la chute des Moshchnost

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Félix était assis sur un fauteuil luxueux, mais très inconfortable. Le siège lui chatouillait le derrière, et il ne tenait pas en place. Il avait l'impression d'avoir momentanément perdu le contrôle sur son corps. Sans savoir pourquoi, il sursautait à chaque seconde et tournait la tête dans toutes les directions comme s'il cherchait ce qui lui avait fait peur en sachant très bien qu'il ne trouverait rien. Il chercha à calmer ses muscles tendus, et se rassît calmement sur son siège, même si un frisson lui vrillait les tripes. Il s'aperçut alors qu'il claquait des dents. Il essaya d'arrêter, mais c'était plus fort que lui.
Un bruissement faillit lui arracher un cri. C'était le chambellan Makovsky qui s'avançait vers lui dans un grand froissement de cape. Le jeune roi fut rassuré. Makovsky avait beau avoir une allure patibulaire avec sa face allongée et ses petits yeux perçants, lui au moins ne représentait pas une menace.
- "Votre majesté!" Fit le chambellan. "Il vaut sans doute mieux que vous preniez la fuite. J'ai bien peur que toute négociation soit futile." Il ajouta avec un rictus rancunier: "Le mieux serait que vous rejoigniez votre cousin William d'Albyon. Là bas vous trouverez le soutien pour lever une armée et reconquérir le trône."
Félix se leva timidement de son fauteuil, serrant contre lui le sceptre d'or portant l'insigne de l'aigle bicéphale de la dynastie Moshchnost. Sa gorge se serrait tellement sous l'émotion qu'il se contenta de hocher la tête d'assentiment.
Le sol trembla. Les Titans approchaient en faisant vibrer la terre sous leurs pieds d'acier. Félix faillit perdre l'équilibre, tandis que Makovsky restait totalement immobile.
C'est alors qu'un homme fit irruption dans la longue salle de marbre. Il était revêtu d'un uniforme jaune avec une grande cape d'un tissu fin et totalement dépourvu de décorations. L'homme avait une tête rectangulaire surmontée de cheveux à la coupe triangulaire qui lui donnait l'air d'avoir des cornes. Ses yeux bleus brillaient de fierté et un vague sourire flottait sur ses lèvres.
- "Karsky!" S'écria le chambellan avec colère. "Comment osez vous présenter votre mufle écœurant devant sa gracieuse majesté? Prosternez vous immédiatement!"
L'homme leva une main pour le faire taire et fixa son regard sur le jeune roi de quinze ans, le jaugeant jusqu'aux tréfonds de son âme.
- "Sire," fit il d'une voix pleine de sagesse. "Je sais ce que vous pensez, mais les paroles de votre chambellan ne feront que semer plus de doute. Une répression violente comme le préconise sieur Makovsky serait contre productive.
- Taisez vous! Vaurien!" Aboya l'intéressé. Mais Karsky poursuivit imperturbablement son exposé.
- "Comme vous le savez, j'ai toujours été pour la république. Notre pays est trop longtemps resté en retard sur tous les autres et nous en payons le prix aujourd'hui. Je vous en prie sire. Vous ne pouvez plus faire qu'une chose, vous assurer que la transition vers la république se fasse dans les meilleures conditions possibles. Si vous attaquez le peuple, il répondra cent fois plus violemment. Ce que je vous propose est de passer un accord avec le gouvernement que je représente. Renoncez à toute revendication sur votre trône, et je vous jure que je veillerai à ce que vous puissiez retrouver votre famille en Albyon et viviez encore de longues années. Il serait injuste de vous faire payer pour les innombrables crimes commis par vos ancêtres quand vous êtes, vous, encore innocent.
- Allez donc expliquer ça à la foule sanguinaire qui se masse à nos portes!" Riposta Makovsky.
- "Justement!" Répliqua Karsky. "Notre pays est largement en retard au sujet de la démocratie! Voyez les républiques étrangères, comme elles sont prospères. À leurs yeux nous ne sommes que des barbares arriérés, et aussi bien la république de Harve que la monarchie parlementaire d'Albyon, qui sont tous deux nos alliés, méprisent le despotisme qui régit notre pays depuis cinq siècles. Depuis Alexandre I jusqu'à la mort du roi Ivan Moshchnost, nous avons connu un régime qui étouffait le peuple sous ses principes archaïques de monarchie de droit divin. C'est à vous, sire, qu'il revient de mettre un terme à cela. Et tout ce que vous avez à faire, c'est laisser les choses se faire d'elles même. En entravant le mouvement du peuple, vous ne ferez qu'augmenter l'ampleur de l'explosion. En laissant les choses se faire, vous perdrez certes votre trône, mais vous permettrez à votre pays d'évoluer et de s'améliorer. C'est tout simplement le véritable fil de l'évolution sociale. La république est un régime moderne, et vos prédécesseurs, en entretenant le despotisme du roi n'ont fait que freiner le développement du pays et attiser la vindicte populaire qui retombe aujourd'hui sur vous. Parce que nous sommes en temps de guerre, et parce que vous êtes trop jeune et venez de monter sur le trône. C'est l'instant où jamais de laisser à la république l'occasion de s'imposer enfin dans notre pays. Le peuple est affamé de liberté!"
Le silence retomba dans la salle. Félix hésitait. Il n'avait jamais vraiment désiré être roi, mais cela lui avait toujours paru être une nécessité inéluctable, aussi naturelle que respirer ou manger, pour survivre, le pays avait toujours eu besoin d'un roi. Il avait toujours vu cela comme une évidence, et non seulement n'avait jamais questionné ce système, mais surtout n'avait jamais envisagé que quelqu'un puisse un jour le questionner à sa place. Tout à coup, le discours de Karsky lui faisait l'effet d'un exposé philosophique qui pousserait à relativiser l'existence elle même. D'autres pays existaient n'ayant pas de souverain absolu. Mais pourtant, si lui seul sur des milliards d'individus était né fils du roi Ivan Moshchnost, c'était qu'indiscutablement il avait été choisi par les dieux. Quelque chose d'aussi important que le monarque du plus grand royaume du monde ne pouvait pas être laissé entre les mains du hasard, cela n'était pas même envisageable.
Ce que Karsky disait ne pouvait donc qu'être faux. Si les dieux avaient choisi un homme pour être roi, alors nul n'avait le droit de mettre en doute sa légitimité.
Mais Félix se laissait emporter par ses idéaux. Et qu'en était il de lui? Avait il envie de risquer sa vie pour ce royaume. Indéniablement, ce royaume était important, mais Félix ne se sentait pas de prendre le risque de mourir pour appuyer des revendications sur un territoire. Un morceau de terre valait il le coup qu'on meure pour lui? Qu'avait il vraiment à gagner, lui? Il lui semblait clair que tout était perdu. Les ennemis étaient en train de gagner la guerre, et le peuple de la capitale assiégeait son palais avec des titans et des canons à plasma. Le reste du pays suivrait probablement la rébellion. Tout était perdu. Quelque part, il pourrait très bien les laisser faire. Il n'avait aucun vrai intérêt à être roi, et Karsky prétendait que cela n'avait aucun intérêt non plus pour le pays. À quoi bon se battre si au final c'était pour faire souffrir le peuple?
Félix sentit un poids incommensurable peser sur ses épaules. Il savait que Karsky était le leader des républicains. Cet homme avait toutes les chances de finir à la tête du nouveau gouvernement. Maintenant qu'il était devant lui, le jeune roi n'avait qu'à lui jurer d'abandonner toute revendication sur le royaume, et il pourrait partir en paix, rejoindre son cousin roi d'Albyon, et vivre en toute quiétude sans craindre d'être tué.
Mais d'un autre côté, ce serait renier d'un coup tout le travail de sa famille. Ce serait trahir la mémorable dynastie des Moshchnost. Il avait l'impression de sentir dans son dos les spectres de ses ancêtres. Ces hommes forts et inébranlables qui avaient régné sans partage et n'avaient jamais rien cédé à personne, avec en tête son père, Ivan VII. Ils étaient innombrables, ces hommes fiers qui avaient lutté durant des siècles pour asseoir la suprématie totale des Moshchnost sur le pays. Ces hommes qui avaient tout fait, ne reculant devant aucune extrémité, pour conserver le pouvoir et le transmettre à leur descendance. Tous, ils avaient gardé le pouvoir pour leurs descendants, pour lui, pour qu'il le garde et qu'il le transmette à ses propres descendants. Et maintenant, après cette succession de dizaines d'hommes forts, le pouvoir échapperait à la dynastie à cause de lui, un seul homme faible.
Il serait la honte de sa famille. L'histoire se souviendrait pour toujours de lui comme étant Félix premier, le faible, celui qui abdiqua après un règne de moins d'un an.
Cette hésitation lui était insupportable. Ses mains tremblaient. Ses yeux lorgnaient de tous côtés, comme cherchant une troisième solution qui serait restée cachée.
- "Votre majesté!" L'interpella Makovsky. "N'écoutez pas les balivernes que cet intrigant peut vous cracher à la figure. Le peuple n'est qu'un ramassis de crotteux et de vipères. Ce sont des imbéciles ingrats et dépourvus de jugeote. Ils ont besoin de nous, les nobles, pour les encadrer, sans quoi ces imbéciles causeraient leur propre perte. Si le peuple était capable de prendre de bonnes décisions, ça se saurait. Regardez cette bande de barbares insensés qui attaquent le palais. Ils n'ont aucun intérêt à faire ça. Ce n'est pas en détruisant le palais royal qu'ils mettront fin à la guerre et convaincront les Haradjins de rentrer chez eux. Pourtant ils le font parce qu'ils sont trop stupides et que pour la première fois de leurs courtes et misérables existences personne ne leur dit quoi faire. Alors ces méprisables moujiks redeviennent les bêtes qu'ils n'ont jamais cessé d'être et déchaînent une violence gratuite vers tout ce qui les embête. Ils prétendent que leurs revendications sont la démocratie et la paix, mais ils ne sont que colère sans but, parce qu'ils sont frustrés d'être nés pauvres, stupides, et dépourvus de grâce. Écoutez les! Ils ont lancé des Titans vers les portes, et j'entends déjà le vrombissement des canons plasma."
En effet, un grésillement inquiétant montait crescendo depuis l'extérieur. Mais Karsky haussa les épaules et se déplaça au centre de la pièce en écartant les bras d'un geste théâtral.
- "Le peuple gronde. C'est inéluctable. Mais avec votre collaboration, nous pourrons éviter un bain de sang. Si vous refusez mon offre, non seulement vous serez tué, mais le peuple deviendra d'autant plus violent."
Félix tremblait, mais il prit sur lui d'articuler:
- "Con…considérons que j'accepte d'abandonner mon trône. Qu'est ce que vous nous donnerez en guise de compensation pour moi et ma descendance?
- C'est bien simple…" déclara solennellement le politicien. "Nous vous offrons la paix! Pour vous et votre peuple! Tout simplement, la paix."
C'est alors que le grondement fit place à un coup de tonnerre. Le palais entier trembla, et un éclair bleuté fit exploser un mur de la salle. Du feu bleu s'engouffra par un trou dans le mur et fit éclater la pierre et le marbre. Félix poussa un cri de terreur et se réfugia derrière son trône tandis que Makovsky se jetait à terre pour éviter les éclats. Quand l'orage fut passé, ils se redressèrent tous deux pour voir que Karsky avait été fauché par le tir. Le haut de son corps était enterré sous des gravats de marbre et de pierre, et Félix s'estima heureux de ne pas le voir, car un morceau brûlé d'un moignon de bras gauche dépassait, et c'était bien assez pour lui. La cape avait pris feu et se consuma en un rien de temps. Le trou dans le mur laissait voir l'extérieur, et le grondement résonnait de plus belle.
- "Ces infâmes moujiks canardent le palais." Dit le chambellan. "Ils nous ont certainement déjà encerclé. Il n'y a qu'une solution pour vous faire sortir d'ici!"
Félix était trop abasourdi par les événements.
- "Je ne comprends pas!" S'exclama le jeune roi. Pourquoi ont ils tiré si leur leader était ici.
- Ce sont sûrement les hommes de Zverskiy. Les radicaux. Parmi les révolutionnaires, ils y a plusieurs mouvements divergents qui se livrent une concurrence sans merci pour arriver au pouvoir. Visiblement, ceux là veulent votre tête coûte que coûte.
- Mais… mais c'est horrible!
- Je vais me laisser faire emprisonner pour faire croire que vous avez pris la fuite, et pendant ce temps, il faudra vous déguiser pour passer inaperçu."
Félix en resta pétrifié. Il ne s'était jamais imaginé qu'il en serait réduit à des mesures aussi extrêmes.
- "Me déguiser? Mais…
- Nous n'avons pas une seconde à perdre, votre majesté. Voyons, quels personnes sont présentes en grand nombre au palais et n'attireront pas l'attention des révolutionnaires? Hum. Nous ne pourrions pas vous grimer en soldat, en palefrenier, ou même en prêtre. Quand à un page, c'est exclu. Qui sait ce qu'ils en feront. Non, je sais!"
Il sortit de sous sa cape une télécommande dont il pressa un bouton. Peu de temps après, une femme de chambre se présenta devant eux.
- "Votre physique paraîtrait suspect si on vous grimait en majordome." Expliqua le chambellan. "Mais avec votre jeune âge, vous pourrez aisément passer pour une femme de chambre. D'autant que si les révolutionnaires vous cherchent, ils ne songeront jamais à contrôler les femmes." Puis il se tourna vers la domestique. "Fournissez à sa majesté un uniforme ainsi que du maquillage et…"
Il jaugea Félix. Le garçon n'avait pas grand chose à changer pour paraître une fille. Il avait de longs cheveux noirs de jais, des traits fins et était parfaitement imberbe.
- "Pas de perruque." Conclut le chambellan. "Cela fera plus naturel."
Félix n'osa pas dire un mot, conscient que sa vie était en jeu. On lui fit enfiler une robe et un uniforme de femme de chambre. La domestique le coiffa en lui faisant deux couettes, et lui rembourra même un peu le bustier avec du papier. Elle lui appliqua du maquillage sur le visage, et quand elle eut terminé, Félix pouvait tout à fait passer inaperçu parmi les autres domestiques. En fait, Félix n'avait peut être pas même besoin de maquillage pour tromper les gens sur son sexe. Makovsky l'ausculta longuement avant de dire:
- "Ça a l'air correcte. Maintenant, il faut que si on vous demande votre nom vous soyez capable de répondre immédiatement, sans hésitation. Comment vous appelez vous?
- Fél… heu…
- Bon. Vous vous appèlerez Belayya. Belayya Alexandrovna Nierdsky. Répétez-le!
- Belayya Alexandrovna Nierdsky.
- Bien. Maintenant je vais vous expliquer ce que vous allez faire très précisément. Madame Ekonomiya Fedotik, ici présente, va vous mener auprès des autres domestiques. Quand les révolutionnaires feront irruption ici, vous devrez vous regrouper et rester immobiles. Les moujiks capturerons probablement les nobles, mais il est certain qu'ils ne feront aucun mal aux femmes de chambre. Je les laisserai me capturer et je leur dirai que vous avez fui par un passage secret. N'ayez crainte, même sous la torture je ne leur révélerai jamais rien de vrai. Si on vous demande qui vous êtes, vous répondrez que vous êtes Belayya Alexandrovna Nierdsky, que vous êtes arrivée il y a peu à la capitale et que vous aviez été prise à l'essai comme domestique au palais, ce qui expliquera que vous ne soyez pas sur les registres. Dites leur que la seule famille que vous avez dans la région est votre oncle Zapasnoy qui vit à la périphérie de la ville, mais que vous n'avez jamais vue. Quand vous serez lâché dehors, vous rejoindrez la hutte de Zapasnoy en sortant de la ville par le nord. Vous suivrez la route jusqu'à une auberge avec écrit son nom en grand dessus. Vous vous présenterez chez lui, et vous lui direz que vous êtes Belayya Alexandrovna. Il saura de quoi il retourne, ce nom est un code. Ce Zapasnoy est une vieille connaissance, et un homme de confiance, loyal à sa majesté. Il vous cachera des révolutionnaires et vous mettra sûrement en contact avec quelqu'un qui pourra vous extrader vers l'Albyon. Je vous rejoindrai si cela m'est possible. Sinon, vous devrez vous débrouiller sans moi. Répétez moi encore votre nom.
- Heu… Belayya Alexandrovna…Niedschky?
- Nierdsky. Belayya Alexandrovna Nierdsky. Maintenant allez y, le temps nous est compté. Leurs Titans vont défoncer les portes. Faites confiance à madame Fedotik pour vous guider jusqu'à ce que vous soyez sorti du palais. Adieu votre majesté."
Madame Fedotik, la domestique, entraîna Félix vers la sortie de la salle. Le jeune roi se laissa faire sans un mot. Il avait l'impression que l'univers s'effondrait autour de lui. Mentalement il se préparait aux innombrables épreuves qui l'attendaient. Le doute, le désespoir, la douleur, la faim. Il se demanda s'il ne valait pas mieux mourir plutôt que se séparer du luxe auquel il était accoutumé. Mais il était trop tard pour y penser. On y avait pensé avant lui. Il sortit de la salle du trône royal, laissant le sceptre des Moshchnost sur le trône, les quatre yeux de l'aigle le regardant s'éloigner comme avec résignation.

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