La charrue et l'after shave

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Encadrée par deux hommes, Olivia descend de l’hélicoptère. Une ambulance les attend sur la piste. Perpétuellement au bord de la panique, Simiane anéantie pleure silencieusement. Olivia lui donne calmement la main.

  • Rassure-toi, mon cœur, ça se passera bien. On va t’opérer, puis on retrouvera les autres d’ici deux ou trois jours.
  • La dernière fois, ça a duré six mois !
  • C’est vrai, mais cette fois-ci, on ne t’a pas roulé dessus ! Je t’assure qu’ils n’ont aucune envie qu’on traîne à l’hosto ! Courage, moi aussi on m’a retiré l’appendice, c’est une toute petite opération. Tu veux voir ma cicatrice ?

Ils entrent directement par les urgences où une équipe les prend en charge. Olivia accompagne jusqu’à la porte du bloc opératoire où elle attendra dans la salle d’attente, toujours entourée des deux cerbères. Une fois emportée, Simiane hurle son nom, Olivia en est déchirée.

Une demi-heure plus tard, un médecin sort du bloc et accoste Olivia.

  • Vous êtes sa maman ? demande-t-il.
  • Oui, répondent dans un ensemble parfait les deux hommes qui la talonnent.

Le docteur tique légèrement.

  • Et vous ? interroge-t-il en les désignant du doigt.
  • Aucun des deux n’est le père ! souligne Olivia autoritaire. Ils ne font que me convoyer. S’il y a des choses à dire au sujet de l’enfant, c’est à moi et à personne d’autre. Je resterai près d’elle, jours et nuits.
  • Bon. Je me présente, Matéo Campi, chirurgien. J’ai rarement vu un enfant aussi paniqué d’être anesthésiée, on s’y est pris à trois pour lui apposer le masque ! L’opération en soi s’est bien passée, déclare-t-il à Olivia. On a frôlé la péritonite, l’appendice a explosé dans la pince. J’ai dû mettre un drain pour éviter les complications. Elle devra séjourner ici sans doute trois ou quatre jours de plus, le temps que le risque d’infection soit totalement résilié. Nous allons vous installer dans une chambre.
  • Nous voulons une chambre seule, exige un des deux hommes, et un bout de couloir.
  • Parfait, notifie le médecin. J’ai lu sur la fiche que vous étiez en vacances chez Monsieur du Bois d’Hoche. Il prend tout en charge. Je ne connais pas ce monsieur, c’est un patient de mon collègue. Votre fille s’appelle Simone, c’est ça ?
  • C’est ça ! s’immiscent toujours d’une même voix les geôliers qui les talonnent de près.
  • Simone Papigni. Papigni, vous n’êtes pas de la famille du colonel ? J’étais à l’armée avec un Papigni…

Olivia sourit, silencieuse.

  • Vous êtes d’où ? continue le médecin.
  • De Bretagne, répond Olivia avec assurance.
  • Ah non, moi mon colonel était italien ! Eh bien, voilà la chambre, annonce-t-il en entrant dans la pièce.

Il se retourne et s’adressant au-dessus de ses lunettes, aux deux « accompagnateurs », ajoute :

  • Messieurs, si vous n’êtes pas de la famille vous devrez rester dans le couloir. Mais rassurez-vous, vous aurez la paix, en face il n’y a qu’un Algérien qui parle à peine français et sa petite fille qui est immobilisée avec une jambe cassée.
  • Parfait, formulent les gardiens en se mettant en faction autour de la porte.
  • Je passerai demain voir la petite, détermine-t-il en prenant congé. Il y a un second lit pour vous. Au moindre problème, voici mon portable… propose-t-il en tendant sa carte, directement happée par un des sbires.

Le médecin n’émet rien de plus, la main encore en l’air, vaguement surpris. Il écarte les doigts en signe d’impuissance, regarde Olivia dans le fond des yeux et soupire.

  • Bon courage… souhaite-t-il en fermant la porte derrière lui.

Olivia reste un moment assise sur le bord du lit. Elle se doute qu’il ne faudra pas attendre longtemps pour qu’ils inspectent la chambre. Mentalement, elle compte jusqu’à dix et… un des cerbères entre sans frapper.

  • Avant de te laisser seule, on va quand même vérifier qu’il n’y a pas d’autre issue possible, déclare-t-il.

D’un geste, Olivia leur désigne la pièce pour qu’ils en fassent le tour.

  • Fouillez et foutez-nous la paix, grince-t-elle.

Olivia les observe en train de fouiner. L’un est sans âge, incolore, on aurait beau le croiser mille fois dans la rue qu’on ne le reconnaîtrait pas la mille et unièmes fois. Il vient de la campagne, sa démarche et ses mains en sont une preuve. Il traîne encore sa charrue derrière lui. L’autre, un petit râblé, pas la trentaine, pédant, puant l’after-shave, a soif de pouvoir, lui, a tout à prouver. Il est affublé d’une sale casserole et en est presque fier. C’est sûrement le plus dangereux.

  • Pas d’imprudence, Mademoiselle, souligne la Charrue, et tout ira bien.

Olivia se tait. Elle tient la main de Simiane qui s’est rendormie, les hommes quittent la chambre. Une fois seule, Olivia examine la pièce à son tour. Au quatrième étage, fenêtres bloquées, juste un wc, une douche et un lavabo. Rien. Vraiment rien de plus qu’une cellule. Rien qui permettrait une communication avec l’extérieur. Il y a bien sûr un téléphone, mais ça, elle ne prendra pas le risque. Simiane dort. Olivia pense au voisin de chambre, aucune possibilité non plus, elle qui pratique couramment six langues, ne parle pas arabe. Seul le chirurgien, Matéo Campi, pourrait être un contact potentiel, encore faudrait-il qu’elle puisse lui glisser un message. Dommage qu’elle n’ait pas pu se présenter.

Vers treize heures, elle sort la tête de la porte et interpelle ses deux gardiens.

  • J’ai faim ! C’est qui qui va me chercher à manger ?
  • T’as pas eu de plateau ? demande l’After-shave.
  • Tu l’as vu passé ? réplique-t-elle légèrement arrogante. Et de toute façon, je suis végétarienne alors je n’y toucherai pas.
  • Tu ne bouffes que de la salade ?
  • Je mange de tout, mais pas de la viande ! C’est pas difficile. Vous voulez que j’y aille ?
  • C’est bon ! J’y vais, se lève la Charrue. Je vous prends un sandwich pour ce midi et pour ce soir, on s’organisera.
  • WO, rouspète After-shave, elle peut manger comme tout le monde !

Charrue soupire et ajoute à l’adresse de Olivia :

  • Un jambon-fromage, ça va ?
  • Un jambon-fromage sans le jambon, ce sera parfait ! répond Olivia en souriant. Merci !

Le voisin d’en face, attiré par le bruit passe la tête hors de la chambre. Il découvre Olivia, pâlit et reste bouche bée, sans parler. Olivia s’en étonne, elle le regarde amicalement et le salue :

  • Bonjour Monsieur.
  • Bonjour Madame, souffle-t-il, en refermant la porte.

Saïd garde la main sur la poignée. Il n’y croit pas. Il la rouvre, vérifie s’il a rêvé. Referme. C’est elle. C’est impossible, mais c’est elle. Qu’est-ce qu’elle fait là ? Pourquoi est-elle surveillée ? Serait-elle avec Nathan ou Simiane ? Si c’est elle, il faudra ruser pour entrer en contact. Comment savoir ?



*



  • Bonjour, claironne un homme aux gardiens quelque temps plus tard. Je suis traiteur, voulez-vous que je vous apporte des repas, un encas, des boissons ? Je me charge de nourrir le musulman d’en face, qui ne mange pas de porc. D’après lui, c’est meilleur que ce qu’on met sur les plateaux. 
  • Vous cuisinez aussi des plats végétariens ? demande l’un d’eux.
  • Végétalien et végétarien, se vante le cuisinier, les deux !
  • C’est quoi la différence ?
  • Primordial : le végétalien n’avale que du végétal, jusqu’à l’huile dans laquelle on a fristouillé les légumes ! Tandis que le végétarien est plus raisonnable, il admet les œufs, le poisson, le beurre, le fromage…
  • Attendez, je me renseigne, déclare l’homme en passant la tête dans la chambre.
  • C’est quoi, ton régime, c’est végétalien ou végétarien ?
  • On frappe avant d’entrer, réplique Olivia, cassante, depuis le fond de la pièce. Végétarien !

Aftershave referme la porte aussitôt. Le traiteur rit :

  • Pas facile les vedettes ! C’est une star, non ? Pour avoir deux gardes du corps comme vous, elle doit être connue !
  • Oui, c’est une vraie chipie ! Elle est d’une exigence, elle ne veut pas qu’on quitte notre poste même pour pisser, plaisante l’After-shave. Va falloir montrer ce que vous savez faire, apportez-nous un repas végétarien pour ce soir.
  • D’accord, et qu’est-ce que je vous sers, lasagne, couscous, taboulé, tartes aux légumes ? Le choix est grand, vous désirez voir la carte ?

La Charrue se lève et, après avoir frappé, il s’immobilise sur le pas de la porte laissée grande ouverte :

  • Une lasagne végétarienne, ça vous irait ? demande-t-il posément
  • Oui, merci, répond Olivia plus calmement, en regardant, intriguée, la tête du traiteur.
  • Parfait, reprend le cuisinier. À quelle heure ?
  • Vers 7 heures, réplique le gardien.
  • Entendu, à ce soir. Je vous donnerai un folder avec nos menus végétariens.
  • Impeccable, clôt la Charrue.

Olivia ouvre directement la porte, lance un regard vers la sortie pour analyser le restaurateur dont les yeux lui rappellent quelqu’un. L’homme, de dos, ne se retourne pas.

  • Reste dans ta piaule, lui crache Aftershave.

Loin de s’en démonter, elle le soupèse et lui rétorque :

  • On va tout de suite mettre les choses au point, mon bonhomme. Je ne bouge pas de ma chambre, mais toi tu n’entres pas sans frapper. Je n’ai pas gardé les cochons avec toi, alors tu me vouvoies. La situation est assez difficile pour que tu respectes ça ! Parce que si tu veux un scandale, j’en suis capable. Et je ne suis pas sûre que tu arriveras à le gérer ! C’est clair ?

Fulminant, le râblé la toise sans rien ajouter. Il sait qu’il doit obtempérer, mais voudrait bien lui prouver qu’elle n’a pas vraiment le droit à la parole. Son collègue, surpris par l’autorité de sa prisonnière, lève les sourcils vaguement moqueurs envers son équipier. Il n’aime pas trop ce mec, c’est Nardolé qui l’a engagé comme homme de main. Lui, il est payé par du Bois d’Hoche, il est garde du corps. C’est toute la différence, il a de l’éducation. Olivia se retourne plus calme, vers lui. Elle continue poliment, presque amicalement :

  • Je vous remercie d’avoir compris l’importance de mon régime, Monsieur. Ce sera plus facile pour tout le monde.

Elle referme la porte sur elle et écoute la réaction de sa petite scène.

  • T’as vu qu’elle m’a appelé « mon bonhomme » ! lâche l’After-shave prenant son coéquipier à témoin. Elle se prend pour qui, cette meuf ? Elle va tout de suite voir qui commande ici !
  • Tu vas lui obéir, parce que t’as pas le choix ! lui lance la Charrue. Tu crois que personne ne se posera la question de savoir pourquoi on fait le pied de grue ? Sous-entendre qu’on protège une star est plus malin que de ne rien dire. Et on ne tutoie pas une célébrité, ça ne se fait pas !
  • Tu penses peut-être que les infirmières ne se demanderont pas quelle est cette vedette qu’elles ne reconnaissent pas ? La moitié doit lire la presse à sensation.
  • Et tu sais ce qu’il y a dans les magazines aujourd’hui ? La disparition d’une famille entière avec en prime la photo de la petite qu’on garde actuellement !
  • O.K., on met les choses au point. La gamine est la fille d’une starlette et la femme est sa boniche.
  • C’est bon, ça marche.

De part et d’autre du couloir, chaque occupant écoute la réaction des gardiens. Saïd confirme sa thèse, avec un brin d’admiration quant à l’injonction qu’elle vient d’émettre vis-à-vis de son geôlier, tandis qu’Olivia comprend que le vent a nettement tourné.

Olivia cherche dans sa mémoire à qui appartiennent les yeux malicieux du traiteur qu’elle a entraperçus. Elle n’arrive pas à lui coller un nom. Ça l’énerve un peu. Elle a la réputation d’être extrêmement physionomiste et est passablement vexée de ne pas y parvenir.

Simiane sort petit à petit des flûtes. Elle est encore K.O., elle sommeille allongée, silencieuse.

À sept heures précises, Olivia espère voir le cuisinier, le guette, voudrait pouvoir revoir sa tête pour étiqueter ses yeux bleus. Elle est juste derrière la porte et elle est à l'affût des bruits extérieurs.

Le téléphone sonne dans sa chambre. Elle y répond en râlant :

  • Allo ?
  • C’est Camille, comment ça va ?
  • Très bien, rassure-toi ! L’opération s’est déroulée sans histoire. On était à deux doigts d’une péritonite, ils lui ont mis un drain, on devra donc rester plus longtemps.
  • Ça, on me l’a déjà dit. Et pour toi ?
  • Ne t’inquiète pas. Je te passe Simiane ?

Tandis que Camille et Simiane échangent quelques mots, le repas du soir arrive sans qu’Olivia ait pu voir le traiteur. Elle peste un peu, remet l’énigme au lendemain. La Charrue lui apporte son plat en lui donnant le folder avec les menus végétariens, elle n’a qu’à choisir pour le jour suivant. Très poliment, elle remercie ses geôliers d’avoir accédé à sa demande. L’After-shave en profite pour débrancher le téléphone.

  • J’vais le garder, d’accord ? Ça vous empêcherait de dormir ! émet-il sarcastique.

Dédaigneuse, Olivia ne répond pas. Elle les laisse sortir avant de jeter un œil sur la brochure. Le nom du traiteur lui sourit : Mister X. Olivia se précipite à la fenêtre. En bas, près du parking, le facteur la salue. Elle garde les deux mains sur la vitre entièrement secouée par un rire nerveux.

  • Pourquoi tu ris ? demande Simiane, encore toute somnolente.
  • Je te montre, souffle Olivia en portant Simiane jusqu’au carreau. Mais, chut pas un mot, on nous surveille.
  • On est sauvées, chuchote-t-elle en découvrant le groupe entre deux voitures.
  • Je l’espère.
  • La maman, c’est Yohann, présente Simiane. Et celui qui est à côté c’est Visant. La petite fille, c’est sûrement Anna-Lou, elle a fort grandi.
  • Dis-leur au revoir, je te remets au lit avant qu’on entre dans notre chambre.
  • Comment savent-ils qu’on est ici ?
  • Je ne serais pas étonnée que le monsieur de l’autre côté du couloir soit Saïd et la jambe cassée, Leïla. Il m’a regardée d’un drôle d’œil tout à l’heure. Mais comment pouvait-il me reconnaître, il ne m’a jamais vue ?

Yohann et Visant sont debout sur un nuage. Ils sont un peu frustrés, mais tellement heureux. Ils restent à fixer le carreau vide, espèrent sans y croire que le film passera à l’envers et que cette apparition se répétera. Charles les pousse doucement vers la voiture.

- Maintenant, c’est à nous de jouer ! leur souffle-t-il. Nous n’aurons qu’une seule chance.

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