CH05

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L’Étoile Cendré jaillit de l’hyperespace dans un éclat silencieux, son profil usé s’immobilisant dans l’orbite surchargée de Nova-8. Devant Seth Karran, à travers les vitres filtrantes du cockpit, la station déployait ses excroissances comme un organisme vivant, tentaculaire, affamé. Une fleur noire d’acier et de verre, dont les pétales métalliques — docks, tours, cheminées, corridors — s’ouvraient pour aspirer les flux constants de trafics spatiaux.

Des centaines de vaisseaux gravitaient autour de la station comme des insectes attirés par une lumière toxique. Cargo-liners, yachts privés blindés, patrouilleurs d’escorte, navettes diplomatiques : tous suivaient un ballet orbital synchronisé avec une efficacité presque organique. Il y avait dans cette chorégraphie une beauté froide, presque inquiétante.

— Etoile Cendré, ici Nova-8. Bienvenue. Identité confirmée : Seth Karran. Veuillez indiquer le nombre de personnes à bord pour facturation de l’oxygène.

La voix mécanique rompit le silence avec la courtoisie clinique d’un automate bien dressé. Aucune chaleur. Juste les mots calibrés d’un système qui ne dort jamais.

Seth pinça l’arête de son nez.

— Une seule. Moi. L’autre est en stase médicale, il ne consomme rien. Pas même une molécule d’air.

Un silence suivi de plusieurs bips d’analyse.

— Deux formes de vie détectées à bord. Oxygène pour deux activé. Facturation du hangar enclenchée. Temps de stationnement limité à cinq cycles.

Il fronça les sourcils, tapota quelques lignes sur son terminal, incrédule.

— Sérieusement ? Elle est sous scellé cryo. Pas un soupir, pas un battement.

— Le protocole V-Tau 11.5 stipule que toute présence biologique détectée, quelle que soit sa condition métabolique, est facturable. Vous pouvez déposer une réclamation en ligne via le portail de notre station. Temps estimé de traitement : 9 à 14 cycles. Crédits non garantis. Frais de dossier applicables. Merci de votre compréhension.

Seth laissa retomber sa tête contre le dossier du fauteuil dans un soupir écoeuré.
— Évidemment…

Il coupa le canal. L’affichage des crédits prélevés s’alluma en coin de son interface, brutal comme une amende sur le pare-brise d’un vaisseau déjà à l’agonie.

— Les Technomorphes… pires capitalistes de l’univers, marmonna-t-il. Te font payer l’air d’un glaçon et t’offrent la paperasse en prime.

Il savait déjà qu’il n’irait pas réclamer. Le système était fait pour que ceux qui tiennent à leurs crédits en perdent dix fois plus en formulaires et délais. Et pour une somme aussi dérisoire, le racket devenait presque une tradition.

Mais ça ne rendait pas l’arnaque moins amère.

Charly se manifesta dans son oreille par un souffle discret. Interface réveillée, regard branché sur la réalité à travers les yeux de Seth.

— Tu veux que je filtre les hologrammes intrusifs ? Ou tu préfères savourer l’expérience immersive ?

— Laisse-les venir. J’ai besoin d’un rappel de pourquoi je déteste cet endroit.

Guidant manuellement l’Étoile Cendré vers le hangar 47-B, Seth passa sous un tunnel saturé de publicités holographiques, projetées en plein champ de vision : injections neuronales promotionnelles, implants émotionnels à prix cassé, abonnements à des paradis virtuels sur mesure. Chaque centimètre d’espace libre semblait vendre quelque chose — jusqu’au silence.

Nova-8 n’était pas une simple station : c’était un écosystème parasitaire. Une cathédrale du consumérisme. Les Technomorphes l’avaient conçue comme une machine à broyer les besoins et à monnayer les espoirs.

L’Étoile Cendré se posa dans un chuintement métallique. Seth coupa les moteurs, et laissa le silence retomber — ou du moins, ce qu’il en restait. Le grésillement des systèmes, le cliquetis des ventilateurs, la respiration douce de la stase.

Il jeta un dernier regard vers la capsule de Finn, puis vers le Frelon toujours accroché comme un parasite rouge sur la coque noircie de son vaisseau.

— Allez, gamin. Dernière escale.

Il enfila son manteau, arma le verrou des sas, puis s'arrêta une seconde devant le panneau de commande.

— Charly, mode interne.

— Compression des sorties audio externes. Seuil de discrétion maximum. Tu veux que je reste muet ou simplement plus subtil ?

— Juste moins bavard. Et garde les yeux ouverts.

— Comme toujours.

Un léger picotement au creux de sa nuque confirma le basculement du relais. Désormais, seul Seth pouvait entendre Charly — plus de projections, plus de voix flottantes. Une simple présence invisible, tapie entre ses pensées. Cela lui allait.

Il inspira profondément, puis descendit.

Le hangar 47-B, vaste nef industrielle aux lumières crues, puait le métal chaud et la désinfection synthétique. Deux silhouettes l’attendaient déjà : agents technomorphes, aussi rigides que les bornes d’amarrage, bardés de câblages apparents et d’écrans publicitaires animés sur le torse. Leurs identifiants tournoyaient au-dessus de leur tête, clignotants comme des balises de détresse dans un océan de vide réglementaire.

L’un d’eux s’avança, scanna Finn d’un rayon rétinien. Un bip. Confirmation. Le protocole s’enclencha sans une once d’émotion.

— Finn-la-Poisse. Capturé et remis. Crédit réduit selon révision contractuelle.

— C’est noté, grogna Seth.

Il désigna d’un geste le Frelon :

— Rachat possible ?

Analyse. Temps de latence. Réponse :

— Rejeté. Modèle non identifié sur les marchés. Évaluation : impossible.

Seth grimaça. L’agent, imperturbable, lui tendit un bon d’hologramme clignotant :

— Vous êtes éligible à une remise de 15 % sur la consommation d’air. Offre valable après 1 500 unités dépensées.

Seth le prit sans le regarder.

— Génial. Une ristourne sur le droit de respirer. Ils pensent à tout.

Les agents restèrent inertes, statues câblées, interfaces battant comme des paupières sans âme.
Finn, toujours englué dans son cocon de stase, fut emporté sans cérémonie dans une capsule d’extraction. Les portes se refermèrent dans un souffle hermétique, avalant le peu qu’il restait de la traque.

Seth resta un moment figé, seul entre son vaisseau noir et la tache rouge de l’échec. Le Frelon, toujours accroché au flanc de l’Étoile Cendré, évoquait une balafre mal refermée. Un trophée inutile, hissé trop haut, trop vite.

Il leva les yeux vers la capsule qui disparaissait dans le conduit magnétique, et souffla :

— Au revoir, gamin. La prochaine fois, sois plus malin.

Il porta deux doigts à sa tempe, traça un arc de cercle paresseux en l’air — un salut à mi-chemin entre le militaire blasé et le détective fatigué d’un vieux polar — puis se détourna sans un mot de plus.

Dans son oreille, Charly rompit le silence :

— Statistiquement, il y a peu de chances de recroiser sa trajectoire.

Seth esquissa un sourire sans joie.

— Un gamin pareil… tu pourrais être surpris, Charly.

Le hangar continuait d’avaler et de recracher les vaisseaux dans une routine froide, métabolique.
Pas un regard pour les cargaisons humaines.
Pas même pour ce qu’elles laissaient derrière.

Seth jeta un dernier coup d’œil à l’Étoile Cendré, au Frelon sanglé contre sa coque. Puis il tourna les talons.

— Nova-8… station des opportunités, hein…

Sa voix se perdit dans le vrombissement des treuils et la respiration sourde des turbines.
Il monta dans une capsule de transfert. Les portes se refermèrent dans un souffle aseptisé. Une musique d’attente s’éleva, dissonante, synthétique, sans mélodie ni mémoire.
Le trajet commença.

À travers les vitres dépolies, Nova-8 s’étalait comme une vision fébrile — une ville-monde malade de ses propres promesses.

Seth suivit du regard les spires d’habitat torsadées, les foules en lévitation guidée, les sanctuaires publicitaires qui psalmodiaient leurs slogans recyclés : « Redéfinissez votre ADN. » « Supprimez votre passé. » « Possédez l’instant. »

Il crut reconnaître l’un des dômes — une ancienne zone de jeu transformée en temple de reprogrammation émotionnelle. Un contrat foireux, quelques années plus tôt. Ça sentait le gaz anesthésiant et les souvenirs trop neufs.

Aujourd’hui, des vapeurs irisées s’en échappaient, comme si la station transpirait ses illusions, incapable de les digérer.

Il détourna les yeux. Nova-8 était toujours là. Plus vivante que certains mondes. Et pourtant, toujours morte à l’intérieur.

Une odeur douce, vaguement sucrée, flotta dans l’air recyclé de la capsule. Masquant l’acidité de l’environnement — ou peut-être celle du reste.

Seth fronça les narines.

— Toujours aussi subtils, murmura-t-il.

— Tu l’as déjà dit. Statistiquement, c’est un tic verbal. Tu veux que je le neutralise ?

— Non. Garde-le. Ça me rappelle que je suis encore vivant.

— Destination ?

— Le Sillage de l’Ombre.

— Enclenché. Silence analytique.

Charly se tut.
Seth s’enfonça dans le siège, les paupières mi-closes, le regard brouillé par le défilement des lumières. Il avait traversé des guerres, fouillé des ruines, enterré des mondes morts. Mais ici, rien ne mourait jamais.
Nova-8 recyclait tout. Même le désespoir.

Il attendit que la bête de verre et de câbles le digère.

Qu’elle le transforme.

Puis le recrache quelque part dans ses entrailles clignotantes.

Dans un bar où les questions coûtaient plus cher que les verres.

Et où les réponses, souvent, n’étaient plus en stock.

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