Poupon de chiffon

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 L 'hiver s’éternisait. Dans la grande cour grise du foyer, des enfants, habillés chaudement, jouaient entre des platanes dégarnis. Au fond, le vieux toboggan esseulé et cassé n'intéressait plus personne depuis longtemps.

 — Cet enfant, je te dis qu’il a un problème : il est idiot ou il a un problème dans sa tête, je ne sais pas, mais il y a quelque chose. Les familles d'accueil le sentent bien. Pourquoi tu crois qu’ils nous le ramènent ? Il ne parle pas, n’écoute rien, il ne répond jamais quand on l’appelle. C’est bien simple, il n’en fait qu’à sa tête. Les Delars, d’ailleurs, ils m’ont dit qu’il passait des heures seul, sans rien faire. Juste à regarder par la fenêtre ou à contempler une armoire fermée. Il est bizarre ce gosse, je te dis ! On lui trouve des familles et lui, il rejette tout le monde. Il veut pas qu’on l’aime, il est idiot, c’est tout !

 — Ou très intelligent au contraire… Les Delars, de toute façon, je les ai trouvés bizarres. Ils ne me disent rien qui vaille. Elle, elle est censée être mère au foyer mais elle est incapable de me dire ce qu’il aime ou ce qu’il a mangé pour dîner… Tu te rends compte qu’ils ne se rappelaient même pas qu’il avait dix ans ! Et puis t’as vu à quel point ils sont ennuyeux ! Tu m’étonnes qu’il ait envie de les fuir, ces gens-là… Il faut lui trouver des gens bien à ce môme, c’est tout.

 — Eh ben, bon courage alors ! Mais je persiste à penser qu’il faudrait le faire examiner : il est pas normal, c’est tout.

  Mathilde, las sans doute, d’entendre sa collègue se plaindre, commença à taper dans ses mains ce qui signifiait qu’il fallait rentrer. Tant mieux, le froid arrivait et les quelques rayons de soleil de ce mois de novembre ne suffisaient plus à réchauffer cette cour, plein nord. Anne-Sophie se contenta de montrer sa désapprobation en haussant les yeux au ciel puis se résigna à abandonner leur discussion pour rentrer au chaud. Femme froide, célibataire et sans enfants, déséchée par une existence vide, elle avait atteint la cinquantaine en un clin d’œil, préssée de terminer sa carrière depuis le jour où elle l’avait commencée. Arrivée dans cette institution par les hasards de la vie, ayant un avis généralement bien tranché sur tout et sur tout le monde, elle avait hâte d’en finir avec sa carrière pour enfin se consacrer pleinement à sa passion, elle-même. Encore excédée par l'évocation des frasques du petit garçon, elle pénétra à l’intérieur du bâtiment, pressée d’en finir avec une journée qui promettait d’être aussi interminable que toutes les autres, Mathilde s'apprêtait elle aussi à entrer quand elle eut soudain son regard attirée par le petit garçon, l’air triste, craintif mais déterminé, qui ne semblait aucunement vouloir venir.

 — Allez Dan, c’est l’heure, on t’attend. Regarde, tu es encore le dernier.

 Le petit garçon, au fond de la cour, était planté devant un des platanes. Il ne bougeait pas semblant attendre là quelque chose ou quelqu’un. L’enfant ne réagit qu’au bout de quelques minutes qui semblèrent une éternité à l’éducatrice. Se tournant vers elle, il lui répondit avec un sourire :

 — C’est bon, je peux venir maintenant.

 Même Mathilde, la plus souple et la plus douce de l’équipe avait parfois du mal à le comprendre. Cette jeune femme qui travaillait là depuis peu de temps avait encore la spontanéité et la nonchalance qui appartiennent à ceux qui ont encore tout à vivre, tout à apprendre. Petite, brune, des yeux de biche, les cheveux longs et détachés, gracieuse, elle semblait encore hésiter à entrer dans le monde des adultes.

La jeune femme était devenue éducatrice comme on entre dans les ordres. Ses parents ne s'étaient jamais vraiment occupé d'elle. Devenue très vite autonome, davantage par obligation que par choix,  elle avait suivi sa route bon gré, mal gré. Libre, indépendante d'esprit, elle s'était d'abord laissée portée par ses premières rencontres.

A seize ans, en échec scolaire, harcelée par la plupart des élèves de la classe, elle était tombée amoureuse du meneur de la bande. Le garçon profita de son emprise sur elle pour la manipuler à loisir. Il l'avait poussé à fréquenter des discothèques douteuses, à fumer, et la faisait régulièrement boire dans l'espoir de réussir à coucher avec elle. Mais, elle avait toujours refusé. Non pas qu'elle ne voulait pas s'offrir à lui mais il était important pour elle de se sentir prête, de garder son libre arbitre. Il avait beau insister, elle était déterminée à ne pas lui céder tant qu'elle ne sentait pas que c'était le bon moment pour perdre sa virginité.

Malheureusement, un jour de beuverie entre lycéens, le garçon décida que ça suffisait, qu'il fallait que Mathilde s'offre enfin à lui. Mais, encore une fois, le jeune homme fut éconduit. Ce fut la fois de trop pour lui et l'adolescente finit à l'hôpital avec deux côtes cassées et des ecchymoses sur tout le corps.

Mathilde ne voulut jamais retourner au lycée. L'assistante sociale chargée de s'occuper d'elle se prit d'affection pour cette jeune fille si naïve, pourtant déterminée et toujours enthousiaste. Elle s'en occupa, l'hébergea quelques temps et lui proposa finalement de passer un diplôme d'éducateur. La jeune fille, qui lui vouait une confiance  sans faille, se lança dans des cours par correspondance pour rattraper ses lacunes et passa très vite le diplôme qu'elle réussit du premier coup.

Son premier poste dans ce foyer pour enfants confiés à la DDASS fut une révélation. Elle s'y sentit tout de suite chez elle, accueillie  dans une nouvelle famille où elle savait qu'elle aurait tout de suite sa place.

Dan fut le premier enfant qu'elle vit arriver dans le foyer. Quand elle le rencontra pour la première fois, dans l'entrée du foyer, avec sa petite valise et son doudou, elle ne put s'empêcher de quitter la pièce pour aller pleurer. Une fois de retour face au petit garçon, elle se promit de tout faire pour ces enfants.

C'était sans doute pour cette raison qu'elle se sentait si proche de cet enfant en particulier. Ou peut-être était-ce aussi cette tristesse qui ne le quittait jamais, son sérieux et sa maturité si surprenante pour un enfant de cet âge ? Il l’intriguait. C’est vrai qu’il n’en faisait qu’à sa tête, cet enfant. Solitaire, insolent, caractériel, il fallait vraiment avoir envie de l’aimer ! Qui allait bien pouvoir prendre soin de ce gamin ? Personne à en croire le nombre de familles qui le ramenaient pour incompatibilité d’humeur. Pourtant, à chaque fois son minois faisait mouche. Petit, châtain clair, un sourire d’enfant sage, indépendant, quelquefois bagarreur, il avait tout pour réussir. Et malin, avec ça. Mais… Au fil des années, les éducatrices avaient pris l’habitude de le voir revenir. Quelque chose n’allait pas. Mathilde avait l’impression que les familles candidates à l’adoption successives avaient fini par avoir peur de lui. Peut-être parce qu’il appréhendait son environnement différemment des autres enfants de son âge. Les adultes s’attendaient tellement à accueillir un enfant qu’ils pourraient d’emblée comprendre, avec qui ils pourraient jouer au foot le mercredi et faire du shopping le dimanche. Mais Dan ne répondait pas à ces attentes, il était différent, ces familles ne pouvaient pas lui convenir, forcément... Finalement, il semblait avoir décidé que les éducateurs et éducatrices du foyer formaient une famille acceptable. Pourtant, il était toujours inscrit dans le fichier des enfants adoptables et l’équipe restait persuadée qu’il lui fallait une famille tolérante et ouverte. Cet enfant était différent, elle devait donc trouver une famille, elle aussi différente, prête à l’accepter tel qu’il était. Restait à la trouver mais à quel prix…

 — Dan, pourquoi tu ne pouvais pas venir au moment où je t’appelais ? Tu faisais quoi de si important ? demanda Mathilde, un peu excédée.

 — Je parlais à mon ami. Je l’ai attendu, il est enfin revenu. Il est gentil, tu sais. Il a une vraie famille, en plus. Un père, une mère, tu sais, tout ça… Il m’a promis de me les présenter bientôt. Je ne pouvais pas partir avant de lui dire comme j’étais content pour lui.

 Mathilde, émue, prétexta un rhume des foins pour sortir un mouchoir et essuyer ses yeux embués. Elle prit Dan par l’épaule et ne put s’empêcher de l’embrasser tendrement sur la joue.

 — Eh bien, maintenant, avec tes nouveaux amis, ça va pas arranger les choses… commenta-t-elle avec douceur.

 — Pourquoi ?

 — Je t’expliquerai quand tu seras plus grand, quand tes amis seront partis.

 — Mais Mathilde, mes amis ne m’abandonneront jamais !

 — Viens, il faut rentrer maintenant.

 Mais l’enfant, soudainement, se dégagea de son étreinte :

 — Mathilde, où sont mes parents ? Quand est-ce que mes vrais parents viendront me chercher ?

 — Dan, ils ne viendront pas, tu le sais, on en a déjà discuté, soupira Mathilde. Ta maman ne pouvait pas s’occuper de toi. C’est pour ça qu’elle t’a laissé ici quand tu es né. Mais tu peux avoir d’autres parents si tu le veux bien.

 — C’est pas vrai, tu mens. Mon copain, il me l’a dit qu’ils reviendraient !

 Le petit garçon partit en courant. Il entra dans le hall de l’institut, monta dans sa chambre et, méthodiquement, lança par la fenêtre ses quelques affaires puis il parvint à renverser sa petite armoire qui tomba avec fracas contre le vieux carrelage de la pièce. Ce soir-là, on ne le vit pas au réfectoire. Il resta ainsi, cloîtré dans sa chambre, durant deux jours. Puis, les yeux gonflés, il reparut, plus taciturne et solitaire que jamais, à l’entrée de sa salle de classe. Il s’assit à son bureau, se pencha pour attraper dans son cartable un petit cahier, son carnet intime, qui ne le quittait jamais. Il lu silencieusement :

 « Je sais que j’ai une famille. Baptiste m’a dit que mon père m’attendait. Je vais le chercher et le trouver. Elle n’est pas loin, ma famille, je le sais, je le sens. On veut rien me dire mais je les retrouverai tous, mon papa, ma maman, mes frères, mes sœurs, tous. Je leur demanderai pourquoi ils m’ont tous abandonnés et je leur dirai comme je les aime. »

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