Le bel oiseau que voilà
Camille n’a pas décelé le changement de comportement de ses hôtes qui inquiète tant Grégoire. Il sent qu’ils sont sur une planche de salut et que l’arrivée de Simiane est le bout de la planche. Il se doute qu’une fois rassemblés, ils disparaîtront tous ensemble.
Il a déjà analysé consciencieusement toutes les possibilités du lac. Impossible à franchir. Pas moins d’une dizaine de jours, avait-il calculé, pour que Simiane puisse suivre à pied, sauter, et courir. C’est trop. Il la portera ; cela ralentira la cadence. Dès le retour de Simiane et Olivia, il faudra fuir dans les trois heures qui succéderont. Olivia, de son hélicoptère, aura considéré le terrain, à moins qu’on lui mette un bandeau sur les yeux, comme à l’arrivée. Il ne pense pas qu’on le lui ait apposé lors du transfert à l’hôpital, ils ont dû oublier. Nardolé était déjà reparti pour « gérer les affaires » à Paris. Il avait pris avec lui l’homme le moins recommandable, l’autre est avec Olivia. Il en reste trois, un d’une arrogance et d’un fiel qui fait croire à Grégoire que Nardolé l’a laissé pour guider du Bois d’Hoche, dans la gestion des prisonniers. Il le suit comme un petit chien. Les deux restants sont d’une autre trempe, ils ont sans doute été engagés par l’aristocrate, ils ont plus de classe. Pour peu, il les a embauchés comme gardes du corps et non comme hommes de main. Bois d’Hoche connaît-il ses antécédents militaires ? Sans aucun doute. Grégoire s’étonne qu’on les ait laissés en famille, il le doit certainement à l’incompétence de son ravisseur et, avant tout, à la réplique de Camille à propos du lit que Tanguy devait partager avec Martine.
Bois d’Hoche n’a aucune expérience des prises d’otages. Son petit chien a beau le conseiller, il n’en fait qu’à sa tête. Joachim n’aime pas recevoir des ordres, c’est le seul point positif. Malgré sa froideur, Joachim du Bois d’Hoche n’est qu’un aristocrate véreux. Obtenir un jogging autour du château, ou des feuilles et des feutres pour occuper Nathan a été un jeu d’enfant, à la grande fureur du pion de Nardolé. Tant que le Nardolé n’aura pas récupéré les rênes, Grégoire a une faible marge de manœuvre.
Grégoire regarde par la fenêtre, une voiture noire crisse sur les cailloux. Une jeune femme en sort, la fille du père sans aucun doute, la fameuse Martine. Elle est accompagnée par un homme antimode, qui la tient maladroitement par la taille.
- Madame, venez voir le bel oiseau que voilà, appelle Grégoire en ne quittant pas des yeux le groupe.
Depuis le début de leur incarcération, Grégoire et Camille se vouvoient. Juste un petit plus supplémentaire pour persuader Bois d’Hoche que leur relation est toujours aussi tendue.
- Hé bien, elle n’a pas été longue à se remettre du deuil de son mari ! s’exclame Camille, dédaigneuse.
L’amoureux très prévenant aide une femme d’un certain âge, Madame du Bois d’Hoche, à sortir du véhicule tandis qu’une infirmière toute de blanc vêtue s’extirpe de la place avant. Grégoire, Camille et Nathan restent à un mètre de la fenêtre, ils observent les visiteurs. La garde-malade, les jambes arquées pliées sous l’arthrose, le dos voûté, pose des questions à la châtelaine qui montre la demeure en lui expliquant son histoire. Elle scrute le bâtiment, le détaille et hoche la tête doucement, affichant un sourire de bienséance. Nathan pointe son doigt vers les nouveaux venus.
- Héé ! C’est… découvre-t-il, abasourdi. Grégoire lui bâillonne immédiatement la bouche et l’interrompt par :
- Une buse. Regarde dans le parc. Je suis sûr que tu verras des lapins et tu peux la surveiller, elle va plonger. C’est fascinant ! Ne la quitte pas des yeux.
Est-ce bon ou mauvais ? Paulette tient le bras de Madame du Bois d’Hoche. Ce petit groupe ne doit pas être prévu au programme. Bois d’Hoche n’a pas l’air heureux et la sortie journalière des otages a été annulée. Grégoire observe l’infirmière installer sa patiente sous un parasol dans le jardin. Elle s’active auprès d’elle avec beaucoup d’attention, elle retourne vers le salon, elle revient avec deux coussins, elle repart prendre une couverture. C’était la seule personne dont il voulait avoir les antécédents, sur laquelle le programme de Tanguy n’avait rien dévoilé.
Paulette entre dans la maison, tandis que Martine excitée comme une puce donne le bras à son nouvel amoureux et lui explique aussi toutes les facettes de l’endroit. L’homme ne ressemble pas vraiment au style de la famille. Un pantalon de velours marron, un pull à col roulé et un duffle-coat bleu marine, appareil de photos autour du cou. Le tout sous une tête ébouriffée et mal rasée. Il regarde les murs avec intérêt, commente l’architecture.
Camille et Grégoire n’ont pas bougé d’une semelle. Camille bouillonne. Elle considère sa belle-fille, écœurée. Grégoire est plus distant, il observe le prétendant en niant de la tête. Le couple devant lui se retourne brusquement vers eux, les captifs reculent d’un pas. L’individu fixe la fenêtre. Il met calmement les mains sur les hanches. Grégoire prend une feuille et écrit :
- « Ce type est journaliste. Je serais étonné que Martine soit sa compagne. Regarde, elle n’arrive pas à le toucher comme si elle en était réellement amoureuse. »
- Second plan de son père ? écrit Camille.
- Sûrement pas. As-tu vu comment il lui a dit bonjour ?
- Quoi alors ?
Grégoire grimace son ignorance. Il prolonge dans leur dialogue écrit, ses doutes sur Paulette :
« De deux choses l’une : soit, c’est le contact de Bois d’Hoche et c’est elle qui écrivait ses rapports, soit elle s’est débrouillée pour arriver ici coûte que coûte et s’arrangera pour entrer en contact avec nous. Il ne faut pas la quitter des yeux. »
Carla, aidée du jardinier, sort la table de jardin et les chaises rangées pour l’hiver. Le prétendant de Martine se précipite pour donner un coup de main. « Il n’a pas l’habitude de se laisser servir », note Grégoire avec un demi-sourire. Un quart d’heure plus tard, la famille Bois d’Hoche prend le thé devant les fenêtres des captifs. Martine et sa mère leur tournent le dos tandis que Paulette et cet homme leur font face. Bois d’Hoche, d’une humeur de chien, est de profil. Il lit son journal sans en retenir un traître mot. Il est anxieux, lance des regards rapides vers leur appartement.
Paulette, toujours très décontractée, masse le pied de la douairière tout en papotant avec son voisin. Le prétendant lui répond, sort son appareil de photos et mitraille Martine amoureusement.
Le téléphone sonne. Martine et son père se redressent simultanément, Martine tente de prendre le combiné tandis que son père l’empoigne presque violemment, en fusillant sa fille. Il s’éloigne promptement du groupe. Le journaliste en profite pour braquer son objectif sur l’aile gauche. Il fait le point rapidement sur la petite fenêtre de leur salle de bains. Grégoire se précipite, et découvre Nathan, debout sur la lunette du wc, regardant par ladite fenêtre. Il l’attrape par l’arrière.
- Ne te montre pas ! le somme-t-il tout bas.
- C’est pour Paulette, il faut qu’elle sache qu’on est là.
- C’est trop tôt ! On ne peut pas déterminer si elle est avec nous, et ce type non plus. En plus, il ne faudrait pas qu’on nous déménage.
- Ben, elle a mis un foulard vert autour de son cou, et on s’était dit qu’elle était du nôtre au château !
- Ce n’est pas une raison ! On n’a rien convenu avec elle, ce n’est pas notre mouchoir !
Bois d’Hoche frappe à la porte comme à son habitude. Preuve, si Grégoire en a encore besoin, qu’il joue au F.A.R.C. pour la première fois.
Camille écoute Simiane avec une barre d’inquiétude sur le front. Grégoire, adossé au chambranle de la porte de la salle de bains, observe Bois d’Hoche. Celui-ci regarde par la fenêtre. Son garde du corps à l’autre bout de la pièce est également appuyé à l’encadrement d’une porte. Lui fixe Grégoire, l’œil mauvais.
- Papigni, demande Bois d’Hoche. Qui est cet homme ?
- Je l’ignore, répond Grégoire sans bouger d’un pouce.
- Menteur ! Nathan l’a reconnu quand il est sorti de la voiture.
- C’est vrai, mais je ne le connais pas plus que ça. C’était notre voisin de chambre à l’hôtel quand nous étions à Cervinia. Il était sympa avec les enfants, il leur a offert quelques friandises. En le voyant ici, j’en ai déduit que c’était lui qui nous avait balancés.
- Impossible, rétorque sèchement le vieux. Il suit Martine comme un petit chien depuis quinze jours ! C’est qui ?
- Non, réfléchit Grégoire posément. Votre fille n’était pas là ! Camille et les enfants l’auraient reconnue. Il était seul.
- Vous vous foutez de moi, Papigni ? Bien sûr que Martine n’y était pas ! J’étais avec elle à Paris, et ce monsieur aussi. Dites-moi la vérité, qui est cet homme ?
- Alors, je ne sais pas, avoue Grégoire. Nathan a dû se tromper.
Bois d’Hoche se retourne brutalement vers lui. Il attrape Nathan par le cou et toise Grégoire.
- Vous l’ignorez ? Nathan visitera les buanderies tant que votre mémoire sera défaillante.
- Non ! panique Nathan, je veux rester avec Maman. C’est l’amoureux d’Hélène. Voilà qui c’est ! Laissez-moi ici.
- Hé bien voilà ! apprécie Bois d’Hoche. Les enfants sont toujours plus raisonnables que les adultes ! Et qui est cette Hélène ?
- L’instit des petits au village, précise à la sauvette le garçon.
- On dit « institutrice », rectifie l’aristocrate. J’ai horreur de la langue paresseuse !
Il libère Nathan qui se jette dans les bras de Camille, récupère le téléphone et lâche en quittant la pièce :
- On va vérifier ça dans quelques heures…
Une fois seuls, Grégoire admire Nathan en applaudissant silencieusement avec les lèvres pincées.
- Bravo Nathan, ajoute-t-il d’une voix courroucée, c’était peut-être notre billet de sortie !
- Foutez-lui la paix ! réplique sa mère.
- Et votre fille ?
- Elle a une petite infection. Elle ne pourra pas rentrer aujourd’hui, mais elle a le moral. Elles se sont inventé plusieurs jeux.
Camille écrit le reste de sa conversation téléphonique :
« Les jeux sont Mister X., mouchoir vert et les poissons tournent gentiment dans leur bocal. Elle m’a aussi parlé de la bague de la mer qu’une infirmière a attachée en collier avec un ruban de boîte de chocolats. »
Grégoire sourit. Il poursuit par écrit :
« La bague de la mer ? »
Dès l’explication transmise, Grégoire jubile ! Il joint les poings vers le ciel comme pour le remercier avec un large sourire. Camille le dévisage, d’abord surprise, puis comprend que la bague n’a pas pu arriver toute seule. Grégoire attrape les épaules de Nathan en les tapotant.
- Elles sont sauvées ! souffle-t-il.
Camille reste encore dubitative, en n’osant pas y croire, Grégoire enserre sa tête et l’embrasse sans ménagement. Nathan les regarde sourcils levés avec un petit sourire. Grégoire continue sur papier :
- Paulette sait qu’on est ici, t’as raison pour le foulard vert, Nathan. Cela dit, Bois d’Hoche en se plaçant à la fenêtre, lui a clairement signifié où il nous a incarcérés ! Inutile de prendre d’autres risques.
- Quel débutant ! ajoute Nathan en rigolant.
- Par contre ce journaliste ???
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