Jeu de pieds, jeu de curés

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« Chère Camille,

Tout d’abord, laisse-moi te présenter mes plus sincères condoléances, perdre un enfant n’est jamais facile et je doute qu’on s’en remette totalement. J’en sais quelque chose…

Je te dois des explications, je te dois des excuses. Je te dois mon jeu. 

Il y a dix ans, maintenant, que mon histoire a commencé :

Je mangeais comme tous les jeudis, avec Thierry, mon fils. Nous nous étions installés à la table d’une terrasse, dans le centre de la petite ville de Namur. Il était curé dans le fief d’un des plus redoutables évêques de Belgique mais continuait, malgré tout, son combat pour une Église proche des évangiles.

Ce jeudi-là, il avait commandé notre menu, avant mon arrivée. Quand nos assiettes se sont présentées, je m’en suis étonnée d’un regard appuyé. Son sourire triste m’annonçait le glas qui me refroidissait déjà au plus profond de mon être :

- Je vais être à la diète pendant de nombreuses années, c’est mon ultime repas, nous allons lever une dernière fois notre verre à nos valeurs, Maman ! Nous allons goûter une dernière fois à notre complicité. 

Je l’ai sondé, il ne plaisantait pas. Cependant, rien dans ce visage n’exprimait l’angoisse ou la terreur. Je savais que ce qu’il venait de prononcer était exact.

- Tu ne vas pas abandonner ta vieille mère ? lui ai-je demandé.

- Non, c’est ma vieille mère qui ne va pas m’abandonner, a-t-il répondu la mine fataliste. Ils sont derrière nous, Maman. Ils attendent juste la fin du repas, que tu t’en ailles, pour me faire disparaître. Je serai à Guantanamo, d’ici une semaine. Tu recevras une lettre qu’ils enverront de ma part pour que tu n’entreprennes aucune démarche d’avis de recherche. Ils l’écriront pour moi, imiteront mon écriture et ma signature. Tu y liras ma mutation spontanée pour un pays du tiers-monde.

Nous avons fini de goûter notre complicité en silence. Tout avait été dit. Nous avons savouré ce millésime à nos valeurs, mais dans le fond de ses yeux, il était déjà mort. Je l’ai embrassé pour la dernière fois, il a gardé mon épaule en main et m’a murmuré :

- Pardonne-moi maman, je n’ai pas le courage de vivre l’enfer de Guantanamo.

Je me suis assise au volant de ma voiture garée, non loin de là. J’ai vu les deux soutanes se lever. Une de celles-ci est entrée payer l’adition puis revenir vers notre table. L’autre s’était approché de lui. J’ai vu mon fils essuyer calmement sa bouche, et s’effondrer sur sa chaise, il venait de s’empoisonner.

Ironie de l’administration du Vatican, j’ai reçu la lettre qu’il avait programmée une semaine plus tard, annonçant sa mutation.

Camille, connais-tu la maxime belge :

« Jeu de mains, jeu de vilain,

Jeu de pieds, jeu de curés » ?

Les mamans la haranguent à leurs enfants pour arrêter une brouillerie.

Face aux vilains et à leurs pénibles jeux de mains, j’ai joué avec les pieds et les curés. Je n’ai pas abandonné Thierry, j’ai continué son combat : reconstruire une religion libre. Éteindre Guantanamo, coûte que coûte.

Je me suis investie dans la résistance belge nommée P.A.V.E. (Pour un Autre Visage d’Église). De fil en aiguille, toutes ses insurrections se sont unies sous une seule bannière, celle des R.C.C. Ils se sont créé un code de conduite, une constitution. Ils se sont organisés, ont établi un rôle, celui de Jonas, l’homme du centre, le Q.G., le lien entre les pays, le coordinateur.

Je ne vais pas m’étendre sur le pourquoi ils m’ont élue Jonas.

J’espère qu’au-delà de la surprise de me savoir dans ce rôle, tu en souris, Camille. J’en ai tellement ri en découvrant le scrutin ! Une femme à la tête des curés, personne n’a pu envisager ça ! Une vieille dame qui plus est, qui aurait pu s’en méfier ? Qui aurait pu la soupçonner d’être un redoutable hacker ? Je te l’avoue Camille, cette mission m’a récréée au plus profond de ma peine. Chaque jour, je me levais en arrimant le portrait de mon fils et m’engageais face à lui : « Tu ne seras pas mort pour rien, je te le promets ! ».

Nous étions de plus en plus chevronnés, et nous développions une emprise puissante au sein du peuple catholique assoiffé de liberté. De nombreux laïques nous ont rejoints. Silencieusement, nos têtes étaient mises à prix. Sauf la mienne. Malgré la cellule élaborée par Nardolé, personne ne l’a jamais effleurée.    

Ça, c’est mon jeu de curés !

Par ailleurs, je suis devenue membre d’Amnesty International, spécialisée dans l’affaire Guantanamo. Les deux vont de pair.

La veille du jour de l’assassinat du Cardinal Fernandez, j’étais à une réception offerte par l’association France-Cuba, près de l’île d’Oléron. Le prélat attendait des preuves pour pouvoir coincer l’O.D.D..

Je pouvais lui souffler les indices qui lui manquaient. J’avais rassemblé consciencieusement toutes les pièces du puzzle. J’avais constitué un dossier énorme sur l’ensemble de l’horreur, analysé les ramifications de la firme pharmaceutique qui gravitaient autour et j’ai pu en tâter le perfide.

Fernandez m’a écoutée attentivement et il m’a donné rendez-vous sur cette falaise à mi-chemin entre cette réception et son audience suivante. Il aimait la Bretagne, Serge qui était présent lui a proposé ce lieu.

J’ai garé ma voiture dans une cavée adjacente à la route et je guettais, les classeurs sur la banquette avant, le véhicule officiel. J’ai vu les petits badinant au retour de l’école, je les ai salués. J’ai entendu Simiane réclamer une halte à son frère et se cacher dans un buisson. J’ai souri à la réponse du garçon qui persévérait sur son chemin.

L’Audi s’est arrêtée. J’ai vu les hommes s’en extirper, le Cardinal me cherchait du regard, les deux autres chargeaient leur arme. J’ai eu juste le temps de me coucher et j’espérais que la petite fille se tapirait dans le fond de son fourré.

Quand les tueurs se sont dirigés vers l’enfant, je savais qu’il était trop tard, je ne pourrais rien faire. Je suis restée à plat ventre redoutant le second coup de feu. Il n’est pas venu. La voiture s’est ébranlée, ils m’ont oubliée. Par cette diversion, Simiane m’a sauvée. Elle courait déjà sur la route alors que je reprenais difficilement mon souffle...

J’ai eu peur, Camille, je ne l’ai pas rattrapée.

Je me suis escamotée chez moi comme une voleuse, le jour même, les huit cents kilomètres à une allure d’enfer, pour une vision d’enfer. Je maîtrisais assez l’arborescence de l’O.D.D. pour ne rien divulguer à la police. Je me doutais que l’enfant était en grand péril. Moi aussi. Serge allait tôt ou tard se souvenir de moi. Plusieurs personnes étaient au courant de mon rendez-vous.

J’ai téléphoné au petit-neveu dont la grand-tante mourait toute seule dans la résidence de personnes âgées où je travaillais. Je me suis fait passer pour elle, sachant qu’ils ne se connaissaient pas. La vieille dame en était fière, lui ignorait pratiquement son existence. Il m’a proposé tout de suite une place aux Plateaux, comme couturière.

Je regardais le portrait de mon fils tout en détaillant à Bruno ma demande. Cette photographie à laquelle chaque matin je jurais mon allégeance… L’image de Simiane riant avec son frère me hantait, celle de la petite fille perdue sur la route est venue se superposer au cliché. J’en ai été écoeurée. Honteuse.

Qui étais-je ?

Qui étais-je pour sauver ma vieille carcasse alors que Thierry avait donné la sienne ? Cette vision a été un véritable déclic. Mon fils me parlait, il me sommait de soustraire cette gamine du danger plutôt que de me battre contre des moulins à vent. J’ai obtenu une place pour l’ensemble de votre famille dans ce lieu sans nom.

Je suis repartie directement en Bretagne avec cette proposition. C’était trop tard, Simiane était dans le coma. J’ai loué un trois-pièces près de l’hôpital, me suis engagée comme accompagnatrice auprès des mourants pour pouvoir la protéger. C’était moi, la vieille dame que tu as cherché à remercier, une fois Simiane rendue à la vie.

Je suis ainsi restée dans l’ombre tout le temps de son hospitalisation. Je lui massais les pieds régulièrement. Je crois que Simiane m’a reconnue l’autre jour sur la plage, quand je massais les tiens. J’ai suivi son retour à la vie en même temps que Tanguy. J’en ai tout de suite admiré le jeu. Je suis devenue la podologue de Martine, pour entrer en contact avec son époux officiel.

Ça, c’est mon jeu de pieds !

Camille, je suis allée à l’enterrement de Tanguy. Quand on a crié ensemble son prénom sur la falaise, j’ai été boostée par son énergie. Tes grands sont d’une force extraordinaire, ils ont de qui tenir.

Camille, j’ai pu aussi apprécier ton courage, ta force. Je t’ai vu te débattre avec l’homme dont tu ignorais qu’il était l’assassin de ton mari. Moi, je m’en doutais. Quand Tanguy est mort, je savais que tes heures, ainsi que celles de tes enfants, étaient comptées…

Camille, J’ai du sang sur les mains. J’en éprouve un drôle de sentiment, même si cet homme était une crapule et que je n’ai pas eu le choix, c’était lui ou toi, Nathan et Simiane. C’est le seul bémol de ma vie. Peut-être auras-tu appris comment cela s’est passé, j’en répondrai devant Dieu.

Bruno m’a assuré que Grégoire et Olivia étaient les personnes les plus compétentes pour terminer cette affaire. Je vous sais sous leurs ailes, j’en suis soulagée.

Je serai donc ailleurs… 

Je vous embrasse tendrement, toi et tous tes enfants.

Paulette, alias Ella Dahin. 

Camille lit cette lettre, tout haut dans l’hélicoptère. Tous se taisent, écoutent, la tête tournée vers leurs pensées.

  • Moi, murmure Nathan au bout d’un long moment ; je l’aimais bien, la vieille Paulette ! Surtout quand elle a demandé à Marcial si sa grand-mère chiquait des boulons ! ajoute-t-il avec un sourire mélancolique.

Tous les quatre sourient en se remémorant la scène.

  • Oui, elle vous a superbement défendus ! souligne doucement Grégoire. Elle sera donc ailleurs… Sois attentif Nathan, tu verras : elle t’enverra un clin d’œil, un petit cadeau du ciel.
  • Comme quoi ?
  • Je ne sais pas, un petit événement qui te ferait super plaisir.

Camille, assise à côté de Grégoire, l’observe, surprise. Elle n’avait pas perçu Grégoire sous cet angle-là. Elle le dévisage longtemps, avant qu’il lève les yeux sur elle et d’une mimique, l’interroge sur ce qu’il a dit de si étrange.

  • Le cadeau du mort ? demande-t-elle.
  • Oui, déclare-t-il. Je crois qu’avant de nous quitter définitivement, la personne défunte nous envoie cette fleur. Un brin d’espérance, un courant d’air chaud, un refuge si la peine est trop forte.
  • C’est beau. J’aime bien cette idée.

Camille détourne les yeux et regarde par la fenêtre l’Italie se tapisser sous leurs pieds. Le cadeau du mort, celui d’Alan, celui d’Hugues, celui de Tanguy et maintenant celui de Paulette. Elle a dû en recevoir des cadeaux ! Les a-t-elle seulement tous aperçus ? Elle fouille dans sa mémoire ce qu’aurait pu être le cadeau de ses défunts.

  • Cherche pas, murmure Grégoire en lui posant la main sur le genou. Ils s’en moquent, les morts de savoir si tu as apprécié leur présent. Ils donnent, c’est tout !
  • Je ne t’imaginais pas attentif à ça, chuchote-t-elle. Ils ont dû s’atteler à deux pour que je t’accepte comme cadeau, sourit-elle entre quelques larmes.
  • Non, Hugues te l’a proposé, tu en as disposé ! distingue-t-il. Mais t’as mis le temps ! lui reproche-t-il, moqueur. Tanguy, c’est sûrement autre chose, j’étais déjà sur ton chemin.

Quand l’hélicoptère atterrit à Samedan, l’ensemble de la presse est rassemblé à leurs pieds.

  • Bouf ! s’exclame Camille. Où est la sortie de secours ?
  • C’est le prix à payer, s’excuse Matéo. Désolé, on n’avait pas le choix.
  • Maman, ils sont là ! s’écrie Simiane en découvrant les grands.

Camille ne voit plus qu’eux, Yohann et Visant flottant dans l’herbe comme deux feux follets au bout de la piste. Les cris se calfeutrent. Elle n’entend rien de ce qui se hurle dans ses oreilles, ne voit aucun micro plonger vers elle. Aucun flash ne l’éblouit. Nathan est déjà dans les bras de Visant, Camille et Yohann se retrouvent quelques instants plus tard, dans une même émotion. À quatre, se tenant par les épaules, telle une chaîne indestructible, ils avancent vers Simiane, dans sa chambre d’hôpital. Derrière eux suivent les Papigni. Camille se retourne vers Grégoire :

- Le cadeau de Tanguy !

Grégoire opine en souriant. Nathan, entre sa mère et Visant, lâche la chaîne, se tourne à son tour vers Grégoire, il lui prend la main pour intégrer la première ligne de marche entre lui et Camille. Yohann et Visant le regardent agir, puis Visant propose à Olivia de prendre une place à côté de lui.

  • Si j’ai bien compris, vous faites partie de la famille ! lui souffle-t-il dans le tumulte ambiant.
  • Je serai votre tante !

Visant rit en passant son bras autour de ses épaules.

  • Extrêmement heureux !

La conférence de presse est prévue à 20 h. Pas de montage possible, entre le Journal Télévisé et ce qui aura été dit. Dans le hall de l’hôpital, une longue table a été dressée devant un escalier. Descendent de celui-ci, en rang d’oignon, Visant, Saïd, Yohann, Simiane, Nathan, Camille et Charles. Tous s’assoient derrière la table. Grégoire et Olivia restent à proximité. Camille prend la parole :

  • Nous allons vous relater la chronologie des faits. Rien que les actes, juste chaque action. Pour que ces histoires puissent se clore définitivement et surtout pour que cela ne se répète pas.  

Sans préambule, sans fioriture, Simiane commence, raconte l’assassinat du cardinal Fernandez et la poursuite de la 4X4. Nathan enchaîne avec le chantage, le piège qui se referme. Yohann retrace la résistance de Tanguy. Camille prolonge par le meurtre d’Hugues, le jeu de Marcial et finit par leur séquestration au château. Charles expliquera les horreurs d’Edelweiss et son frère, Denis, dont il n’a plus de nouvelles.  

Comme une rivière enfin sortie des gorges, les mots ont coulé étonnés de ne plus être bousculés par des cailloux impromptus. L’histoire se répand dans un flot élargi et serein. Tous fixent la montagne qui a créé ce torrent de boue dans lequel ils ont failli être engloutis. Ils sont encore surpris d’être saufs dans la vallée.

Les caméras ont dévoilé au monde ce qu’elles n’ont pas pu capter sur leur pellicule. Elles ont zoomé sur les visages de ces actions sans aucune autre image, mais tous y ont vu le chevalier Nathan, l’étendard de Simiane, le phare de Tanguy.

  • Maintenant, a conclu Camille, laissons faire la justice. Et soyons tous, vous et nous, attentifs à ce qu’elle se manifeste en toute impartialité.

Les conférenciers se sont levés comme un seul homme sans répondre aux questions. Ils ont quitté la salle par la porte arrière ; ils sont entrés dans un minibus vert, immatriculé en Autriche.

Dans le grand chalet de Charles, le spaghetti improvisé est euphorique. Il leur faudra une bonne partie de la nuit pour se retrouver, se découvrir, s’apprécier.

À quatre heures du matin, Camille et Grégoire restent seuls assis l’un en face de l’autre au milieu de cette longue table de couvent. La cuisine encore remplie de cette fête semble aussi déroutée qu’eux du silence qui s’installe. Les bras entrelacés, les mains agrippées sur les épaules de l’autre, ils se sont plongés l’un dans l’autre. 

  • Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demande Camille.

Grégoire la dévisage un instant, lève un sourcil et murmure, taquin :

  • Devine…

Camille sourit puis ajoute :

  • C’est sérieux, Grégoire. Qu’est-ce qu’on devient ? Patron de la sécurité ? Boulanger ? On retourne en Bretagne ? On vit où ?
  • Je suis très sérieux, Camille, dit-il en grimpant sur la table pour la rejoindre. On ne va pas décider ce soir. C’est l’heure de dormir, il faut être raisonnable. Viens, j’ai trouvé un placard aux balais et un vieux matelas de quatre-vingts centimètres de large.
  • Mm, c’est un peu large… constate Camille à mi-voix. On risque de s’y perdre…
  • C’est trop large, je te l’avoue, chuchote-t-il, en l’embrassant dans le cou. Ne t’inquiète pas, je ne te lâcherai pas.

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