Quand le destin repose sur les épaules d'un enfant. 

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C’est l’heure de la sieste, le château somnole. Grégoire a placé Nathan face à la fenêtre donnant sur le lac, lui a demandé de le prévenir au moindre signe de vie. Camille reste fort mitigée sur la confiance que garde Grégoire, elle panique légèrement, elle prend la surveillance côté perron. Grégoire regarde vers le fond du parc.  

La clé de leur chambre tourne sans qu’ils aient entendu un grincement sur le plancher du couloir. Dans un ensemble parfait, les trois prisonniers se lèvent et fixent la porte d’entrée. C’est Martine. Elle met un doigt sur la bouche pour imposer le silence. Camille se raidit en la fusillant du regard. Martine leur fait signe de la suivre. Aucun ne bouge. Elle réitère son geste, Grégoire s’approche d’elle.

  • Où voulez-vous nous emmener ? murmure-t-il.
  • Simiane et Olivia sont libérées. J’ai coupé l’électricité, pour que mon père et les hommes ne le sachent pas et comme nous n’avons pratiquement pas de réseau dans le château, il faut aller jusqu’au bout du parc pour en percevoir deux barres, cela nous laisse une marge.

Grégoire acquiesce, il avait déjà observé les hommes se diriger jusque-là et tendre leur portable vers le ciel pour capter la moindre onde.

  • Quel est votre plan ?
  • Paulette occupe mon père à qui elle entretient une conversation qui le passionne sur la généalogie de la famille. Elle lui fait croire qu’elle a un lien de parenté avec son grand-père maternel. Bertrand, Le journaliste, est dans la cave juste en dessous de nos pieds avec un des gardes du corps de papa pour rétablir l’électricité. Je vais vous guider jusqu’au fond du cellier qui se trouve à l’autre bout du château en dessous de l’aile droite ; vous pourrez vous y cacher aisément derrière les bouteilles, pendant l’assaut. Vos amis débarqueront d’ici trois minutes. Il ne faudrait pas que les hommes de mon père vous prennent en otage.
  • Il y a quatre hommes, dont un dans la guérite près de la grille.
  • Celui-là, Paulette a déréglé son portable, il ne peut prévenir personne. Les deux autres sont dans le salon, ils sont légèrement assommés par un cocktail que leur a servi généreusement Paulette.

Grégoire la fixe les sourcils froncés.

  • Si je vous parle des poissons ? 
  • « Les poissons tournent gentiment dans leur bocal ». Je vous en prie, suivez-moi, Nous n’avons pas plus de deux minutes pour vous mettre à l’abri.

Des cailloux crissent frénétiquement dans la cour annonçant une voiture. Tous se précipitent à la fenêtre, Nardolé sort d’une voiture noire, précipitamment, accompagné de Bérangère.

  • C’est une tueuse, Paulette est en danger. Retournez près d’elle et éloignez là nous nous débrouillerons.

Martine panique, elle opine d’un mouvement saccadé, puis elle donne une lettre à Camille précipitamment. Camille la refuse, exactement comme l’avait fait Yohann un mois plus tôt.

  • J’ai pas le temps de vous en supplier, dit Martine, mais s’il m’arrivait quelque chose, j’aimerais que vous sachiez ce qui m’a conduit à agir de la sorte !

Elle dépose la lettre sur un petit guéridon et disparaît en courant. Un bruit d’hélicoptère attire leur attention de l’autre côté du lac.

Grégoire et Nathan observent l’engin atterrir pour décoller aussitôt. Grégoire tapote l’épaule du garçon.

  • On vient de déposer des hommes, l’informe-t-il à voix basse. Tout ce qu’on doit faire, c’est gagner du temps. Maintiens ta version de l’amoureux d’Hélène. Je crains qu’on te demande des comptes. On va essayer de les rassembler tous au même endroit, mais pas ici.
  • D’accord, souffle le gamin, tu peux compter sur moi.
  • Pas d’imprudence, hein ? s’inquiète-t-il en une fois.

Les événements se bousculent. Un coup de feu part. Les trois prisonniers se taisent, tendus. Quelques minutes plus tard, Nardolé, du Bois d’Hoche, Bérangère ainsi que le journaliste, tenu par un des hommes de main de Nardolé, débarquent dans la chambre. Sous l’ordre de Bois d’Hoche, les autres gardiens restent en faction dans le couloir. Nathan finit son dessin, assis sagement à table. Il regarde les intervenants d’un œil interrogateur, innocent.

  • Lève-toi mon garçon, somme du Bois d’Hoche. Et viens ici.

Nathan s’exécute posément. Il avale sa salive et attend debout. Grégoire a du mal à laisser un enfant s’occuper de son destin. Il a beau se raisonner, savoir que Nathan est doué, il l’observe anxieux. Nathan, lui, paraît serein. Comme sa mère quand, dans sa boulangerie, elle s’apprêtait à lui balancer une couleuvre, il se fiche dans le sol, il ne détourne pas les yeux, extrêmement concentré. Il se prépare à recevoir la vague, comme le lui avait expliqué Camille.

  • Alors, on maintient que c’est l’amoureux d’Hélène ? demande l’aristocrate.

Nathan se tait. Il dévisage le journaliste calmement. Celui-ci semble bien plus apeuré que lui. Il a un petit morceau de foulard vert qui dépasse de son pantalon. Toujours sans un mot, Nathan renifle.

  • Mouche-toi et réponds ! ordonne du Bois d’Hoche.

Nathan prend son mouchoir vert, se mouche bruyamment ; il redresse la tête, résolument silencieux. Grégoire se doute qu’il a un plan mais il ne le comprend pas. Son anxiété monte d’un cran. Il ne faudrait pas qu’on l’emmène ailleurs. Il le fixe en souriant. Nathan le regarde ataraxique, les lèvres pincées, vaguement frondeur. Grégoire a des fourmis dans les jambes. Il s’affole quelque peu, observe les ravisseurs, il élabore l’issue de secours.

  • Tu ne veux rien dire ? crache Nardolé, en claquant des doigts. On va voir ça !

Les trois autres gardes entrent dans la pièce. Deux empoignent Camille et place sa main sur la table. Ils enlèvent l’attelle, sortent un couteau.

Grégoire est vert, il capte enfin la stratégie du gamin, il vient de rassembler tout le monde. Mais ils sont encore loin d’être rendus : Camille n’est pas vraiment en bonne posture, deux hommes la tiennent solidement, elle ne peut pas bouger d’un cheveu. Le canif ne sera jamais très loin d’elle. Ce faisant, Nathan limite le champ d’action. Grégoire déglutit, transpire à grosses gouttes. Il passe son regard entre la mère et le fils, se demande jusqu’à quel point il peut laisser Nathan jouer avec le feu. Il faut envoyer un maximum de personnes ailleurs que dans cette pièce, sinon, c’est clair qu’ils seront la monnaie d’échange.

  • Ta maman a une main fragile, tu vas lui faire très mal, si tu persistes à te taire... menace Nardolé. Je compte jusqu’à dix. Un, deux, trois…

Nathan semble enfin réagir, fait mine de s’effrayer :

  • Non, pas Maman ! supplie-t-il précipitamment. Laissez-la, je vous dirai tout.
  • C’est pas trop tôt ! Alors ? C’est l’amoureux d’Hélène ?
  • Oui, répond-il sans se démonter. Et ça, ajoute-t-il en désignant Bérangère. C’est Anna l’instit… tutrice espagnole.
  • On ne montre pas du doigt ! réplique le vieux. Raconte-nous ce qu’il faisait au village.
  • J’sais pas, il travaillait du côté technique. Mais je peux vous dire qu’il connaissait très bien mon faux papa parce qu’il buvait du whisky avec lui.
  • Ce n’est pas vrai, blêmit l’homme. Je n’ai jamais été aux Plateaux ! Nathan, tu ne m’as jamais vu.

Le journaliste est mort de peur, il met frénétiquement les mains dans ses poches et en retire un mouchoir vert avec lequel il s’éponge le front. Nathan est troublé. Il fixe le foulard qui est identique à celui de Paulette, puis il regarde Grégoire. Grégoire pince les lèvres, mais de là où il se trouve, il n’a sans doute pas pu apercevoir ce mouchoir. Nathan hésite à persévérer dans son mensonge. Il marque une pause.

  • Continue Nathan, impose Bérangère. Moi, je ne l’ai jamais vu.

Nathan considère encore une fois Grégoire. Celui-ci sourit, légèrement arrogant, en scrutant Camille. Plusieurs personnes captent le regard de Nathan vers son protecteur, Tous le dévisagent quelques instants avant de recentrer leur attention sur le gamin. Nathan semble être un peu désarçonné, Grégoire se tourne vers lui calmement. Il transpire, se reconcentre sur la mère, toujours souriant. 

  • Papigni, dicte la tueuse. Mettez-vous là, vous perturbez cet enfant !

Grégoire s’exécute nonchalamment sans un mot. Ce faisant, il est placé non loin de la fenêtre, il peut détailler la progression des assaillants mais il s’éloigne de Camille. Bérangère lance à Nathan :

  • Je disais donc que je ne connais pas cet homme, alors raconte ! Ou bien… avertit-elle en montrant la main de Camille d’un mouvement de tête.
  • C’est normal que tu ne le connaisses pas, poursuit Nathan moins assuré en fixant le journaliste. Il ne venait que la nuit. Sauf le dernier jour, quand on était sur la plage avec Sabine, il était à l’anniversaire de Paulette et il a bu du whisky avec Hugues. Ils ont même vidé une bouteille à deux.
  • Ah bon ? s’étonne Nardolé en se tournant vers Bérangère.
  • Ce n’est pas vrai, t’es qu’un menteur ! s’exclame celle-ci avec force. C’est Jacques qui buvait avec Hugues.

Elle a dégainé son arme ; sans encore le menacer, elle l’incite silencieusement par la sorte à se rétracter.

  • Tss, intervient Nardolé. Rangez-moi ça.

Nathan se retourne lentement vers elle, comme si une lourde rage montait en lui. Toujours aussi dubitatif sur le plan du gamin, Grégoire avance d’un pas vers la tueuse, prêt à agir le cas échéant. Le seul point positif, c’est le temps qui s’écoule et encore, ils sont trop nombreux dans cette pièce et Camille est perpétuellement en danger. Nathan fustige Bérangère et gronde : 

  • Non, je ne mens pas, mais ce que tu ne sais pas, c’est que Grégoire est devenu notre ami, ça ne servait à rien de lui donner de l’argent ! On ne veut pas de ton sale fric ! Tu peux le garder, hurle Nathan hargneusement.
  • Quel argent ? suffoque Bérangère, trop ahurie pour dégainer.

Grégoire est tout aussi estomaqué. Il fixe Nathan, les lèvres largement pincées, admiratif de son sang-froid, sans bien savoir où il terminera son show. Bérangère fulmine, elle s’apprête à réagir violemment quand Nardolé s’interpose par un geste calme.

  • Ne bougez pas, Bérangère. Vous avez décidément la gâchette un peu trop rapide. J’ai encore besoin d’eux.

Du menton, il donne l’ordre à un de ses sbires de se placer à proximité d’elle. Il dévisage un instant Nathan et répète doucereux :

  • Quel argent ?
  • Celui qu’elle lui a remis pour qu’il se taise. Maman l’a caché, hein Maman ?

Camille hoche la tête.

  • Montrez-moi ça, Madame Varnas.

Camille libérée de l’emprise des hommes de main de Nardolé, prend en tremblant la pile de billets de Sabine que Nathan avait dissimulée dans la housse de ses crayons de couleur et la tend au vautour. Sous un signe discret de Grégoire, elle se place dans le fond de la pièce, derrière lui. Le curé examine le contenu, toise Bérangère en plissant les yeux. Il interroge rapidement ses complices :

  • Tout avait été fouillé, n’est-ce pas ? Leurs bagages, la famille et l’appartement ?

Un murmure approbateur lui répond.

  • Cette boîte de crayons également ?
  • C’est moi qui la lui ai donnée, il y a trois jours, intervient du Bois d’Hoche.
  • Maintenez Bérangère, ordonne le curé à ses hommes. Je n’aime pas les traîtres. Désarmez-la, j’ai bien peur qu’elle nous fasse le même coup que pour la podologue !

Il se retourne lentement vers Nathan, se penche légèrement et l’enjoint, tout aussi mielleux :

  • On reviendra sur l’argent après. Poursuis, mon bonhomme : Jacques, il était où le soir de la mort de Marcial ? s’informe Nardolé.
  • Jacques, il est venu pendant le verre de l’amitié de Bruno. Il nous a proposé d’aller faire un tour en bateau, mais Sabine a refusé. Jacques n’a pas bu du whisky. Je vous le jure que c’est vrai ! Vous pouvez téléphoner à Simiane, elle vous dira la même chose !
  • On ne jure qu’à Dieu, mon garçon ! morigène Bois d’Hoche. Et ensuite ?
  • Marcial raccompagnait maman jusqu’à l’atelier. Ce monsieur a couru derrière eux avec une bouteille de whisky. Il est ressorti une demi-heure plus tard, tandis que nous allions chez Sabine et il est entré directement chez Hélène.
  • Sais-tu comment est mort ton faux papa ? interroge Nardolé.
  • Oui. Il était complètement saoul et il est tombé dans les escaliers.
  • Ah bon ? Qui t’a dit qu’il était tombé ?
  • Maman.

Un hélicoptère atterrit à ce moment-là. Un des hommes regarde par la fenêtre, et rassure son patron d’un signe. Il prépare la suite de l’opération en sortant de sa poche une poignée de lanières de plastique. Grégoire se doute que ces colçons serviront à leur lier les mains pour les emmener dans l’hélicoptère. Ce serait peut-être bien la fin du voyage… Les militaires ne sont pas encore à la hauteur du château. Il faut en finir.

  • Parfait, déclare Nardolé. On n’a plus beaucoup de temps pour discuter. Une dernière chose, Nathan : comment cet argent est arrivé ici ?
  • Le fric ? C’est Martine qui l’a donné tout à l’heure pendant la sieste. Elle a même écrit un mot.
  • Martine ? se redresse Nardolé en dévisageant Bois d’Hoche. Est-ce possible, Joachim ?
  • Totalement, grince-t-il, en prenant l’enveloppe sur laquelle elle avait écrit « pardon » devant les yeux.
  • Bien, décidément on ne sait plus à qui se fier ! On va d’abord régler ça ! claque Nardolé en désignant Bérangère du menton. On prend le gamin avec nous ! Papigni n’entreprendra rien tant que nous gardons ce gamin, n’est-ce pas ?

Grégoire acquiesce d’un geste tranquillisant.

Le groupe part dans un même élan, la serrure se referme en laissant Camille sans voix. Elle est anéantie, elle sait que Nathan leur servira de bouclier, elle en est malade. Grégoire lui pose les mains sur les épaules et la masse doucement. Il lui chuchote :

  • Ils sont foutus. L’assaut aura lieu dans quelques minutes. Nardolé vient d’avouer qu’ils ne détiennent plus Olivia et Simiane, car si cela avait été le cas, il m’aurait menacé vis-à-vis de ma sœur. Je ne te cache pas qu’ils voudront partir en hélicoptère et qu’ils maintiendront Nathan comme monnaie d’échange mais je serais étonné qu’ils lui fassent du mal.

Grégoire se met devant la fenêtre. Il compte une dizaine de militaires  qui encerclent le château. Une corde se balance entre les fenêtres. Il sourit. Deux ou trois hommes vont débarquer par les fenêtres en rappel. L’hélicoptère ne bouge pas, ce n’est pas normal, en voyant l’assaut, il aurait dû s’enfuir. Sauf si... Grégoire plisse les yeux pour observer l’engin.  Deux gardes de Nardolé entrent brutalement dans la pièce.

  • Mains contre le mur, Papigni ! dit l’un d’eux.

L’autre prend Camille brutalement et lui ligote les mains derrière le dos. Une fois maintenue avec un révolver sur la tempe, l’autre demande à Grégoire de se laisser attacher les mains dans le dos. Grégoire avance tranquillement vers lui :

  • Je ne pense pas que ça va changer quoi que ce soit, le château est cerné, dit-il. Vous feriez mieux de filer et de ne pas vous encombrer d’otages.
  • Pas un geste, Papigni, ou elle est morte.

Grégoire arrête et se laisse faire. Ils attachent le pied droit de Grégoire au gauche de Camille, pour limiter les mouvement de Grégoire.

Pendant ce temps, Nathan est emmené au salon. Martine est à genoux, elle a posé la tête de Paulette sur ses cuisses. Elle aperçoit Nathan entre ses larmes mais elle n’a pas le temps de réagir que Nathan lui lance :

  • C’est raté, ma vieille, j’ai tout avoué ! j’ai dit que tu nous avais donné l’argent d’Anna !

Furieux, Nardolé le gifle d’un revers de main pour qu’il se taise. Il le prend par le col de sa chemise et le jette dans la pièce adjacente où il l’enferme à double tour.

Nathan observe la pièce dans laquelle il est tombé. C’est une bibliothèque. Il doit se cacher, Grégoire le lui avait déjà expliqué : « on ne peut rien faire tout seul contre quatre, le mieux est de se mettre à couvert et attendre les renforts ». Or, il sait que le renfort arrive. Il balaie encore une fois la pièce des yeux ; quelques fauteuils se regardent devant un petit guéridon où trois tasses de thé ont été abandonnées, le reste de la pièce est couvert par des étagères remplies de livres. Il n’y a pas d’autres cachettes. Certes, La petite table est recouverte d’une longue nappe en dentelle blanche. Mais c’est assez faible, on le trouvera dans les cinq seconde. Une porte sur le côté est verrouillée. Il ne peut pas s’enfuir par là non plus. Avec un brin de désespoir, il regarde les tableaux, la cheminée qui est la même que celle de leur chambre. L’âtre est un de ces vieux meubles en chêne dont le manteau dissimule, à la hauteur de la tablette de part et d’autre de l’ébrasement, deux étagères servant de chauffe-plats. Une fenêtre donne sur le parc mais il est un peu trop haut pour sauter et Grégoire lui a dit qu’en aucun cas, il faut géner les renfort. Mais être l’otage est aussi une gêne considérable pour des militaires qui doivent neutraliser des ennemis. Désespéré, Nathan soupire un instant. Puis il prend sa décision.

Camille et Grégoire traversent la pelouse, sous la menace d’un révolver braqué sur Camille. Les militaires ne peuvent pas intervenir, les ravisseurs ont prévenu qu’il exécuterait le gamin, si l’un d’eux tentait la moindre manœuvre. De son côté, Camille est à bout de nerfs. L’homme qui la tient en joue est celui qui les écoutait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Peu dupe de leur manège, il rapporte tout ce qu’ils se sont soufflés, le soir, une fois Nathan endormi. Il exagère leur propos, les déforme et ajoute une couche de commentaires salaces qu’ils ne se sont pas dit. Ils sont à quatre mètres de l’hélicoptère, il vient de lui sortir une ixième insanité. Elle se raidit, arrête la progression et hurle :

  • TA GUEULE !
  • Calme-toi, Camille, lui souffle Grégoire.

Il pince les lèvres, lui montre l’engin. Camille ne voit rien, elle bout littéralement. Le comparse du mouchard grommelle quelques choses à son complice pour qu’il arrête également ses insinuations ; si les militaires les laissent passer, ils ont trente Ruger braqués sur eux.

Ils arrivent devant l’hélicoptère. Un des gardes coupe la lanière qui liait les pieds de Camille et Grégoire. De l’appareil, un homme tend la main à Camille ; il a autour de son poignet un mouchoir vert identique au sien. Camille ne remarque rien, elle reste figée face à l’engin, elle détourne la tête toujours en colère.

Un coup de feu éclate dans leur dos. Un des cerbère prend Camille par la taille et l’envoie à deux comparses qui de l’appareil la hissent violemment pour la projeter au fond de la carlingue. Elle atterrit dans les bras d’un troisième comparse qui délicatement lui met un doigt sur la bouche. C’est Olivia qui pince les lèvres calmement. Grégoire monte calmement et s’assied à côté d’eux. Olivia lui libère les mains immédiatement. Les deux ravisseurs sont désarmés tour à tour, une fois dans l’appareil et menottés à la carlinque.

Grégoire, Olivia retournent au château pour délivrer Nathan, en laissant Camille au bon soin d’un homme qui lui sourit avec bienveillance.

  • Vos enfants sont tous en sécurité en Suisse, rassurez-vous, lui dit-il.
  • Merci, murmure Camille complètement anéantie.

L’homme l’enroule dans une couverture délicatement. Elle le regarde intrigué, elle sait qu’elle a déjà vu cette tête quelque part. L’homme soulève un sourcil rieur qui pourrait la mettre sur la piste, puis il s’excuse, il doit suivre l’opération et se dirige vers le poste de pilotage. Il a un accent italien à couper au couteau ! Camille est encore anxieuse, si elle est libérée elle ne sait rien de Nathan, cela l’angoisse outre mesure.

Dans le grand salon, Nardolé est silencieux. Martine a abondé dans le sens du gamin mais il n’y croit pas vraiment. Il se demande comment il a pu être son amant. Elle n’est vraiment pas attirante : sa jupe plissée, son chemisier blanc et ses souliers plats ne l’avantage pas vraiment. En fait, elle est assortie à son pseudo amoureux. Nardolé lui lance un regard dédaigneux et regarde par la fenêtre.

Il vient d’entendre le « ta gueule » retentissant de Camille. Il observe la progression vers l’hélicoptère, Papigni est bien trop calme et les militaires ne s’occupent pas assez d’eux. Il avise l’hélicoptère et il comprend qu’ils sont perdus. Il prend le révolver d’un de ses hommes de main et tue de sang-froid Bérangère.

  • Elle en savait trop. Par contre, ce gamin est notre seul billet de sortie, dit-il, allez le chercher !

Les hommes de Nardolé ouvrent brutalement la porte de la bibliothèque, ils poussent un ou deux jurons en constatant que Nathan a disparu. Ils renversent le guéridon ouvrent l’armoire et avisant par la fenêtre ouverte, l’un d’eux s’écrie :

  • Il s’est enfui par la fenêtre.

C’est le signal de l’assaut. Les militaires envahissent la pièce : les fenêtres éclatent en morceaux et par les deux portes du salons s’ouvrent violemment sur des militaires qui sont toutes armes dehors. En cinq minutes, ils sont tous menottés. Par contre, Nathan reste introuvable.

Les hommes se déploient dans tout le château. Il est passé au peigne fin, personne ne le trouve. Grégoire est vert. Il transpire à grosse goutte. Il attrape Martine par son chemisier :

  • Dis-moi où ils l’ont enfermé, ou je te tue !
  • Ils l’ont enfermé dans la pièce à côté, s’il n’a pas sauté par la fenêtre, il doit y être encore, c’est pas possible autrement, répond-elle.
  • Non, il n’y est pas et il n’a pas sauté. Quelqu’un a dû sortir avec lui en empruntant l’autre porte qui est verrouillée de l’extérieur grince-t-il.
  • Cette porte ne s’ouvre pas, ça fait des années qu’elle est fermée.  Et pour moi, vous avez intercepté tous les hommes de mains du cardinal. 

Grégoire entre pour la troisième fois dans la pièce. Il soupire, il regarde par la fenêtre, ne voit aucune marque dans le parterre de fleurs.

Il se retourne et observe la cheminée. La buche, mal placée dans le feu lui fait sourire. Il se dirige vers l’âtre et rit doucement quand il aperçoit Nathan juché sur les chauffe-plats.

  • Tu nous as fait peur, avoue-t-il en tendant les bras vers lui pour l’aider à descendre.
  • Ben c’est toi qui m’as dit qu’il fallait attendre qu’on reconnaisse la voix avant de se montrer.

Nathan saute dans ses bras et Grégoire le serre doucement.

  • Viens, murmure-t-il ta maman nous attend.

Camille est restée dans l’hélicoptère un peu K.O. sans émettre le moindre son. L’homme qui lui avait déposé une couverture sur les épaules, revient vers elle et très respectueusement l’autorise à quitter l’engin pour retrouver les siens. Camille dévisage encore une fois le militaire. Même si sa tête lui rappelle quelqu’un, son accent italien dément avec force les similitudes. Elle ne peut pas connaitre cet homme. Elle rejoint la terrasse où ses ravisseurs sont alignés et menottés. Elle a à peine un regard pour eux, elle s’apprête à entrer dans le château au moment où une civière en sort, emportant Paulette.

  • Paulette ! émet Camille, faiblement.

La vieille femme se retourne dans un dernier effort, arrête les ambulanciers du bout des doigts et souffle :

  • Je rejoins mon fils, Camille. Je n’attendais que ça ! Martine a une enveloppe pour toi.
  • Paulette, ne mourez pas, on a encore des choses à se raconter, tente désespérément Camille.
  • Chut, pousse l’ancêtre. Tout est écrit dans cette lettre. Je regrette juste de t’avoir caché mon jeu, je ne pouvais pas faire autrement. Je pars tranquille. Sois heureuse, Camille, tu l’as mérité.

Paulette ferme les yeux en souriant et laisse la vie se retirer.

Camille reste un moment sans bouger, puis elle se dirige vers Martine en titubant. Elle se plante devant elle, n’arrive pas à émettre le moindre son. C’est sa belle-fille qui, débordant de larmes, lui demande dans un filet de voix :

  • Elle est partie ?

Camille opine de la tête.

Les mains menottées, Martine désigne sa poche en disant :

  • Prenez l’enveloppe, c’est de la part d’Ella, de Paulette se reprend-elle.

Camille s’exécute. Martine regarde sa belle-mère sans oser l’aborder plus franchement. Extrêmement lasse, Camille lui lance un dernier regard. Martine s’y amarre et murmure :

  • Pardon, Camille. Je n’étais au courant de rien, je vous le jure.
  • On verra, souffle Camille.

   Camille se détourne du groupe et va s’asseoir en titubant sur une souche d’arbre un peu plus loin. Elle se tient la tête entre les mains, elle reprend son souffle. Olivia la rejoint et lui donne les dernières nouvelles. Camille rit et pleure à la fois. Toute la pression des derniers jours, des dernières semaines, des derniers mois, des dernières années sort par des soubresauts qu’elle ne contrôle pas…

  • C’est fini, n’arrête-t-elle pas de se répéter pour s’en convaincre. Fini…

Grégoire arrive avec Nathan qui se précipite dans ses bras.

  • Alors, lui demande-t-elle en lui caressant les cheveux, tu montes en grade ?
  • J’sais pas, dit-il en envoyant un regard anxieux vers Grégoire.
  • T’as vachement bien assuré, Nathan ! rassure Grégoire. La question ne se pose même pas !
  • Simiane aussi, hein ? ajoute-t-il à l’adresse d’Olivia.
  • Aucun problème, vous êtes des pros !
  • Yes ! À toi d’assurer maintenant ! reprend Nathan en défiant Grégoire. Je te cède la place !

Grégoire s’accroupit devant Camille, lui passe les bras autour des hanches. Il prend le temps de la dévorer des yeux et lance :

  • Il va falloir apprendre à modérer votre langage, Madame Papigni, si vous voulez que je vous présente à mon père.
  • Ce mec me pompait, se défend Camille, les larmes coulant sur les joues. Quelle ordure !

Grégoire sourit en essuyant doucement ses larmes.

  • Tu veux bien être Madame Papigni, pour du vrai ? demande-t-il à mi-voix.
  • Et ton père, continue Camille, c’est le padre-Rambo de l’hélicoptère ?
  • Lui-même ! s’annonce une voix derrière elle.

Camille se redresse et découvre l’homme à la couverture. Elle le dévisage un instant, regarde tour à tour le père et le fils, puis ajoute :

  • Il me semblait bien que j’avais déjà vu cette tête quelque part ! Eh bien comme ça, je vois à quoi ressemblera votre fiston dans vingt ans ! Je vous remercie, Monsieur. Sans vous, je crains qu’on ait fini comme un faisan lors d’une partie de chasse !
  • Tout le plaisir fut pour moi, Madame, répond-il en lui baisant la main. Cela dit, Rambo junior a plus d’un tour dans son sac, il ne vous aurait jamais laissé terminer en gibier !
  • En effet, Grégoire a beaucoup de mal à rester du côté des perdrix et il n’est pas prêt à se laisser faisander ! 

Le père part d’un grand éclat de rire.

  • Bienvenue dans la famille, Madame.
  • Détrompez-vous tout de suite, Monsieur. Ce mariage était faux, je n’y étais même pas conviée !
  • Moi non plus, je compte bien remettre ça !
  • Non, non, tout ceci n’était qu’une vaste mascarade, réfute Camille avec conviction.
  • Camille, intervient Grégoire doucement. Crois-tu vraiment que je ne voudrais jamais m’engager à vivre avec toi parce que tu as deux enfants ?
  • J’ai jamais dit ça ! répond-elle. Mais...
  • Tu n’as jamais dit, la coupe Grégoire, que je ne suis pas un mec à m’empêtrer dans un rôle de papa ?
  • Grégoire, la question n’est pas là !
  • Tu l’as dit, oui ou non ?
  • Mais non, jamais ! dément-elle avec force. Mais…
  • Tu n’as rien opposé à Simiane et Nathan quand ils t’en ont parlé ?
  • Quand ils m’ont parlé de quoi ? s’embrouille Camille. Grégoire, écoute-moi, s’il te plaît !

Grégoire rit tendrement, percevant enfin le jeu de Nathan et Simiane lors de leur proposition de mariage. Il se tourne vers Nathan qui se tortille, mal à l’aise, fronce les sourcils en scandant son doigt vers lui.

  • Purée, vous êtes vraiment redoutables ! Bien joué, avais-tu soufflé à ta sœur. Très beau coup, je l’avoue ! Vous n’en aviez pas parlé à votre mère, en déduit-il. N’empêche, si je vous avais pris au mot, et je m’en étais allé ?
  • Sûrement pas ! répond Nathan, vaguement frondeur. En escrime, tu ne bats pas en retraite, tu pares et tu ripostes directement !

Camille les regarde tous les deux sans comprendre ce qui se trame. Grégoire rit en hochant la tête. Il attrape les épaules de sa mie, plonge dans ses yeux en l’attirant à lui :

  • Tu m’épouses ?
  • Tu m’écoutes ?
  • Si tu dis oui, je t’écoute !
  • Grégoire, tu es tombé amoureux d’un pauvre oiseau pour le chat ! Je ne suis pas comme ça, j’ai un caractère de cochon. Tu ne me connais pas sous mon vrai jour.
  • J’espère bien ! s’exclame-t-il, moqueur. Tu ne peux pas être pire que ce que tu as été, c’est impossible. D’autres raisons ?
  • T’aurais pas d’enfants, argumente-t-elle encore.
  • Tu ne comptes pas mettre Nathan et Simiane en pension ? se désole Grégoire. Je prends le pack total : toi, tes enfants, tes beaux-enfants, tes petits-enfants.
  • C’est nous qui l’avons proposé à Grégoire, Maman, intervient Nathan qui s’est glissé à côté de son futur beau-père.
  • Pardon ? s’étonne Camille.
  • C’est exact, admet Grégoire. J’avoue : ce mariage est arrangé par les petits et fameusement d’ailleurs. Ils te raconteront eux-mêmes comment ils y sont parvenus. Camille, insiste Grégoire plus doucement, je sais que je ne vis avec vous que depuis peu, mais ces jours valaient des années, je te le jure. Si tu me le permets, tes enfants seront les miens. Dis oui ! supplie-t-il.

Camille se tait. Elle regarde le petit groupe, s’arrête sur Nathan. Elle qui se croyait à l’abri des caprices du cœur se retrouve aux portes d’un nouveau pari.

Elle aime Grégoire, ça, elle en est sûre.

Elle l’aime depuis plus longtemps que son séjour forcé dans son duplex. Ça, elle se l’est déjà avoué.

Elle n’a jamais éprouvé avec ses autres hommes, ce qu’elle vient de vivre, ça, c’est logique, les conditions étaient loin d’être semblables.

Mais il y a Nathan et Simiane, et ça, il faut gérer. Elle se souvient trop bien de la relation difficile entre Visant et Hugues, qui avait gâché une bonne partie de leur vie de couple. Nathan est au seuil de l’adolescence, comment réagira-t-il face à un beau-père dans trois ans ? Comment s’élèvera Grégoire face à deux ados qui claqueront les portes ? Comment seront-ils, elle et lui, quand ils devront être parents vis-à-vis d’eux ?

  • Sages, lui répond Grégoire qui semble avoir entendu ses doutes. Nous serons sages. Tu crains les éclats des ados ?
  • Non, les orages qu’ils engendrent.
  • Qu’en penses-tu, Nathan ? demande Grégoire. Tu crois qu’on sera assez sages pour éviter les orages ?
  • Moi, je le serai, s’engage le garçon. Ça suffit pour les contourner !
  • Tu insinues par là que je ne suis pas assez sage ? pique Grégoire.
  • T’es quand même un peu soupe au lait ! répond Nathan, imperturbable.
  • Toujours cette histoire de soupe au lait ! s’emporte Grégoire.
  • Tu vois, souligne Camille en riant. J’ai des craintes !

Grégoire sourit, vaincu. Il reprend la tête de Camille entre les deux paumes, ses longs doigts se perdent dans sa crinière, ses yeux profondément enfouis dans les siens, nez contre nez, il murmure pour elle toute seule :

  • Mais les craintes, ça, je peux soigner. Je t’aime, Camille. Ne me lâche pas, s’il te plaît. J’essaierai d’éteindre le feu sous la soupe.
  • Non, garde-moi dans ta soupe, tu ne serais pas drôle hors du feu ! chuchote-t-elle en se lovant contre lui.

Grégoire l’entoure de ses grands bras protecteurs, et rit doucement en embrassant ses cheveux. Le colonel attendri regarde le couple, un léger sourire flotte sur son visage. Cela fait trois ans qu’il n’a plus revu son fils et le retrouver dans cet état, le remplit de l’allégresse que leur départ de l’armée avait atterrée. Olivia s’en aperçoit et le scrute, gentiment moqueuse. Adelmo croise les yeux de sa fille, se reprend, lève un sourcil et déclare :

  • Ce qui m’ennuie, c’est que si vous épousez mon fils, je deviens non seulement grand-père, mais arrière-grand-père, c’est un sacré coup de vieux ! J’aimerais faire la connaissance de l’autre partie de cette descendance. Pourrait-on regagner l’hélicoptère pour les rejoindre ?

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