ils ne tombent pas gentiment dans un piège. Elle lance un regard affolé à Charles qui, fermé, ne pense qu’à la fracture de Leïla. Saïd parle doucement avec l’infirmière qui le rassure sur l’état de santé de la petite. Elle se présente un peu intimidée, comme la femme du docteur.

  • L’ennui, précise le médecin, une fois en huis clos, c’est que la fracture est ouverte, et la chair en mauvais état. Je devrais procéder à une greffe de la peau pour limiter les dégâts, mais on doit attendre quelques jours que le tibia ait dégonflé. On arrivera peut-être à l’éviter. Je vais devoir la garder pendant une bonne semaine ici, je ne peux la plâtrer qu’en partie !
  • Matéo, commence Charles. On a un gros souci…
  • Vous êtes en cavale. Édith vous a reconnus, toute la presse parle de vous, moi je n’ai pas vraiment le temps de suivre les journaux. Je suppose, Charles, que tu les protèges, ma femme est d’accord avec toi. Tu connais son côté anticlérical ! ajoute-t-il avec un petit sourire moqueur à l’adresse de l’infirmière.
  • Matéo, c’est pas le moment ! rouspète Édith devenue toute rouge. Pour l’instant, continue-t-elle, nous n’avons pas grand monde, nous allons vous installer dans la chambre du bout du couloir de la pédiatrie, vous aurez la paix. Je ferai les soins.
  • Édith, t’as plus fait de pansement depuis que tu t’occupes de la gestion du personnel !
  • C’est pas pour ça que j’ai perdu la main ! En plus, j’ai beaucoup d’absences côté infirmier.
  • Tant que mon associé est en vacances, ça ne posera aucun problème. Après, on verra, poursuit Matéo.
  • Je propose que le père, moins reconnaissable que les enfants Squiban, reste à côté de Leïla, dit encore Édith. On fera courir le bruit que Saïd est mon jardinier ! Excusez-moi, Monsieur, je ne veux pas vous paraître raciste ! J’admire beaucoup votre courage dans cette histoire.
  • Pas de mal, murmure Saïd.
  • Merci mes amis, souffle Charles.
  • Normal ! répond le médecin. On s’entraide en tant que grimpeurs. Venez monsieur, vous allez rejoindre votre fille. Permettez-moi de vous nommer par votre prénom, ainsi que vous pouvez désormais m’appeler Matéo, mais pas devant les infirmières : comme l’a suggéré ma femme, vous devenez mon jardinier et vous parlez à peine le français. Sorry de vous obliger à jouer à ce jeu-là !
  • Ne vous excusez pas tout le temps, Matéo, réplique Saïd en riant. J’en ai l’habitude !

Au chalet, l’ambiance est morose, l’accident les a refroidis. Le téléphone sonne. Yohann s’empare du combiné sans réfléchir, espérant avoir des nouvelles de Leïla :

  • Allo ?
  • Allo, répond-on. Au bout d’un instant de silence, la personne interroge : Camille ?
  • C’est la femme de ménage, réagit tout de suite Yohann en prenant un accent marocain, le cœur battant la chamade.

Une voix assez vieille rit, puis demande à parler à Charles. Charles met directement le haut-parleur.

  • Allo, Charles ? C’est vraiment ta femme de ménage ?
  • C’est Yohann, la fille de Camille. C’est toi qui informes les journaux ? T’étais où hier ? Où sont les Varnas ?
  • Oh ! Calme-toi, gamin ! Non, je n’ai pas prévenu la presse. J’allais te poser la même question. Quant aux Varnas, je n’en sais pas plus. Ils ont quitté le Maroc, voilà plus de quinze jours, puis ils étaient à Haute-Nendaz, mais depuis hier, je n’en sais pas plus.
  • Êtes-vous Ella ? s’empresse de demander Visant. Donnez-nous votre numéro de téléphone !

La vieille dame hésite un instant puis répond :

  • Je suis bien Ella. Quant au téléphone, je ne vais pas vous le donner, Charles a une procédure pour contacter Jonas, et celui-là en a une pour moi. Nous ne pouvons que passer par lui.
  • On s’en fout de Jonas ! s’écrie Charles, on doit être plus efficace.

La vieille femme rit.

  • Heureuse de vous savoir en sécurité ! dit-elle avant de raccrocher le téléphone.

Un silence pesant tombe sur ces dernières paroles. Charles bougonne quelques jurons, Yohann soupire :

  • Décidément, il y a des jours où on ferait mieux de ne pas se lever !
  • Et ce n’est pas fini, intervient Visant le nez passant derrière les rideaux, une voiture s’est arrêtée devant le chalet.
  • Nom de bleu ! gronde Charles. Disparaissez ! Et Anna-Lou ?
  • Elle dort, assure Yohann en attrapant les affaires qui traînent.

L’homme, dehors, prend le temps d’observer l’habitat. Il regarde le nombre de fenêtres qui s’éteignent et d’autres qui s’allument en une fois.

  • Bingo ! réalise-t-il tout bas, un petit sourire flottant entre sa barbe.
  • Monsieur ? l’interpelle Charles sur le pas de la porte. Vous désirez ?
  • Êtes-vous Charles Drasse ?
  • Lui-même.
  • Je suis un confrère français. Je voudrais vous parler.

Charles laisse entrer le policier dans le petit salon, pièce réservée à ce genre de visite. Il lui sert un verre de vin et, s’asseyant en face de lui, attend calmement que son visiteur se présente.

  • Guillaume Champin, ingénieur du son à la PJ française. Surtout, dernière personne à avoir vu Tanguy vivant et un de ses amis fidèles.
  • Mais encore, qui est ce Tanguy ?
  • Tanguy Squiban. Celui qui a mis au point le logiciel de reconnaissance physique.

S’en suit une conversation de bienséance tournant autour du pot. Guillaume se doutait bien de la tournure de l’entretien. Il n’a pas l’habitude de mener des enquêtes, en général, il reste confiné dans son labo. Il en a marre de jouer les équilibristes ; il se lance :

  • Je cherche son frère et sa sœur, Yohann et Visant Squiban.
  • Ah ? Excusez-moi, je ne vois toujours pas quelle aide je pourrais vous fournir, j’ai quitté la P.J. il y a presque un an et demi...
  • Vraiment ?

Guillaume sort le dossier de Simiane. Il le dépose sur la table et il ajoute en fixant Charles :

  • Voilà, avant de mourir, Tanguy m’a confié ce dossier qui retrace toute l’affaire de sa petite sœur, Simiane. Il m’a donné aussi une lettre pour sa mère à envoyer au cas où il serait tué, je l’ai immédiatement expédiée. C’est vous qui l’avez fait suivre, vous êtes le facteur des Plateaux où vous venez de passer presque un an. Exactement la même période que Camille et ses enfants à deux jours près. D’autre part, en analysant ces feuilles, je me suis rendu compte que vous aviez des intérêts communs à ce que l’histoire soit révélée au grand jour. Vous avez un frère à Guantanamo. Depuis la disparition des Squiban, c’est moi qui ai distillé certaines informations pour que l’enquête continue. Maintenant, ils piétinent, risquent de s’arrêter tant la pression est forte. Ils ne peuvent plus progresser si je ne parle pas de vous…

L’O.D.D. et surtout la société Edelweiss les recherchent activement, continue-t-il. Ils ne vont pas être longs à les trouver. Leurs photos sont dans tous les kiosques et dans tous les commissariats. Inutile de vous dire que le numéro de contact est celui du bureau de Nardolé. N’importe quel quidam pourrait les dénoncer en voulant bien faire. Tant que la famille n’est pas sous son contrôle, nous avons une marge de manœuvre. La branche Varnas, si je peux l’appeler ainsi, est pour eux, la plus dangereuse. Le côté Squiban ne sera qu’une monnaie d’échange.

Charles sirote son alcool calmement. Il analyse l’homme qu’il a devant lui, il reste sur ses gardes :

  • C’est vrai que j’ai un frère à Guantanamo, mais il n’a pas été envoyé là-bas par l’O.D.D..
  • Non, en effet. Il gênait Edelweiss. Il a écrit un rapport qu’il a confié à la Ligue des Droits de l’Humain quand il a découvert les tortures qu’on pratiquait sur les prisonniers. Et maintenant sur lui-même, ajoute-t-il à mi-voix.

Charles pâlit un instant ; il se ressert un verre de vin. Guillaume, toujours aussi calme, continue en dévoilant, dans le détail, les horreurs du pénitencier.

  • Je sais ce qui s’y passe ! interrompt brutalement Charles.
  • Excusez-moi, murmure Champin. Je reviens vers mon affaire : le plus gros actionnaire de cette société est un certain du Bois d’Hoche, le beau-père de Tanguy. La police est en train d’investiguer dans les papiers français de ce groupe. Dès qu’ils iront à la maison mère, ils effectueront rapidement le lien avec vous. Le seul élément que je tais actuellement, c’est vous. Vous vous êtes fait disparaître des fichiers de l’État, comme je l’ai fait moi-même, par principe, longtemps avant cette affaire. Vous n’existez nulle part, sauf que votre frère a un frère, et un chalet familial perdu près de la frontière italienne. Et, manque de pot, Denis a essayé de le louer avant de partir à Cuba. Autre écueil : votre belle-sœur a une copine qui a la langue bien pendue à Nantes.

Dernier élément et non des moindres, votre compte en banque n’a pas bougé pendant tout le temps de votre séjour au Maroc, sauf pour quelques bricoles. Mais depuis la disparition des Squiban, c’est autre chose, même si vous prenez la précaution de payer en espèces, vous avez tiré du mur de Trémasan, trois fois 550 francs suisses, soit 498 euros et c’est sans compter les 500 euros sortis à Paris la veille de leur disparition. Vous vous gâtez !

J’insiste, Monsieur, je ne suis pas le king des enquêtes, mais je suis là parce que j’ai exécuté toutes ces connexions : où sont les Squiban ?

Charles reste silencieux. Un objet tombe dans la pièce au-dessus du petit salon. Guillaume et Charles regardent le plafond en même temps.

  • Un chat ? demande Guillaume dubitatif, en levant un doigt, à moins que ce soit... un grand chaton ? Ils sont là-haut, Monsieur, j’en mets ma main au feu.

Charles se gratte l’oreille, plonge ses yeux dans ceux de son interlocuteur et conclut :

  • Vous avez mangé ?

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