Vie de château

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Le trajet a été abominable. Simiane recroquevillée sur son ventre s’est battue avec son estomac durant tout le voyage. À Turin, on les a logés dans un couvent avant de les embarquer en hélicoptère, les yeux bandés, pour les larguer dans le parc d’un château au milieu de nulle part.

Confinés pendant trois heures sous haute surveillance, ils ont attendu entre des portraits sévères d’ancêtres. L’hélicoptère a enfin réatterri, deux hommes en sont sortis. En les découvrant, Camille murmure :

  • Maintenant, on est mort. C’est Nardolé et du Bois d’Hoche réunis. Pardonnez-moi de vous avoir entraînés dans ce bourbier.
  • Je n’en suis pas si sûr, réplique Grégoire tout bas. Ils nous auraient déjà tués. D’après ce que j’ai pu lire sur les couvertures des journaux, vous êtes célèbres et on vous recherche. Quoi qu'il en soit, Camille, ne regrette rien et enfile ça, ajoute-t-il en lui glissant une bague dans le creux de la main.

Sans poser d’autres questions, Camille obéit avant qu’on leur rende visite.

  • Le monde est décidément trop petit, commence Nardolé, arrogant. Et vous très encombrants…

Nardolé tourne autour d’eux pour s’arrêter devant Simiane qui s’est réfugiée contre Camille.

  • Alors, lui susurre-t-il, on a retrouvé la parole ? C’est très ennuyeux, d’autant plus que tonton Tanguy n’est plus là pour te protéger…
  • Ce n’est pas notre oncle, c’est notre frère ! fronde Nathan, à mi-voix.

Nardolé se retourne vers Nathan un instant puis pointe Camille en plissant des yeux :

  • Oui, la famille de Camille. La drôle de famille d’une femme sans famille...

Il n’a pas le temps de prolonger son fiel que Simiane vomit sur la robe. Furieux, Nardolé s’apprête à la gifler, Grégoire stoppe son geste et le toise en grinçant :

  • Vous ne toucherez plus à cette enfant.
  • Voilà le grand protecteur… crache Nardolé. Vous allez le regretter, Monsieur Papigni.

Simiane s’accroupit, les deux bras sur le ventre. Camille se précipite sur sa fille, qui pleure doucement.

  • Qu’est-ce qu’elle a ? demande du Bois d’Hoche.
  • Devinez ! grince Camille, sarcastique.

Les larges cernes sous ses yeux larmoyants sont plus explicites que la réponse de Camille. du Bois d’Hoche ne relève pas la réplique et ajoute calmement :

  • On va vous montrer vos appartements, vous la laverez.
  • Bien, reprend le curé légèrement contrarié, en regardant les dégâts sur sa soutane. La famille Varnas ira dans l’aile gauche, tandis que Monsieur et Mademoiselle Papigni dans l’aile droite.
  • Il n’y a plus qu’une famille, déclare Grégoire, c’est la famille Papigni. Nous nous sommes mariés, Camille et moi, pendant notre séjour, et les deux petits sont en voie d’adoption.
  • Allons donc !
  • Vous voulez voir les papiers ?
  • On me l’a déjà faite, celle-là ! répond-il entre les dents.

Il regarde son comparse qui analyse la réaction des enfants face à cette déclaration. Ceux-ci restent impassibles, le garçon a pris la main de son nouveau père en murmurant « Papa » tandis que la gamine malade ne se préoccupe que de ses intestins. La mère, inclinée sur sa fille, n’a pas plus sourcillé, elle a au doigt une alliance toute neuve. Pourtant dans le rapport, il est marqué que ces deux êtres se détestent ouvertement. Il avait même hésité à l’époque, à l’engager, mais on le lui avait déconseillé, l’homme était trop droit, sa sœur trop perspicace, les deux inséparables. Lequel des deux avait convaincu l’autre de les protéger ? Sans doute la jumelle, elle se tient à côté de Camille et se penche sur la fillette en même temps qu’elle. Le compte rendu signale son mal d’enfants, elle a dû trouver dans les petits Varnas, ceux qui lui manquaient tant !

  • Bon, dans ce cas-là, nous ne pouvons pas séparer ce que Dieu a uni, conclut du Bois d’Hoche. Je suppose que vous êtes passé devant un curé ?
  • Cela va sans dire monsieur, il s’agit de Monseigneur Lanneti, évêque de Livourne en Italie, en vacances au même endroit que nous. J’ai un papier l’attestant dans mes bagages, si vous ne me croyez pas.
  • Je connais ce Lanneti, balaie-t-il, je lui téléphonerai. Ce n’est pas plus mal, vous n’immobiliserez qu’une seule aile du château ! Mademoiselle Papigni aura sa chambre, en face de votre appartement. Vous emménagerez donc tous dans l’aile gauche. Madame « Papigni » ne verra aucun inconvénient à partager le lit de son mari, il n’y en a que deux ! Un lit simple, et un bâtard, ajoute-t-il, sarcastique à l’adresse de Camille.
  • Mon fils a bien dormi dans celui de votre fille, rétorque-t-elle, cinglante.

L’homme serre les mâchoires. Martine est insupportable depuis la mort de son époux. Faut dire que c’était lui et Basile qui l’avaient aiguillée vers ce petit blanc-bec prétentieux. Elle n’a compris qu’à l’assassinat de Squiban, qu’elle avait été bernée sur les raisons que Basile avait invoquées pour qu’elle cède. Feu son mari était devenu un héros et Martine son premier lance-flamme. Belle réussite ! se rabâche-t-il depuis.

Joachim du Bois d’Hoche avait été entraîné dans cette affaire par l’abbé, qui lui avait proposé de lui vendre une partie de ses parts de la société, en lui promettant de la remettre à flots grâce à son influence au sein de l’œuvre du DigitusDei. Il n’avait pas hésité un instant, il était au bord de la faillite et il ne l’avait pas regretté : l’entreprise avait eu l’essor escompté. Nardolé avait implanté une nouvelle filiale à Guantanamo, au moyen des subsides cubains pour inciter les firmes étrangères à investir dans le pays. Bois d’Hoche n’y était allé qu’une fois, lors de l’inauguration et il avait trouvé l’endroit charmant, longeant la mer, à quelques pas de la base militaire américaine. Son business prospérait allégrement.

Il avait salué la mort du cardinal, sans en connaître l’auteur et sans se douter qu’il y avait un lien entre son industrie, le pénitencier et cet assassinat. Il n’aimait pas trop ce prélat cubain parce qu’il était gauchiste et qu’il voulait absolument récupérer ce petit bout de terrain, que les USA occupaient.  

Jusqu’au jour où il lut le rapport du chimiste suisse. Depuis, cet employé avait disparu sans accomplir de préavis et, lui, sous les conseils de Basile, avait fermé les yeux sur toutes les horreurs dénoncées dans cette lettre.

C’est ainsi que Bois D’Hoche était entré dans l’engrenage. Il ne voyait pas d’autre issue que de suivre aveuglément Nardolé, même si le curé l’exaspérait en le traitant comme un sous-fifre.

Dans un dernier relent d’humanisme, dès qu’on avait localisés la famille Varnas aux Plateaux, il avait exigé qu’on ne les assassine pas. Qu’ils vécussent planqués était le compromis qu’il avait obtenu pour clore l’affaire.

L’aristocrate toise un instant Camille avant de lâcher en quittant la salle :

  • Un médecin passera demain, si votre petite garce ne va pas mieux.

En entrant dans l’espace qui leur est réservé, Grégoire et Olivia inspectent minutieusement les lieux. Il est composé d’une grande pièce et d’une salle de bains. Tout le mobilier et l’ensemble de la chambre sont dans un style rococo. Un lit bâtard[1] trône face à une énorme cheminée richement sculptée. Ils sont au bout de l’aile, ce qui permet des fenêtres dans trois directions différentes. Un clic-clac a été ajouté non loin de l’autre.

Olivia et Grégoire sont contents. Un champ de vision d’angle de cent-quatre-vingts degrés vers l’extérieur est une aubaine pour une cellule. La chambre d’Olivia, plus modeste, fait face aux sanitaires.

  • On est vachement bien logés ! apprécie Grégoire. Je n’aime pas trop le mobilier mais il est assorti au château.
  • Dis-moi, Papa, demande Nathan. Penses-tu que ces portraits sont comme dans ceux de Poudlard ?
  • Poudlard ?
  • Oui, tu sais dans Harry Potter, les cadres bougent, continue Nathan en écartant ses oreilles avec ses mains.

Olivia et Grégoire sourient.

  • Je n’en doute pas un instant, répond Grégoire.

Camille a couché Simiane qui s’endort épuisée. On leur a rendu leur bagage, excepté l’ordinateur du facteur, leurs papiers, les courriels. En sortant le pyjama de Simiane, la lettre non lue de Sabine tombe à terre. Grégoire la ramasse et la tend à Camille. Il lui souffle :

  • Ils ne l’ont pas vue, celle-là. Pourquoi ne la lis-tu pas ? Il y a peut-être quelque chose d’important.

Camille fixe l’enveloppe avec une pointe de lassitude.

  • J’en ai marre des gens qui s’excusent de t’avoir piétiné ! largue-t-elle.
  • Peut-être ne t’a-t-elle pas trahie...

Camille grimace une mine assez sceptique. Grégoire dépose l’enveloppe sur la table en tapotant deux ou trois fois dessus en guise d’insistance.

La nuit est longue, Simiane se réveille régulièrement, vomissant de la bile. Vers deux heures, Camille ouvre son courrier. Ce n’est qu’une feuille contenant une grosse série de billets de cinq et dix euros. Elle est sciée.

« Chère Camille, 

Quand Tanguy est venu au village vérifier si l’endroit était sûr, je l’ai reconnu. J’étais la sacristine dans la paroisse qu’il fréquentait. Il m’avait confié alors que vous étiez en dispute profonde, mais qu’il ne voulait pas t’abandonner. Loin de donner les raisons exactes de votre repli, il m’a assuré que tu prenais cinq ans de pause dans une vie trop mouvementée, et qu’il ne faudrait pas parler de ton passé. Il m’a demandé d’avoir un œil sur vous. Juste un échange de courriel entre lui et moi, pour pouvoir le rassurer. Il s’agissait non pas de voyeurisme, mais de lui transmettre des nouvelles de vous quatre. Camille, je sais que tu doutes de Tanguy. Je veux juste te convaincre qu’il est un fils comme toutes les mères en rêvent. Il agit dans l’ombre, pour votre sécurité. Je n’ai été au courant de votre histoire que quand tu t’es confiée, je n’ai rien dévoilé ni à Michel, ni à Grégoire. Dieu sait s’ils ont été coriaces ! J’ai raconté alors à Tanguy ton désarroi face à sa position, tu liras sa réponse dans le mail 43. Excuse-moi, j’ai essayé de vous protéger comme j’ai pu, mal sans doute.

Dès notre amitié profonde, c’est-à-dire au bout d’un mois, je voulais me retirer de ce rôle de mouchard qui me collait à la peau, comme un chewing-gum à la semelle d’une chaussure. Tanguy m’a supplié de continuer, j’étais son seul lien avec vous. C’est lui qui ne voulait pas que tu aies connaissance de notre correspondance. C’est idiot. Si tu savais comme je regrette ! Olivia a l’ensemble de notre courrier, lis-le s’il te plaît.

Il m’a proposé de l’argent pour ce travail. Je ne l’ai pas accepté tout de suite. Puis voyant l’enfer se refermer autour de toi, je l’ai accepté par intuition. Tanguy a alors doublé la somme, je crois qu’il se doutait que je te le destinais. Le voici. Il est accompagné d’un versement que Tanguy a réalisé le jour de votre disparition avec en communication « merci de transmettre à C. en petites coupures ». Tout y est. Depuis, je n’ai plus de nouvelles de lui, de vous. Et je me ronge.

Camille, je voudrais encore pouvoir vivre la si belle complicité que nous avons eue. Je voudrais rire, je voudrais me confier, je voudrais tes questions, ton regard, ta profondeur. J’ai l’impression d’avoir tout gâché ! Pourras-tu passer l’éponge sur le chewing-gum ? Pardonne-moi et puissions-nous un jour en rire toutes les deux. »

Camille sourit sous certaines phrases, elle en est émue et pardonne au chewing-gum.

Évidemment.

Elle n’aime pas cet argent, en est mal à l’aise. Elle n’arrive plus à penser. Elle regarde Grégoire, mi-figue mi-raisin, lui tend l’enveloppe :

  • J’sais pas quoi en faire !
  • Ils nous ont tout piqué actuellement. Je te propose de le dissimuler dans cette pièce, murmure-t-il. On doit trouver une cache qui nous permette de les récupérer rapidement, en cas d’urgence. Si on n’en a pas besoin, on pourra toujours en discuter une fois l’affaire terminée.
  • Donne-les-moi, intervient Nathan dans un demi-sommeil. Je m’en occuperai demain.

Grégoire lui glisse l’enveloppe sous l’oreiller. Simiane les interrompt dans leur réflexion, recroquevillée sur son ventre, elle pleure épuisée.

  • Ça lui arrive souvent ? demande Grégoire.
  • Jamais. Je crains qu’elle ait déclenché une crise d’appendicite. Quand Tanguy et Yohann en ont fait une, c’est comme ça que ça s’est déclaré.
  • Punaise !
  • Grégoire, si on l’opère, je ne veux pas la laisser seule, s’inquiète Camille entre ses dents.
  • Chut, ne leur donne pas d’idées… chuchote-t-il. Elle ne sera pas sans une tierce personne, ça ne ferait pas naturel. Il ne faudrait pas qu’un de leurs sbires joue au papa. Ça te va, si c’est moi ou Olivia qui l’accompagne ? Je préférerais que ce soit l’un de nous deux. Mon billet que ce sera Olivia. Demande-lui d’y aller, s’il impose un de ses hommes.

Camille acquiesce de la tête.

Le médecin arrive à six heures du matin. Ils sont fixés : non seulement on les écoute, mais on craint aussi véritablement pour la vie de Simiane. Le docteur parle en italien, il confirme le diagnostic de Camille. Bois d’Hoche regarde Camille et impose :

  • C’est une crise d’appendicite. Elle ira dans une clinique privée avec un de mes hommes.
  • Je suis sa mère, et une présence féminine est plus naturelle… commence Camille.
  • Taisez-vous, Camille ! l’interrompt sèchement Grégoire.

Quelque peu déroutée par la dureté du ton de Grégoire, Camille se retourne vers lui. Grégoire la toise, lèvres largement pincées, avec un petit air arrogant. Calmement, il se tourne vers son ravisseur et lui envoie un sourire mielleux, conciliant, il balaie la demande de Camille d’une main désinvolte. Bois d’Hoche suit la scène et analyse le militaire. Il le scrute, essaie de comprendre quel est le plan de cet homme qu’il sait redoutable. Laisser les jumeaux ensemble n’est sûrement pas la meilleure idée. Il connaît leur curriculum vitae. Tout en tapotant sur son téléphone portable, il décide :

  • Vous avez raison, Madame Papigni. C’est mieux que ce soit une femme qui l’accompagne, ce sera votre belle-sœur. Elle jouera à la maman, c’est plus naturel. D’autre part, on ne va pas séparer ce que Dieu n’a uni qu’avant-hier, à sept heures du matin, votre lune de miel pourra se prolonger !

Toute la famille est rassemblée sur le perron. Olivia porte Simiane, arrachée à sa mère à laquelle elle s’était accrochée avec l’énergie du désespoir. Elle hurle, terrorisée par cette séparation. Olivia lui parle calmement tandis qu’elles entrent toutes les deux dans l’hélicoptère, qui s’élance aussitôt dans le ciel. Verdâtre, Camille n’est stable sur ses jambes que par habitude, elle tient son pull à l’endroit où Simiane s’y était agrippée.

  • Pourra-t-elle me donner un petit coup de téléphone quand l’opération sera finie ? quémande-t-elle à son ravisseur.
  • On verra ! Votre petit déjeuner est servi dans votre salle à manger. Suivez Carla, lance du Bois d’Hoche en tournant les talons.

Carla, femme sans âge, habillée de noir et du traditionnel tablier blanc, leur adresse un signe de la main. Camille et Grégoire s’apprêtent à obéir quand ils voient Nathan perdu sans sa sœur, aussi tétanisé que sa mère sur le perron. Il regarde désespérément le point dans le ciel où l’hélicoptère a disparu. Grégoire le prend par l’épaule doucement.

  • Ne t’inquiète pas, lui souffle-t-il dans l’oreille. Du Bois d'Hoche n’a aucune envie qu’il arrive quoi que ce soit à Simiane. Elle sera comme un coq en pâte !
  • Grégoire, j’lui ai pas donné l’argent, se morfond-il tout bas.
  • Pas grave, Olivia se débrouillera très bien sans. Il y aura perpétuellement deux gardes autour d’elles, elles n’auraient pas pu en faire grand-chose.
  • Dis, reprend le gamin. T’as épousé Maman pour du vrai ?
  • Officiellement oui, mais rassure-toi, le mariage n’est pas valable, on le cassera après si vous n’êtes pas d’accord.
  • On t’a déjà dit qu’on n’attendait que ça ! Mais, Maman, elle a accepté ? insiste-t-il, dubitatif.
  • J’ai épousé Olivia ! Ta mère ne savait rien ! On se mariera vraiment, si Camille le veut bien,  après tout ça, d'accord ?
  • OK d’ac ! répond Nathan avec un léger sourire.

[1] lit dont la largeur est d’un mètre dix.

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