Chapitre 1

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Je suis né du fracas des outils et du grondement de la Garonne. Avant que je ne prenne forme, je n’étais qu’un rêve, une idée, un projet qui traversait les esprits des hommes depuis des décennies. La Garonne, capricieuse et puissante, séparait Toulouse, et ses crues rendaient la traversée périlleuse. Alors ils ont décidé de me bâtir, moi, un pont qui ne céderait pas, un pont solide, capable de résister aux colères de l’eau.

Je me souviens des premiers coups de pioche comme si c’était hier. Nous étions au milieu du XVIe siècle, et la ville bourdonnait de discussions : “Il nous faut un pont durable !” disaient les marchands, fatigués de perdre des cargaisons à cause des vieilles passerelles de bois que la rivière emportait. Les capitouls, fiers représentants de Toulouse, avaient donné leur accord : ils voulaient marquer la ville d’un ouvrage grandiose.

Les ouvriers arrivaient chaque matin, les visages tannés par le soleil ou pâlis par la fatigue. Certains venaient de loin, attirés par le travail. J’entendais leurs chants, leurs rires, parfois leurs disputes. Ils maniaient la pierre avec une précision admirable, comme s’ils savaient qu’ils construisaient non seulement un pont, mais une œuvre qui leur survivrait. Et moi, j’écoutais, j’apprenais. Chaque bloc de brique, chaque pierre blanche venue des carrières de la région, s’ajustait à ma future silhouette.

La Garonne, elle, ne facilitait pas leur tâche. Elle grondait, elle s’élevait, elle emportait les échafaudages dans ses crues soudaines. Plusieurs fois, les hommes durent recommencer. Certains perdirent la vie, engloutis par les flots, et je les porte encore en mémoire. J’ai été façonné dans la douleur et le sacrifice, comme beaucoup de grandes choses humaines.

Peu à peu, mes arches se dressèrent. Large, massif, je devais inspirer confiance. On m’avait voulu différent des autres ponts de l’époque : mes piles étaient percées d’ouvertures, de grandes “œils” laissant passer l’eau. C’était là mon secret, mon armure contre la Garonne. Les ingénieurs avaient compris que, pour me faire survivre, il fallait accepter la force de la rivière, la laisser filer à travers moi, plutôt que de lui résister de plein fouet.

Je voyais la ville évoluer autour de moi. Toulouse grandissait, bruissait de vie. Les cloches des églises rythmaient les journées, les marchés embaumaient d’herbes, de fromages, de viandes fumantes. Les enfants s’arrêtaient sur les rives, levant les yeux vers moi avec émerveillement : “Regarde, le grand pont !” disaient-ils à leurs mères. Je devenais un repère, un symbole en train de naître.

Les années passèrent, et enfin, en 1632, je fus achevé. Je n’étais plus seulement un chantier, j’étais un être entier. Mon corps de pierre reliait les deux rives, et j’entendais déjà le martèlement des sabots, le roulement des charrettes, le pas pressé des piétons. Tous avaient besoin de moi. J’étais devenu une artère de la ville, une promesse de sécurité et de solidité.

J’aimais écouter les conversations des passants. Certains traversaient en silence, d’autres riaient, d’autres se disputaient. Je devenais témoin de leurs vies sans jamais intervenir, spectateur immobile d’une humanité en perpétuel mouvement. Les amoureux se retrouvaient parfois au milieu de mon dos, chuchotant des promesses à l’abri du tumulte. Les marchands passaient, chargés de leurs produits, criant leurs prix pour attirer les chalands. Les mendiants, eux, trouvaient parfois refuge à mes extrémités, quémandant une pièce ou un morceau de pain.

La nuit, je goûtais au silence. La Garonne miroitait sous la lune, et je contemplais le ciel, vaste et changeant. J’appris vite que, bien que je sois fait de pierre, j’étais vivant. Mon âme était dans les voix que j’entendais, dans le frôlement des pas, dans les vibrations de la ville qui m’animait.

Mais la Garonne ne m’oubliait pas. Plusieurs fois encore, elle monta, furieuse. Ses flots se cognèrent contre mes piles, rugissant, comme pour me tester. Je résistai. Mes arches laissèrent passer les eaux, et je tins bon. Les Toulousains vinrent me voir après chaque crue, inquiets, et soufflèrent de soulagement en constatant que j’étais encore debout. Je sentais leur fierté, leur gratitude, comme si j’étais devenu l’un des leurs, un habitant de pierre de la ville.

Je savais pourtant que ma vie ne serait pas paisible. J’avais été construit pour durer, et pour durer, il me faudrait endurer. J’allais voir des siècles défiler, des générations passer, des guerres éclater, des fêtes illuminer la ville, des drames bouleverser les habitants. Et je resterais là, immuable, témoin de tout, confident silencieux de l’Histoire.

Ainsi commencèrent mes jours. Une naissance longue et douloureuse, mais glorieuse. Dès mes premières années, j’appris que je n’étais pas qu’un amas de pierres et de briques. J’étais un lien. Un trait d’union entre deux rives, entre deux mondes. J’étais le Pont-Neuf de Toulouse. Et mon récit ne faisait que commencer.

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