9 - Souffrance
Comme souvent, Sarouh était pensif, la tête à moitié enfoncée dans son bol du matin. Vidé de son énergie par le double entraînement que lui imposaient sa famille et son mentor, le jeune Genin n'était plus que fatigue. La veille, il avait dû interrompre ses efforts avec Cacaunoy pour s'inscrire au grand tournoi des Trois, organisé par Chikara. Il était temps pour chacune des principales forces ninjas de faire leurs preuves et d'en profiter pour faire un pas de plus en faveur d'une alliance générale, après une période d'armistice bien trop agitée.
Sa détermination n'en fut pas entamée. Il allait pouvoir s'enorgueillir de s'être battu pour sa place. Suisei yari était bientôt au point et il avait rendu son premier genjutsu mental pratiquement fonctionnel en situation réelle. Le Tsumyo n'était plus le petit Genin timoré de plusieurs mois auparavant. Et il allait le prouver au monde entier. Dès que son inscription fut finie, il s'était rué vers le bassin inférieur abandonné de Gensou, où il s'entraînait souvent avant la constitution des équipes. Marchant sur l'eau avec le naturel de l'habitude, le travail de son ninjutsu reprit inlassablement jusqu'à tard le soir.
Bien que complètement exténué, Sarouh s'apprêtait à remettre ça. Encore un peu et Aura serait à lui. La fine lame enfoncée dans le splendide fourreau l'obsédait. Il se ressaisit et, une fois son bol avalé avec une vigueur renouvelée, il sortit comme une tornade en direction de son spot d'entraînement. Asori lui avait donné carte blanche. L'objectif pour les trois Genins était de finir de développer leurs compétences pour le tournoi. Avoir des aptitudes presque utilisables, faute d'orientation des entraînements, serait une terrible erreur.
Cacaunoy peaufinait une puissante technique au sabre, se servant de clones d'Asori comme cibles mouvantes. Chiraku apprenait une seconde technique Suiton, qu'il devrait savoir utiliser en combo avec la première. Pour l'occasion, chacun s'entraînait seul, pour se préserver la surprise s'ils s'affrontaient lors du tournoi. L'idée avait beaucoup trop amusée la Mizu pour qu'elle ne les sépare pas. Elle croyait à la saine émulation de la rivalité, avait-elle prétendu. De son avis, Sarouh n'avait pas besoin de son aide pour ajouter deux cordes à son arc. Un peu de pratique suffirait. En outre son mentor avait relevé que la présence d'une certaine brune avait parfois un effet contre-productif sur le Tsumyo.
L'heure n'était pas à l'amélioration de leurs relations. Il s'était plié aux ordres. Si être seul au monde était une idée étouffante, le Genin aimait bien se retrouver avec lui-même. Il appréciait se perdre dans ses propres pensées, bien plus belles depuis quelques mois. D'un naturel rêveur et solitaire, l'introspection et la contemplation étaient nécessaires à son développement autant que l'amour des siens.
Sarouh jeta un œil au soleil. Milieu de matinée approximatif, lui répondit l'astre. Parfait, il avait le temps. Ce fut alors le début d'une inlassable répétition de mudras et de malaxage de Chakra. L'eau était un élément exigeant, dôté d'une inertie spéciale. A la fois volubile et insondable. Vive et amorphe. Placide et turbulente. La dualité systématique de cette affinité perturbait autant qu'elle séduisait le Tsumyo. S'il possédait également une capacité à utiliser le vent, il se sentait beaucoup plus proche de l'immense plateau liquide sur lequel il se trouvait.
Au bout d'une bonne heure, le Genin pantelant passa une main dans ses trop longs cheveux bleus désormais trempés de transpiration. L'effort avait été intense. Cependant, il arborait un large sourire satisfait. Le projectile qu'il était capable de créer était désormais bien plus puissant que ceux qu'il avait vu venant du Mizu, plusieurs mois auparavant. Il comblerait le retard.
Il s'étala de tout son long sur le bord du bassin , reprenant son souffle. Sarouh ressentait une certaine fierté au regard des progrès qu'il avait fait. Il terrasserait sans problème un Genin seulement sorti de l'Académie. Ça serait le minimum pour l'épreuve à venir, pensa-t-il. Il était temps de récupérer Aura. Si ses parents tenaient parole, et il n'en doutait pas, il aurait sa lame dès ce soir. Sans avoir le temps de s'y entraîner pour le tournoi, l'objet lui porterait chance.
Il se jeta sur ses pieds d'une puissante poussée des bras, qu'il encore été incapable d'effectuer avant de se prendre branlée sur branlée dans son entraînement avec la jolie épéiste. Penser à elle était inconfortable pour une raison qu'il ignorait. Il était sûr de passer à côté d'un élément important sans réussir à mettre le doigt dessus. Il secoua la tête avant de se mettre en marche… immédiatement interrompu par un nouvel arrivant.
— Alors, Tsumyo ? Tu pensais t'en tirer comme ça ?
Un frisson parcourut le Genin. Masiku venait de se montrer, avec toute sa bande d'une quinzaine d'ados qui entouraient précautionneusement Sarouh, ne laissant pas d'espace qui lui permettrait de fuir. Masiku lui-même représentait une toute nouvelle menace.
En-dehors de sa carrure qui s'était affûtée et de son probable entraînement des derniers mois, un autre souci apparaissait clairement au Genin pris au piège : les yeux d'habitude bleus délavés de l'Arabara avaient changé. L'iris formait désormais plusieurs cercles de couleurs qui tournaient dans des sens opposés, les couleurs changeant sans cesse au contact les une des autres. Ce dojutsu avait plusieurs noms et tout un tas de légendes reposaient sur ces cercles quasiment divins. Pour le moment, il ne représentait qu'une chose : le danger.
— Qu'est-ce que tu me veux, Masiku ? J'y peux rien si tu t'es fait rétamé par une illustre inconnue.
Il espérait au moins que le groupe se désolidariserait. Un ennemi en colère et déstabilisé était quand même plus simple à gérer qu'une meute de Genins suivant le même but. La provocation ne prit pas comme il l'entendait. À la place, l'Arabara lui présenta son meilleur sourire de requin.
— On a pas pu régler nos comptes la dernière fois. Et comme la vermine semble toujours se liguer pour échapper à son destin, j'ai décidé de vous rendre la pareille.
Inutile de lui préciser que passer de deux contre deux à quinze contre un était un peu disproportionné. Mais Sarouh sentait qu'il n'était pas là pour se prouver quoi que ce soit, ni même par vengeance. Le Genin voulait juste infliger de la souffrance.
La peur s'empara doucement du Tsumyo. Il était loin de tous, hurler ne servirait à rien. Il n'avait plus de Chakra, à peine la force de rentrer chez lui. Se battre n'était pas une option. De sa main gauche, il jeta un premier shuriken vers la tête de son adversaire, bien décidé à lui voler l'initiative. De l'autre il jeta un fumigène, avant de rapidement composer des mudras, profitant de la confusion.
Sortant du nuage de fumée à toute vitesse, il échappa à un premier coup d'un de ses adversaires qui guettait. Il fut arrêté par une salve de kunaïs qui le transformèrent en passoire… avant de disparaitre. Le vrai Sarouh pensait s'enfuir par les toits, mais fut intercepté d'une manchette par un Masiku goguenard. Sa ruse n'avait pas du tout fonctionné sur lui. Avant même que ses compères ne réagissent, il avait à la fois éliminé le clone et prit la trajectoire adéquate pour l'arrêter.
— Tu crois pouvoir les tromper comme ça ? Demanda-t-il doucement, désignant ses yeux du pouce. Il n'y a plus aucun univers où tu peux me vaincre. Tu ne peux pas t'enfuir, petit rat. Et je vais lentement graver cet état de fait dans ta chair.
Pris par la panique, le shinobi en herbes tenta de lui envoyer un crochet du droit, mais sa fatigue rendait ses mouvements lents, prévisibles et grossiers. Son adversaire lui retourna le bras, manquant de lui briser l'épaule et le fit chuter face contre terre. Il jubilait, chaque fibre de son être n'attendait que de pouvoir infliger au centuple la douleur qu'avait ressenti son très fragile ego.
Pour cela, il allait prendre son temps. Accentuant la pression, il arracha un hurlement de douleur au Tsumyo. Même ses camarades semblaient douter. On leur avait vendu un petit passage à tabac pour montrer qui était le patron, pas d'assister à un massacre.
L'Arabara sortit un kunaï, manifestement prêt à s'en servir sur sa victime déjà au sol. Pressentant une vision cauchemardesque, ils eurent soudain la conviction qu'il allait le tuer. Ne réussissant pas à prendre de décision, ils fuirent. Ils n'avaient rien vu, ne voulaient pas de problème. Aucun n'irait braver la folie maintenant bien visible dans les prunelles multicolores de leur leader du jour. Ce n'était qu'un Tsumyo.
La douleur parcourait le bras de Sarouh qui peinait à comprendre ce qui lui arrivait. Comment il en était arrivé là ? Il hurla lorsque Masiku lui brisa le bras dans un craquement atroce.
— Tu aimes ? Reste à ta place, ajouta-il en lui claquant la tête contre le toit de bois, si fort qu'il manqua de lui casser le nez.
Le déferlement de haine et de souffrances paralysait la victime. Ils faisaient partie du même Village, avaient passé toute leur vie ensemble, alors pourquoi ?
Le Masiku le retourna en tirant d'un coup sec sur son bras déjà fracturé, lui arrachant un autre hurlement. Lorsqu'il lut la confusion, la douleur et la peur dans le regard du Genin aux cheveux bleus, sa joie malsaine enfla démesurément.
— C'est exactement ça, petite merde. On ne fait pas partie du même monde. Les gens comme toi sont supposés être exactement à ta place, suppliant les puissants de bien vouloir leur accorder une misérable existence. Et tu sais quoi ? Je …
Il se pencha pour chuchoter, comme un secret, à l'oreille du Genin.
—...Ne te l'accorde pas.
Il lui planta un kunaï à travers la main, le clouant au toit. Il reproduisit le scénario avec son autre bras. Sarouh hurlait maintenant en continu, sa voix partant dans le suraiguë sous l'effet de la douleur. Se débattre ne faisait que remuer l'acier dans sa propre chair. Ce n'était que le début, promettait le regard de Masiku. Tout ce à quoi le Genin pensait, était qu'il ne voulait pas mourir. De longues secondes s'étirèrent alors qu'il se vidait lentement de son sang.
Le jeune Arabara continuait son œuvre macabre, enfonçant des longues d'aiguilles métalliques dans son ventre, évitant tous les points vitaux avec une science malade qui confinait au génie. Sarouh finit par se taire, incapable de produire le moindre son supplémentaire, l'anémie l'amenant au bord de l'inconscience.
Il revit Asori, Cacaunoy et ses parents. Puis Chiraku. Suivi d'une dernière image : celle du buste éclaté de son cauchemar. Tout ça pour ça ? La douleur dépassant l'imaginable, le Genin tomba finalement dans un abysse rassurant, anesthésiant ses sens. La mort, ce n'était peut être pas si mal...
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